Ă MES FRĂRES, IL Y A DEUX TYPES DE TABLES de valeurs qui façonnent nos esprits : celles créées par la fatigue et celles créées par la paresse qui fait tout pourrir. Bien quâelles se disent diffĂ©rentes et veulent ĂȘtre entendues diffĂ©remment, elles sont au fond les mĂȘmes : les secondes ne sont que des reprises vides des premiĂšres. Laissez-moi vous les prĂ©senter Ă lâaide dâun exemple.
Regardez cet homme, lĂ Â : il a tant travaillĂ© Ă crĂ©er des tables de valeurs quâil est en train de mourir dâĂ©puisement ! Il a beau ĂȘtre tout prĂšs de parvenir Ă rĂ©aliser son but qui est de crĂ©er un ensemble idĂ©al de tables de valeurs, il nâa pas rĂ©ussi Ă boucler la boucle ; de fatigue il sâest couchĂ© lĂ avec entĂȘtement dans la poussiĂšre. Regardez, il nâen peut plus, ce brave !
De fatigue il baille face au chemin qui sâavance toujours et encore devant lui, face Ă la terre quâil nâarrive pas Ă intĂ©grer dans son systĂšme, face au but quâil nâest pas parvenu Ă rĂ©aliser, et aussi face Ă lui-mĂȘme qui nâa pas Ă©tĂ© Ă la hauteur de ses espĂ©rances. Il ne veut et ne peut pas faire le moindre pas de plus. Il est Ă©puisĂ©, ce brave hĂ©ros !
Maintenant le soleil brĂ»le sur lui, et des chiens viennent lĂ©cher le sel de sa sueur. Mais il reste couchĂ© lĂ sans broncher, dans sa fatigue et son entĂȘtement ; il prĂ©fĂšre mourir dâĂ©puisement que de tenter de se relever pour continuer son chemin et accomplir sa tĂąche.
Quel dommage : mourir dâĂ©puisement Ă deux pas de son but ! En vĂ©ritĂ©, si vous voulez lâaider Ă atteindre son but, son ciel, câest par les cheveux que vous devrez le tirer pour le faire continuer Ă avancer, ce hĂ©ros !
Mieux vaut encore que vous le laissiez couchĂ© lĂ oĂč il est, et que le sommeil, ce doux consolateur, vienne le prendre et faire office de frĂ©missante pluie rafraichissante.
Laissez-le couchĂ© lĂ jusquâĂ ce quâil se rĂ©veille de lui-mĂȘme ! JusquâĂ ce quâil rĂ©voque de lui-mĂȘme toute fatigue et tout ce que la fatigue a appris de lui, Ă savoir combien il Ă©tait faible ! JusquâĂ ce quâil se refasse et reprenne lui-mĂȘme son chemin !
La seule chose que vous pouvez faire pour lui, mes frĂšres, câest chassez les chiens, les furtifs paresseux et toute la racaille des exaltĂ©s qui forment la communautĂ© des « cultivĂ©s ». Eux qui, bien quâils se disent crĂ©ateurs de valeurs, ne font que lĂ©cher le sel des hĂ©ros et crĂ©er de nouvelles tables sans faire le moindre effort.
Oui, chassez du hĂ©ros Ă©puisĂ© toute la racaille des exaltĂ©s, tous les ĂȘtre superficiels, tous les Ă©rudits, tous les « cultivĂ©s » qui se rĂ©galent Ă la sueur de chaque hĂ©ros, qui prĂ©fĂšrent se nourrir et se gausser des fruits de leur travail hĂ©roĂŻque inaccompli plutĂŽt que de se mettre eux-mĂȘmes au travail !
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Traduction littérale
Ă mes frĂšres, il y a des tables créées par la fatigue et des tables créées par la paresse, la paresse qui fait pourrir : bien quâelles disent le mĂȘme, elles veulent ĂȘtre entendues diffĂ©remment. â
Voyez lĂ cet homme en train de mourir dâĂ©puisement ! Il nâest plus quâĂ deux pas de son but, mais de fatigue il sâest couchĂ© lĂ avec entĂȘtement dans la poussiĂšre : ce brave !
De fatigue il baille en face du chemin et de la terre et du but et de soi-mĂȘme : il ne veut pas faire un pas de plus, â ce brave !
Maintenant le soleil brĂ»le sur lui, et les chiens lĂšchent sa sueur : mais il est couchĂ© lĂ dans son entĂȘtement et prĂ©fĂšre mourir dâĂ©puisement : â
â mourir dâĂ©puisement Ă deux pas de son but ! En vĂ©ritĂ©, par les cheveux vous allez encore devoir le tirer vers son ciel, â ce hĂ©ros !
Mieux vaut encore que vous le laissiez couchĂ© lĂ oĂč il sâest couchĂ©, que le sommeil vienne, le consolateur, avec une rafraichissante pluie frĂ©missante :
Laissez-le couchĂ© jusquâĂ ce quâil se rĂ©veille de lui-mĂȘme, â jusquâĂ ce quâil rĂ©voque de lui-mĂȘme toute fatigue et ce que la fatigue a appris de lui !
Seulement, mes frĂšres, chassez de lui les chiens, les furtifs paresseux, et toute la racaille exaltĂ©e : â
â toute la racaille exaltĂ©e des « cultivĂ©s » qui Ă la sueur de chaque hĂ©ros â se rĂ©gale ! â
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Il sâagit ci-dessus de la partie 18 (sur 30) du douziĂšme chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.