VOICI CE QUE DISENT LES PIEUSES PERSONNES, les gens des arrière-mondes, qui se réfugient dans le monde idéal, abstrait, pour mieux se détourner du monde ici-bas. Si je le sais, c’est que je les ai entendu parler à leur conscience. En vérité, je les ai entendu parler comme ça, sans la moindre intention de malice ou de fausseté, – alors même qu’il n’y a rien de plus faux ni de pire au monde :
« Laisse-donc le monde être le monde ! », se disent-ils quand ils se voient poussés à transformer et améliorer comme le fait la plupart le monde qui les entoure et leur déplaît. « Laisse-le être comme il est ! N’essaie surtout pas de le changer, ne lève pas le moindre doigt contre lui ! »
Ou encore, dans une situation de violence entre deux personnes : « Quoi ? Quelqu’un veut Ă©trangler, embrocher, taillader et Ă©corcher son prochain ? LĂ non plus, ne lève pas le moindre doigt contre lui ! Laisse-le faire ! N’essaie surtout pas de l’en empĂŞcher : c’est exactement ce genre de volontĂ© qui pousse celui qui en est le tĂ©moin Ă renoncer au monde, Ă apprendre Ă y renoncer. Et n’est-ce pas lĂ le but : de renoncer au monde ici-bas, de lui dire une fois pour toute « non » – et de dire dĂ©finitivement « oui » au monde au-delĂ Â ? » VoilĂ ce que se disent ces passifs et idĂ©alistes calomniateurs du monde.
Ou encore, Ă propos de leur propre intelligence naturelle : « Et ta propre raison, ta propre raison naturelle, ta pulsion raisonnable, comme on peut l’appeler aussi, tu dois toi-mĂŞme la prendre Ă la gorge et l’étrangler ; car c’est une raison basse, terre Ă terre, vile, qui n’a rien Ă voir avec la raison comme facultĂ© de penser les idĂ©es suprasensibles – la seule raison qui vaille quelque chose et qu’il convient de cultiver. Tu le sais mieux que personne : cette raison naturelle, elle aussi doit te pousser Ă renoncer au monde, t’apprendre Ă le faire. »
Allez, ô mes frères, on a trop entendu de telles paroles : brisez les vieilles tables des valeurs ! Brisez-moi les vieilles tables des valeurs des hommes pieux, des passifs fanatiques de l’idéal ! Broyez les paroles des calomniateurs du monde et libérez une fois pour toutes la terre des chaînes rationnelles-morales qui l’étouffent !
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Traduction littérale
J’ai entendu de pieuses personnes des arrière-mondes dire de tels propos à leur conscience, et en vérité, sans intention de malice et fausseté, – encore qu’au monde il n’y a rien de plus faux dans le monde, ni de pire.
« Laisse-donc le monde être le monde ! Ne lève pas même un doigt contre lui ! »
« Laisse celui qui le veut étrangler et embrocher et tailler et écorcher les gens ; là non plus, ne lève pas même un doigt contre lui ! Par là ils apprennent encore à renoncer au monde. »
« Et ta propre raison – tu dois la prendre toi-même à la gorge et l’étrangler ; car c’est une raison de ce monde, – par là tu apprends toi-même à renoncer au monde. » –
– Brisez, brisez-moi, ô mes frères, ces vieilles tables des hommes pieux. Broyez-moi les paroles des calomniateurs du monde !
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Il s’agit ci-dessus de la partie 15 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.
Il est donc nĂ©cessaire d’agir : mais comment? Dans quel sens – pour ne pas faire plus de mal encore? En suivant sa propre « pulsion raisonnable », c’est-Ă -dire, comme je le comprends moi, ce par quoi on se sent appelĂ© et gouvernĂ©?
Dans le sens de la phusis, ou musicalitĂ© de toute chose. En suivant sa propre pulsion raisonnable, naturelle, enfantine – et en Ă©vitant Ă tout prix de se laisser glisser du cĂ´tĂ© de la pulsion rationnelle idĂ©aliste-morale. Tout l’enjeu est de savoir distinguer l’une de l’autre – et de parvenir Ă favoriser l’une en surmontant l’autre.