Penthée face aux nouveaux maux de Thèbes | Bacchantes (215-247)

215-247 – PrésentationALORS QUE TIRÉSIAS ET CADMOS sont sur le point de quitter la ville de Thèbes pour rejoindre les femmes parties danser avec Dionysos-Bacchos dans les montagnes, Penthée arrive vers le palais. En voyage loin de sa cité, le roi a été mis au courant des troubles qui agitent Thèbes : il a appris qu’en son absence, les femmes ont quitté leurs maisons, abandonné la ville pour s’adonner dans les montagnes à de soi-disant fêtes bachiques ; qu’elles se sont élancées dans les endroits les plus reculés pour produire des chœurs en l’honneur d’un dieu tout nouveau, flanqué du nom de… Dionysos. De retour à Thèbes, Penthée ne peut retenir ses cris, qui résonnent tout alentours : quoi, après avoir tout mis en œuvre pour rendre sa cité la plus juste, la plus ordonnée, la plus paisible et donc la meilleure possible, elle se trouve en proie à des maux aussi inédits qu’incompréhensibles ?

Des maux d’autant plus incompréhensibles que les femmes semblent avoir complètement perdu la tête : on raconte qu’au milieu de leurs thiases, elles dressent des récipients de libation remplis à ras bord – ce qui est forcément exagéré pour la juste mesure de Penthée. De plus, prises d’ivresse, elles se cachent, chacune dans un autre coin désert, et se plient aux plus sombres fantasmes et vils désirs des mâles. Bien sûr, elles prétendent être des ménades, des servantes dionysiaques chargées des sacrifices ; mais qu’on ne prenne pas Penthée pour un sot : en agissant de la sorte, elles placent Aphrodite, la déesse de l’amour et de la jouissance, bien au-dessus dudit Bacchios.

Evidemment, dès que le roi a été informé des fâcheux événements, il n’a pas tardé à faire remettre de l’ordre dans sa cité. Sans délai, ses hommes se sont mis en chasse des femmes. Celles attrapées ont été dûment ligotées et incarcérées dans les prisons de la ville. Et gare à celles qui sont encore dans les montagnes ! Toutes subiront le même sort : elles seront chassées, arrêtées dans des filets de fer et ramenées de force dans la cité ; toutes, y compris les membres de la famille royale : à commencer par les tantes de Penthée que sont Inô et Autonoé, elle-même mère d’Actéon, dont la fin tragique vient ironiquement – astuce d’Euripide – annoncer celle de Penthée lui-même ; mais aussi la femme la plus proche de Penthée, sa mère Agavé, l’épouse de son père Echion. Il faut coûte que coûte que la malfaisante fête bachique prenne fin.

Comme il vient de rentrer de voyage, Penthée ne connaît le fauteur de troubles que par ouï-dire. On lui a raconté qu’il s’agissait d’un étranger, qui s’est introduit à Thèbes il y a peu ; d’un sorcier, d’un magicien venu d’Orient, plus exactement de Lydie ; qu’il exhale une odeur agréable, attirante – qui se dégage de sa blonde chevelure bouclée ; qu’il a un teint vermeille, les joues couleur de vin, signe de bonne circulation sanguine et donc de bonne santé ; que ses yeux sont remplis d’amour et de désir, marqués par la grâce d’Aphrodite en personne ; que, comme tel, il fait nuit et jour miroiter aux jeunes filles les mystérieuses célébrations dont il a le secret, dont il est le maître et desquelles retentissent sans fin des cris d’évohés, inaudibles et honteux pour les non-initiés.

Comment, au vu de la situation, le rationaliste et moraliste Penthée pourrait-il garder son calme ? Voici en quels termes le roi défie son ennemi : si celui-ci ose s’aventurer sous le toit du palais, il se chargera séance tenante de faire taire son bruyant thyrse et de calmer sa voletante chevelure. Comment ? Ni plus ni moins en lui coupant la tête ! Que ceux qui prétendent que l’homme en question est un dieu, né de la cuisse de Zeus, se détrompent ! L’ainsi nommé Dionysos, s’il a bien existé, est mort depuis longtemps. Penthée le sait mieux que personne, puisqu’il s’agit, ou plutôt s’agissait, de son propre cousin, décédé avant même de naître, consumé dans le ventre de sa mère, elle-même brûlée par la foudre vindicative de Zeus outré de l’entendre faire croire à leur union.

Tels sont les propos qui résonnent devant le palais. Fou de rage, Penthée crie à tue-tête, sans même remarquer la présence des deux vieux sages que sont Cadmos et Tirésias : « Qu’importe finalement qui est cet étranger, poursuit-il : c’est une chose terrible que de s’adonner à de telles exactions, à de telles hubris, et de venir par là mettre sans dessus-dessous le bon ordre de la cité. Une chose terrible, digne d’une terrible punition : la pendaison ! »

On le comprend sans délai : Penthée mettra tout en œuvre pour se débarrasser de… Dionysos.

*

Texte original :

215-247 – Texte

PENTHÉE

Je me trouvais absent de cette terre,
Et j’entends dire que des maux nouveaux marquent la cité ;
J’entends dire que nos femmes ont abandonné leur maison
Pour de soi-disant fêtes bachiques ; j’entends dire qu’elles s’élancent
Dans les montagnes aux épais ombrages, en honorant dans des chœurs
(220) Le dieu nouveau-venu, Dionysos, ou quel que soit son nom ;
J’entends dire qu’elles dressent de pleins cratères au milieu des thiases ;
J’entends dire que, se cachant çà et là, chacune dans un autre coin désert,
Elles se mettent au service des jouissances des mâles,
Se faisant passer pour des ménades chargées des sacrifices,
Alors même qu’elles placent Aphrodite au-dessus de Bacchios.
Toutes celles que j’ai attrapées, des serviteurs
Les maintiennent les mains liées dans les prisons publiques ;
Toutes celles qui n’y sont pas, je les chasserai des montagnes :
Y compris Inô, y compris Agavé qui m’a enfanté pour Echion,
(230) Y compris la mère d’Actéon, je veux dire Autonoé ;
Toutes, je les prendrai dans des filets de fer
Et ferai par là cesser cette malfaisante fête bachique, et ce sans délai.
On dit qu’un étranger s’est introduit chez nous,
Un sorcier, un magicien venu de Lydie,
A l’odeur agréable se dégageant des boucles blondes de sa chevelure,
Au teint couleur de vin, et aux grâces d’Aphrodite dans les yeux ;
Un sorcier, un magicien qui, nuit et jour, fréquente
Les jeunes filles en mettant en avant ses mystérieuses célébrations d’évohés.
Si je lui mets la main dessus sous ce toit,
(240) Je ferai taire son bruyant thyrse et calmerai sa voletante
Chevelure en tranchant son cou de son corps.
On dit que Dionysos est un dieu,
On dit qu’il a jadis été cousu dans la cuisse de Zeus ;
Lui qui est mort consumé par les feux de la foudre
Avec sa mère ; parce qu’elle a fait croire qu’elle s’était unie à Zeus.
Mais qu’importe qui soit cet étranger ! N’est-ce pas là choses terribles
Et dignes de pendaison que de commettre de telles hubris ?

*

ΠΕΝΘΕΥΣ

ἔκδημος ὢν μὲν τῆσδ’ ἐτύγχανον χθονός,
κλύω δὲ νεοχμὰ τήνδ’ ἀνὰ πτόλιν κακά,
γυναῖκας ἡμῖν δώματ’ ἐκλελοιπέναι
πλασταῖσι βακχείαισιν, ἐν δὲ δασκίοις
ὄρεσι θοάζειν, τὸν νεωστὶ δαίμονα
(220) Διόνυσον, ὅστις ἔστι, τιμώσας χοροῖς,
πλήρεις δὲ θιάσοις ἐν μέσοισιν ἱστάναι
κρατῆρας, ἄλλην δ’ ἄλλοσ’ εἰς ἐρημίαν
πτώσσουσαν εὐναῖς ἀρσένων ὑπηρετεῖν,
πρόφασιν μὲν ὡς δὴ μαινάδας θυοσκόους,
τὴν δ’ Ἀφροδίτην πρόσθ’ ἄγειν τοῦ Βακχίου.
ὅσας μὲν οὖν εἴληφα, δεσμίους χέρας
σώιζουσι πανδήμοισι πρόσπολοι στέγαις·
ὅσαι δ’ ἄπεισιν, ἐξ ὄρους θηράσομαι,
Ἰνώ τ’ Ἀγαυήν θ’, ἥ μ’ ἔτικτ’ Ἐχίονι,
(230) Ἀκταίονός τε μητέρ’, Αὐτονόην λέγω,
καί σφας σιδηραῖς ἁρμόσας ἐν ἄρκυσιν
παύσω κακούργου τῆσδε βακχείας τάχα.
λέγουσι δ’ ὥς τις εἰσελήλυθε ξένος,
γόης ἐπωιδὸς Λυδίας ἀπὸ χθονός,
ξανθοῖσι βοστρύχοισιν εὔοσμος κόμην,
οἰνωπός, ὄσσοις χάριτας Ἀφροδίτης ἔχων,
ὃς ἡμέρας τε κεὐφρόνας συγγίγνεται
τελετὰς προτείνων εὐίους νεάνισιν.
εἰ δ’ αὐτὸν εἴσω τῆσδε λήψομαι στέγης,
(240) παύσω κτυποῦντα θύρσον ἀνασείοντά τε
κόμας, τράχηλον σώματος χωρὶς τεμών.
ἐκεῖνος εἶναί φησι Διόνυσον θεόν,
ἐκεῖνος ἐν μηρῶι ποτ’ ἐρράφθαι Διός·
ὃς ἐκπυροῦται λαμπάσιν κεραυνίαις
σὺν μητρί, Δίους ὅτι γάμους ἐψεύσατο.
ταῦτ’ οὐχὶ δεινὰ κἀγχόνης ἔστ’ ἄξια,
ὕβρεις ὑβρίζειν, ὅστις ἔστιν ὁ ξένος;

*

Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici (en fond de page les premiers, en haut de page les derniers).

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