DANS UN PREMIER TEMPS, L’ENFANT suit en toute spontanéité ses envies et sensations. Il joue en toute innocence le jeu de la vie, se laissant porter, voire chahuter, par les forces qui l’entourent et le traversent, qu’il cherche à la fois instinctivement à maîtriser. Le tout sous l’œil bienveillant de son entourage, parents et enseignants, qui met tout en œuvre pour lui permettre de s’en sortir, de devenir autonome, d’agir et réagir de manière raisonnable et équilibrée dans le monde.
L’éducation vise à faire de l’enfant, d’abord insouciant, naïf et frivole, un être réfléchi et sérieux, fort de stabilité dans le va-et-vient des phénomènes, de ferme tenue dans la vie. Au lieu de suivre aveuglément ses impulsions, de courir dans tous les sens et de s’engager tête baissée dans toutes les entreprises possibles et imaginables, on lui enseigne à canaliser ses énergies ; on lui apprend à se modérer et à considérer les choses de manière critique, avec une certaine distance.
L’enfant comprend alors progressivement qu’il y a des moments où il peut jouer, rêvasser, s’amuser, fantasmer, voire même se lâcher ; et d’autres où ce n’est tout simplement pas possible ; et où il est même dangereux de le faire. Le voilà qui prend toujours plus l’habitude d’interroger, de juger et de classer ce qu’il vit et ressent à l’aune des structures et valeurs qu’on lui a enseignées. Le voilà qui se met à passer au crible de la raison toute ses expériences, toutes ses sensations et toutes ses envies.
Avec le temps, les moments de sérieux – par opposition au jeu, à la récréation – deviennent de plus en plus nombreux et importants. S’il n’est pas un peu à côté de la plaque, un peu fou, l’enfant a tôt fait de comprendre que c’est finalement là où il ne joue pas que tout se joue : que ce soit à l’école ou à la maison, c’est dans ces moments qu’il peut montrer ce qu’il vaut : ce qu’il sait et sait faire ; c’est dans ces moments qu’il peut faire plaisir, et par suite être reconnu et valorisé.
L’apprentissage des structures, idées et autres images traditionnelles vient alors prendre le dessus sur ce qu’il vit et ressent, vient s’imposer sur la réalité de la vie. Jusqu’à contaminer les moments de jeu eux-mêmes : les pensées et désirs deviennent à leur tour structures et idées et se mettent eux aussi à jouer partout. Tellement qu’il en perd sa spontanéité, désapprend le jeu proprement dit et oublie comment accompagner les phénomènes et vagues de la vie.
Aussi parce que ses moments de « jeux » et de « plaisirs » lui sont de plus en plus souvent organisés : on lui fait faire des jeux éducatifs et lui propose des plaisirs calibrés qui le conduisent eux aussi au sérieux de l’existence qui caractérise le monde adulte.
Très vite, il n’est plus pris par la légèreté, la frivolité, l’innocence et l’intensité du jeu gratuit et des sensations de tout genre, mais par la volonté de gagner et de découvrir des choses bien précises. Très vite, ce n’est plus l’intelligence instinctive et le jeu qui comptent, mais la stratégie, le calcul et tous les moyens rationnels capables de lui faciliter la vie et lui assurer la victoire. Voilà que ce n’est plus lui ou la vie qui joue, mais les structures, idées et autres images du système qui jouent à sa place – et en même temps se jouent de lui.
Et si ce jeu ne lui parle pas, s’il n’y voit pas d’intérêt, s’il estime qu’il ne vaut pas la chandelle, ou même que ce n’est pas du jeu ; s’il veut continuer à rêvasser, à s’amuser, à fantasmer à sa guise, faire des trucs de dingue, comme il le sent et l’entend, il risque fort de perdre plus souvent qu’à son tour.
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Il s’agit là du neuvième article de la série. Le suivant porte sur le processus d’idéalisation lié à la progressive inversion de l’instinct et de la raison.