QUE CE SOIT À LA MAISON, À L’ÉCOLE, dans la rue, sur la place de jeux ou les terrains de sport, partout on apprend à l’enfant à considérer les choses d’un œil sérieux, logique et rationnel. On le pousse à avoir un point de vue critique et moral : à distinguer ce qui vaut de ce qui ne vaut pas, l’utile de l’inutile, le beau du laid, le vrai du faux, le bien du mal, etc. Gages de bien-être, de stabilité et de réussite, les structures de pensée et idéaux traditionnels s’imprègnent ainsi toujours davantage dans son esprit.
Au lieu de ne faire que suivre en toute innocence les forces qui le traversent et qu’il rencontre, au lieu de participer au mouvement des choses, de jouer avec le va-et-vient des phénomènes, l’enfant est amené à se responsabiliser, à s’organiser pour atteindre les buts qu’on lui fixe et qu’il a tôt fait de se fixer également lui-même, ne serait-ce d’abord que pour faire plaisir à son entourage.
Son intelligence instinctive se trouve par là mise en péril par la raison : de curieux il devient calculateur, l’étonnement devient compréhension. Alors que tout, en lui et autour de lui, contribuait jusqu’ici à affiner ses sens pour mieux percevoir et accompagner les phénomènes et images en leur évolution propre, le voilà qui prend l’habitude de s’appuyer sur les structures, images et idées rationnelles à disposition pour régler ses affaires. Et plus ces dernières sont marquantes, plus elles risquent de s’imposer sur les instincts et l’imagination qui l’animaient jusqu’ici : instinct naïf de jeu, participation active aux puissances qui le traversent et l’entourent, pulsion insouciante de construction et de destruction, production innocente d’images, d’histoires, de fantasmes, etc.
Sauf gros effort de résistance de la part de l’entourage, l’imagination pulsive et fantasmatique de l’enfant – marquée par l’expérience spontanée et l’affirmation absolue de la vie en son balancement tragi-comique – se voit progressivement écrasée. Elle se trouve étouffée par la partout triomphante imagination idéaliste morale, encline de stabilité, de confort, de beauté, d’amour et de bonheur tout faits : Walt Disney et autres livres et jeux éducatifs prennent le dessus sur les châteaux de sable et les cabanes dans la forêt.
Sans cesse guidé et remis à l’ordre et à la raison dans ce qu’il raconte et entreprend, l’enfant se trouve alors de manière répétée face à un tournant : peut-il continuer à cultiver son instinct, ses sensations et son imagination ? Ou doit-il laisser tomber son monde intérieur et ne se fier qu’aux images et idées qui lui sont imposées de l’extérieur ?
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Aides
On peut distinguer deux types d’intelligences : une intelligence purement instinctive, sensible, qui permet de trouver un certain équilibre dans le va-et-vient de la nature ; et une intelligence logico-rationnelle, abstraite, qui permet de s’en sortir et de réussir dans la société. L’homme qui néglige la première et ne cultive que la seconde risque de se transformer sinon en machine du moins en manipulateur de machines. Celui qui ne s’appuie que sur la première de se voir marginalisé par la société et privé de toute réussite.
Le terme « critique » provient du verbe grec krinein, qui veut dire séparer, trier, choisir, dis-tinguer, dé-limiter ce qui vaut de ce qui ne vaut pas. Il est à entendre au sens du « critique de cinéma » et non de l’expression « Arrête de critiquer ! », qui n’est qu’une réduction optimiste réactive du mot.
Notre structure de pensée – et par suite notre vision du monde – est fondamentalement binaire et catégorique : quel que soit l’objet ou le phénomène pris en compte, nous le jugeons de manière duelle, en son utilité/inutilité, beauté/laideur, vérité/fausseté, bonté/méchanceté, etc. Nous en venons par là à manquer les nuances et partant la vie propres à chaque chose.
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Le quatrième article de la série « De l’instinct à la raison » présentera la nature de la tentation des idées. Vous le découvrirez dimanche dans une semaine. La présentation de la série et le premier article se trouvent ici ; le deuxième là ; le troisième ici.