IL Y A QUELQUES TEMPS, EN ANGLETERRE, on a mené une enquête parmi des milliers de parents d’enfants entre cinq et quinze ans. Les parents anglais (comme certainement les parents italiens) ne savent pas jouer avec leurs enfants : ils s’asseyent à côté d’eux devant un jeu vidéo, se taisent et s’ennuient profondément. Lorsqu’ils sont interrogés, ils ont toujours une excuse toute prête : ils n’ont pas le temps, ils souffrent de stress (mot horrible), ils sont préoccupés par la crise économique, par la guerre en Afghanistan, par les prochaines vacances en Italie, par la santé de leur mère, par les prochaines élections politiques, par une partie de bridge avec un cousin ; et s’ils ont plus d’un enfant, ils les accusent d’être incapables de jouer ensemble parce qu’ils se disputent sans cesse. Et naturellement, quoi qu’il arrive, c’est toujours la faute de la société.
L’enquête anglaise révèle une vérité terrible. Bien qu’ils se proclament intelligents et en progrès, les hommes des années 2010 ont perdu ce que Goethe appelait « la nature originale » et Leopardi « le premier homme ». Ils ont tué leur âme d’enfant, qui pourtant devrait les accompagner jusqu’à la mort. A peine l’enfance meurt ou s’épuise, l’imagination s’éteint, tout comme le cœur, l’intelligence, l’intuition psychologique, la fantaisie, le jeu, l’excentricité, la solitude, la tendresse, le divertissement. Nous devenons des spectres lents et ennuyeux. Nous n’avons plus ni amour ni amitié. Nous n’arrivons plus à respirer. Un ciel lugubre, plombé et suffoquant, plane sur notre tête, et jette des éclairs de ténèbres sur toutes les occasions de notre existence. On ne voit pas pour quelle raison nous devons continuer à vivre, tant nous avons perdu le sens et la lumière de la vie.
Ce n’est que si nous restons dans une certaine mesure des enfants que nous continuons à comprendre l’enfance : que c’est un des plus grands dons de l’existence. Parce que là, dans ces rires et dans ces larmes, dans ces rougeurs, dans ces paroles et affirmations impossibles, se cache quelque chose qui n’appartient pas à l’« ici » : dans tout cela souffle un autre temps, un autre espace, une autre musique. Et si nous ne réussissons pas à recueillir ce souffle, nous sommes des créatures diminuées.
Nous devons donc multiplier nos rapports avec les enfants. Par exemple leur lire Pinocchio, l’Iliade, Alice au pays des merveilles, l’histoire de l’éléphant dans le fleuve et les Fables italiennes de Calvino : voilà que notre fils nous fixe, effrayé et amusé ; que nous suivons sur son visage l’aspect inconnu que prend en lui le livre que nous connaissons. Pendant qu’il écoute, l’enfant reflète en lui le père et la mère : il les fait revivre en lui ; il est heureux d’être en affinité avec eux. Il n’existe peut-être pas de moment où le père et la mère sont aussi proches de leur fils.
La lecture est finie. L’enfant s’enfuit, commence à escalader un arbre ou à creuser un trou, comme s’il voulait écarter de lui-même, d’un geste, le poids des choses qu’il vient d’entendre. Durant toute la journée, elles n’émergent plus, et il semble que toute trace d’elles se soit perdue. Mais il y a des instants révélateurs. Avant de dormir ou après avoir dormi, quand l’enfant paraît abandonné à lui-même, lors de certains longs monologues et bavardages où son expérience est reprise et ré-épiloguée, les noms des livres retournent sur ses lèvres : l’éléphant se baigne de nouveau dans le fleuve, Patrocle est pleuré par son frère élu, Pinocchio vole sur les ailes du grand pigeon, Alice traverse le miroir, les cinq Italiens aventureux accomplissent leur voyage picaresque vers Paris. Tout a été adapté, transformé et assimilé, au point de devenir méconnaissable : les commentaires d’exploration apportés par le père et la mère l’ont pénétré pour former un destin qui se tisse, obscur et insondable, auprès d’eux.
La forme narrative que l’enfant préfère est simple et concentrée : elle tend à la répétition, à la stylisation, au jeu géométrique, comme les structures linéaires et ternaires de la fable. Mais attention de ne pas supposer qu’il aime la simplicité et l’évidence des contenus ! Il veut connaître ce que sont le bien et le mal, le père et la mère ; ce que sont l’héroïsme, la lâcheté, la rapidité, la naissance, la mort, la chute, la protection et l’aventure : quels sont les rapports qui font tenir ensemble les nombreuses faces du monde ; et il cherche en vain à comprendre le chiffre et le temps. A quoi lui serviraient donc les récits sans fond et sans mystère ? Les livres qu’il continue à demander à son lecteur adulte sont les grandes histoires symboliques, qui représentent et entremêlent les destins humains, comme par exemple l’Iliade et l’Odyssée, Cendrillon, La Belle et la Bête, Robinson Crusoé, Pinocchio : des livres simples, linéaires et parfois naïfs en surface, mais compliqués, aux nombreux sens, et presque ésotériques en leur fond ; des livres qui nous suggèrent des centaines d’interprétations diverses, toutes aussi vraies les unes que les autres. Le fait qu’il ne saisisse sur le moment qu’une petite part de leurs significations n’a aucune espèce d’importance. S’il laisse se déposer ces histoires dans son esprit, si, en grandissant, il continue à les consulter et à les écouter en lui-même comme il les a d’abord écoutés de la bouche des autres, il finira par comprendre pour quelle raison il est en même temps Achille et Ulysse, Cendrillon et Robinson, la Bête moribonde et la marionnette de bois jamais née.
Entre le père, la mère et le fils tout peut devenir jeu, parce que l’esprit de l’enfance s’empare tout. Et rien n’enseigne plus que les jeux. Un de ceux-ci, par exemple, est le résumé. Le père et la mère lisent au fils une histoire ; et le fils la résume par écrit. L’enfant apprend par là à concentrer ce qui est diffus : à dire avec des paroles simples ce qui a été dit avec des paroles admirables : à insinuer ses pensées entre celles d’Homère et de Collodi ; à faire le portrait d’Achille ou de la Fée aux chapeaux bleus foncés. Cet exercice est certes souvent négligé dans les écoles italiennes : mais il n’existe pourtant aucun exercice qui enseigne mieux l’art de raconter, et de s’exprimer dans un langage propre et précis.
Et il y a aussi le jeu des jeux : le jeu des billes sur la plage. Il n’y a rien de plus amusant : rien qui suscite aussi bien l’habilité, l’émulation, la vanité, l’astuce, l’adresse. En premier lieu, il faut mouiller le sable avec l’eau de mer et le rendre compact : puis construire la piste, tantôt large tantôt étroite, avec de très grandes courbes, des ponts, des montées, des trous à franchir d’un bond et des pièges perfides. Enfin, allongé sur le sable, il faut pousser la bille d’un coup sec du majeur d’abord appuyé sur le pouce, le tout avec la bonne force. Et c’est encore mieux s’il y a des enfants d’autres familles. Et il ne faut pas oublier une chose. Les enfants doivent presque toujours gagner : on n’a pas le droit de leur enlever cet immense plaisir. Quelques injustices peuvent certes être tolérées. Mais, parfois, la bille du père ou de la mère doit arriver en premier. Voilà comment les choses se passent dans la réalité, où ce sont les grands qui gagnent ; et bien que les jeux appartiennent au règne de l’imagination, ils doivent toujours éveiller, ne serait-ce que de manière lointaine, un écho du monde réel dans l’oreille de l’enfant.
Pietro Citati, Elogio del pomodoro, Mondadori, 2011, p. 43-46, traduction Camille Semenzato.
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