« POUR CELUI QUI EST PUR, TOUT EST PUR ; la vie est dâune puretĂ© sans borne » â voilĂ comment parle le peuple. Mais moi, je parle un autre langage. Moi, je dis : pour les porcs qui se vautrent dans la saletĂ©, tout, Ă la longue, devient une immense porcherie !
VoilĂ la raison pour laquelle les doux rĂȘveurs ou exaltĂ©s qui avancent tĂȘte baissĂ©e en direction de lâidĂ©al, et dont le cĆur tire finalement lui aussi vers le bas â tant leur idĂ©al est inatteignable, et tant ils sont entourĂ©s dâimpuretĂ©s â, sont convaincus que « le monde entier est un monstre dâordures, un immense et dangereux cloaque ».
Mais ces gens, bien quâils visent la puretĂ© et ne voient autour dâeux quâimpuretĂ©, sont des esprits malpropres. Parmi eux, les pires sont ceux qui ne se contentent pas de pester de temps en temps contre la saletĂ© du monde qui les entoure, mais qui nâont de cesse de sâen plaindre ; qui ne trouvent leur repos quâaprĂšs avoir abstrait du monde ici et maintenant ce qui leur dĂ©plaĂźt, ce qui les dĂ©goĂ»te, et par suite avoir dĂ©couvert un autre monde, tout pur, parfaitement idĂ©al, derriĂšre celui-ci : les gens des arriĂšre-mondes !
Vous savez ce que je leur lance Ă la figure, Ă ces gens, que ça leur plaise ou non, que ça froisse ou non leurs oreilles ? Que sâil y a bien un point sur lequel le monde ressemble Ă lâhomme, câest sur le fait quâil a un derriĂšre : non pas un arriĂšre-monde, abstrait, idĂ©al, mais un arriĂšre-train, avec tout ce que ça implique comme saletĂ© qui en sort. Ah, câest tellement vrai !
Oui, il y a beaucoup dâordures, beaucoup de saletĂ©s dans le monde : câest tellement vrai ! Mais ça ne revient toutefois pas Ă dire que le monde entier est un monstre dâordures et un immense et dangereux cloaque ! Loin de lĂ Â !
Vous lâavez compris : il est sage de ne pas faire croire que tout est pur, mais de dire ouvertement quâil y a beaucoup de saletĂ©s, beaucoup de choses dĂ©goĂ»tantes qui sentent mauvais dans le monde. Parce que le dĂ©goĂ»t est trĂšs utile, il donne des ailes, des forces qui permettent de deviner de nouvelles sources permettant de nouvelles crĂ©ations, jusquâaux plus belles !
Mais quâon se dĂ©trompe : mĂȘme ce quâon considĂšre comme le plus beau, le plus rĂ©ussi, le meilleur, a encore en lui quelque chose de sale et de dĂ©goĂ»tant. MĂȘme le meilleur est encore quelque chose qui doit ĂȘtre dĂ©passĂ©, surmontĂ©.
Ă mes frĂšres, vous le voyez bien : il y a beaucoup de sagesse Ă dire quâil y a beaucoup dâordures dans le monde ! Le dire revient Ă affirmer lâici et maintenant tel quâil est et Ă se mettre en route vers son dĂ©passement ! Non pas en direction dâun monde idĂ©al abstrait, mais vers la maximisation de ses possibilitĂ©s concrĂštes.
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Traduction littérale
« Au pur tout est pur » â voilĂ comment parle le peuple. Mais moi je vous dis : Ă celui qui est de lâordre du porc tout devient porc !
Câest pourquoi les rĂȘveurs et ceux qui laissent tomber la tĂȘte et dont le cĆur tire aussi vers le bas prĂȘchent : « Le monde lui-mĂȘme est un monstre dâordure ».
Car tous ceux lĂ sont des esprits malpropres ; mais surtout ceux qui nâont de trĂȘve ni de repos, ne serait-ce de voir le monde de derriĂšre, â les gens des arriĂšre-mondes !
A ceux-lĂ , je leur dis en plein visage, mĂȘme si ça ne sonne pas de maniĂšre aimable : le monde ressemble Ă lâhomme en ce quâil a un derriĂšre, â autant est vrai.
Il y a beaucoup dâordure dans le monde : autant est vrai ! Mais le monde nâest pas pour autant lui-mĂȘme un monstre dâordure !
Il y a de la sagesse Ă dire quâil y a beaucoup de choses qui sentent mauvais dans le monde : le dĂ©goĂ»t lui-mĂȘme donne des ailes et des forces qui devinent les sources !
Le meilleur a encore quelque chose de dĂ©goĂ»tant ; et le meilleur est encore quelque chose qui doit ĂȘtre surmontĂ©. â
Ă mes frĂšres, il y a beaucoup de sagesse Ă dire quâil y a beaucoup de fange dans le monde ! â
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Il sâagit ci-dessus de la partie 14 (sur 30) du douziĂšme chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.