« POURQUOI ES-TU SI DUR ! â a demandĂ© un jour le charbon de cuisine au diamant ; ne sommes-nous donc pas tous deux du carbone ? Ne sommes-nous pas de proches-parents ?
Pourquoi ĂȘtes-vous si mous ? Ă mes frĂšres, voilĂ ce que moi, je vous demande : nâĂȘtes-vous donc pas â mes frĂšres ? Ne voulez-vous pas, comme moi, briser les derniers hommes, affronter la mer et voguer en direction du surhomme ?
Pourquoi, au lieu dâĂȘtre durs, ĂȘtes-vous si mous ? Pourquoi, au lieu de vous endurcir, de vous renforcer, avez-vous tendance Ă mollir et Ă flĂ©chir ? Pourquoi, au lieu dâĂȘtre portĂ©s par lâacceptation et lâaffirmation de toutes choses, y a-t-il tant de dĂ©nĂ©gation, de reniement dans votre cĆur ? Pourquoi ĂȘtes-vous Ă ce point repliĂ©s sur vous-mĂȘmes ? Pourquoi y a-t-il si peu de destin dans votre regard ?
Quoi ? Vous ne voulez pas ĂȘtre durs ? Vous ne voulez pas ĂȘtre des destins, des hommes inexorables ? Mais comment alors pourrions-nous faire Ă©quipe ? Comment alors pourrions-nous vaincre ensemble ?
Quoi ? Vous ne voulez ĂȘtre que mi-durs ? Votre duretĂ© ne veut pas faire dâĂ©clairs, ne veut pas sĂ©parer et dĂ©couper les choses ? Comment alors pourrions-nous un jour crĂ©er ensemble ?
Vous le savez pourtant aussi bien que moi : les crĂ©ateurs sont durs. Pour rĂ©aliser des Ćuvres, il faut ĂȘtre dur, et mĂȘme plus trĂšs dur : trouver le bonheur dâĂȘtre plus dur que les matĂ©riaux quâon travaille. A vous donc de devenir durs et de trouver le bonheur de façonner de grandes choses ; dâĂȘtre assez durs pour trouver le bonheur dâimprĂ©gner comme sur de la cire votre main sur des millĂ©naires.
Assez durs pour trouver le bonheur de marquer la volontĂ© qui rĂšgne depuis des millĂ©naires ; pour Ă©crire sur elle comme sur de lâairain, â ou sur nâimporte quel mĂ©tal plus dur et plus noble encore. Plus dur et plus noble ? Oui, car la noblesse et la duretĂ© vont de pair : et seul le plus noble est totalement dur.
AprĂšs avoir brisĂ© les anciennes tables de valeurs, aprĂšs vous avoir fait embarquer sur votre haute mer, je place, ĂŽ mes frĂšres, cette nouvelle table sur vos tĂȘtes : devenez durs !
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Traduction littérale
« Pourquoi si dur ! â a dit un jour le charbon de cuisine au diamant ; ne sommes-nous donc pas de proches-parents ? â
Pourquoi si mous ? Ă mes frĂšres, voilĂ ce que je vous demande : nâĂȘtes-vous donc pas â mes frĂšres ?
Pourquoi si mous, si mollissant et flĂ©chissant ? Pourquoi tant de dĂ©nĂ©gation, de reniement dans votre cĆur ? Si peu de destin dans votre regard ?
Et ne voulez-vous pas ĂȘtre des destins et des inexorables : comment pourriez-vous avec moi â vaincre ?
Et si votre duretĂ© ne veut pas faire des Ă©clairs et sĂ©parer et dĂ©couper : comment pourriez-vous un jour avec moi â crĂ©er ?
Car les crĂ©ateurs sont durs. Et vous devez trouver que câest du bonheur dâimprĂ©gner comme sur de la cire votre main sur des millĂ©naires, â
â bonheur dâĂ©crire sur la volontĂ© de millĂ©naires comme sur de lâairain, â plus dur que lâairain, plus noble que lâairain. Seul le plus noble est totalement dur.
Cette table, ĂŽ mes frĂšres, je la place au-dessus de vous : devenez durs ! â
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Il sâagit ci-dessus de la partie 29 (sur 30) du douziĂšme chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.