SI NOUS AVONS ÉTÉ BIEN ÉDUQUÉS, nous bénéficions d’une certaine stabilité et assurance au sein de l’existence. Quel que soit ce qui se passe, nous avons les moyens de ne pas nous laisser chahuter par le va-et-vient des phénomènes et des sensations. Grâce à notre sérieux et au bon développement de notre intelligence, nous sommes armés pour gérer au mieux les diverses situations que nous réserve la vie.
Tout ce que nous vivons, nous le traitons avec les outils de la raison : nous le regardons avec une certaine distance ; nous l’objectivons, l’analysons, synthétisons et jugeons eu égard aux structures, images et idées que nous avons dûment intégrées. Le moindre événement qui nous touche, nous le rangeons dans nos catégories de raison : nous le fixons, le déterminons, définissons et classons. S’il correspond à ce que nous avons appris à considérer comme bien, beau, vrai – et par suite utile –, nous lui disons « oui », le cultivons et nous organisons en fonction ; si ce n’est pas le cas, nous lui disons « non », le rejetons et passons à autre chose.
Dans tout ce que nous entreprenons, nous procédons de la même manière : loin d’agir spontanément, aveuglément, au petit bonheur la chance – comme le fait le petit enfant –, nous nous engageons toujours de manière réfléchie, ciblée, stratégique ; avec méthode, selon un plan et en visant à réaliser un but précis, préalablement imaginé : c’est ainsi que nous réussissons nos examens, faisons bonne figure dans le monde, organisons notre vie, trouvons un domicile, un travail et des occupations satisfaisants, sans parler du conjoint et des amis qui comblent nos attentes.
En procédant de la sorte – toujours de manière avisée, claire et distincte –, nous nous faisons une bonne place, solide, dans le monde ; nous nous construisons une identité digne et forte et présentons une image avenante ; tout en nous mettant de surcroît à l’abri de la nature problématique et dangereuse de l’existence. Mais vivons-nous vraiment par là notre vie d’homme ? Exploitons-nous vraiment nos possibilités d’existence ?
Non : en nous comportant ainsi, en objectivant, classant et instrumentalisant ce qui nous traverse et nous entoure, nous réduisons à une peau de chagrin la richesse et complexité des phénomènes. Loin de sentir et peser les nuances, couleurs, finesses et autres tonalités inhérentes à tout phénomène et toute vie, nous fonctionnons finalement comme des automates : des machines faites de quantité de mécanismes stabilisateurs ; des appareils d’objectivation, d’investigation, d’analyse et d’abstraction sans entrailles.
Sans la moindre sensibilité, sans le moindre égard, sans le moindre étonnement, de manière mécanique, nous ne cessons de faire abstraction de la réalité ; d’interpréter le réel en fonction d’idées et d’images préfabriquées ; de passer, inconsciemment – par réflexe – d’un processus idéalisant à un autre ; oubliant complètement que les images et idées qui nous guident sont elles-mêmes de pures abstractions, de purs schémas, de pures statistiques, et partant de pures coquilles ou squelettes vides de contenu et déconnectés de la vie.
Au lieu d’expérimenter, de cultiver et de faire jubiler la vie, nous la rationalisons, moralisons et desséchons bien plutôt. En nous et en dehors de nous. Toujours en cherchant à donner de la chair à nos idées, à les renforcer ; et finalement à réaliser nos rêves. Au lieu de vivre notre vie, de nous y plonger et d’accompagner les forces surpuissantes qui la constituent, nous restons à la surface des choses et idéalisons tout ce que nous rencontrons ; au lieu d’être ouverts sur le monde, sur les mondes, intérieurs et extérieurs, sur les phénomènes et les gens, nous les objectivons, stérilisons, pillons et manipulons à notre guise.
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Aide
L’analyse est le premier moment de toute méthode scientifique : elle consiste à diviser l’objet concerné en parties, pour en saisir les rapports et découvrir sa structure essentielle. La seconde étape en est la synthèse : le fait de remettre ensemble, de reconstituer les parties pour les rassembler en un tout. Chez les anciens Grecs, l’analyse est liée au travail de l’entendement, de la pensée discursive (activité de former des énoncés) ; il s’agit de la dianoia, la pensée distinctive, analytique, qui décompose les éléments en question. La synthèse est quant à elle affaire du nous, de la raison.
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Il s’agit là du dixième article de la série. Le suivant porte sur les conséquences des mécanismes d’idéalisation sur le rapport au monde.