RIVÉS SUR NOS IDÉES, nous passons le plus clair de notre temps à rationaliser plutôt qu’à expérimenter ce qui nous entoure et nous arrive. Nous avons pour réflexe de tout mettre à distance : de tout objectiver, déterminer, classer et juger à l’aune de nos catégories de raison.
Nous vivons quelque chose ? Nous sommes déjà en train de le traiter, de l’analyser pour mieux le saisir et le classer en concepts* clairs et distincts, en idées et images stables et constantes. Quelqu’un nous parle ? Au lieu de nous ouvrir à ses dires, de nous plonger dans son univers, nous sélectionnons ce qui, dans ses propos, nous est utile et nous renforce.
Nous avons par là appris à nous protéger devant les risques inhérents à l’énigmatique et problématique réalité de l’existence. En faisant abstraction de la mouvante complexité des phénomènes, nous évitons de nous faire chahuter. En sublimant, idéalisant et simplifiant le monde réel en son perpétuel va-et-vient, nous nous mettons à l’abri des périlleuses évolutions qui ont cours dans l’ici et maintenant. Pour ne retenir finalement de toute réalité que sa substantifique et stable moelle rationnelle.
Il en va de même dans toutes nos entreprises : loin d’accompagner le mouvement des phénomènes, nous nous référons toujours à un plan ou modèle idéal, préalablement donné, cherchant inlassablement à rendre notre monde ici et maintenant le plus conforme possible à nos idées : le plus brillant, le plus beau, le plus pratique, stable, confortable, idéal possible.
Et il n’en va pas autrement vis-à-vis de notre personne elle-même : dès l’enfance, nous sommes amenés à construire notre identité et caractère en fonction des valeurs, principes et idéaux qu’on nous inculque ; valeurs, principes et idéaux abstraits qui distinguent radicalement le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid, etc., valorisant partout le premier au détriment du second.
Et voilà que nous gérons quasi mécaniquement toute situation d’après des idées préétablies, venant toujours de nouveau renforcer l’image que nous nous faisons de nous-mêmes : je suis comme-ci et pas autrement, j’aime ceci et pas cela, je suis du genre à faire ceci et non cela, etc. Et chacune de nos affirmations – qui sont autant de tentatives de faire bonne figure et d’avoir une certaine tenue dans le va-et-vient des phénomènes – a tôt fait de se durcir en idée fixe et en principe, modifiable qu’au prix d’un immense effort sur soi-même.
Aussi, quand nous vivons quelque chose, quand nous nous positionnons, quand nous prenons une décision et entreprenons quelque chose, nous avons beau nous croire libres, nous ne faisons qu’obéir à nos principes et idées préconçus. Principes et idées qui s’avèrent même plus puissants que la réalité de la vie elle-même. En effet, ce qui se déroule dans nos têtes a finalement plus d’influence que ce qui nous arrive vraiment : partout et de tout temps, nous nous laissons guider par nos préjugés ; nous fermons les yeux sur ce qui ne correspond pas à nos attentes, sur ce qui risque de venir obscurcir et chambouler notre claire raison et par suite déséquilibrer notre position.
Ainsi, sans que nous nous en rendions compte, nous sommes toujours en train de tordre et d’écarter la réalité au profit de nos idées. Au point de passer la plupart de notre temps à côté de la vie sensible ici et maintenant, plongés dans un substitut, une fiction de vie : vie schématique, artificielle, idéalisée, abstraite de la réalité en sa nature tragique ; vie imaginaire que nous croyons être la nôtre, la vraie vie, mais qui n’est qu’un produit dégénéré et téléguidé par des structures, images et idées qui ne sont pas les nôtres ; vie qui fait de nous des machines confinées à remplir des fonctions et à n’avoir que des rapports de surface ; des automates incapables de véritable partage, des esclaves sans possibilité de produire quoi que ce soit d’authentique, qui émane des profondeurs de la vie.
Des machines, des automates, des esclaves qui ne cessent de dévaloriser l’instinct et l’intelligence pulsionnelle au profit de la seule raison. Aussi ne cessons-nous d’écraser partout ce qui n’entre pas dans nos schémas de pensée rationnelle : soit en l’écartant et excluant, soit en le transformant et l’assimilant ; soit, autrement dit, en le taxant d’illogique et lui appliquant un jugement moral définitif, soit en le faisant entrer dans une case – ce qui revient somme toute au même.
Perdant tout contact avec la réalité de la vie, nous nous voyons alors contraints, pour ne pas dessécher complètement dans le monde des idées abstrait du sensibles, de nous fabriquer quantité de moyens d’excitation artificiels : ne sachant plus contempler les phénomènes du monde, nous avons besoin d’une succession de pensées stériles (quête d’utilité, d’argent, de puissance, fuite dans le divertissement, etc.) ; incapables de nous plonger dans la sensualité de la vie, nous nous inventons des affects flamboyants (alcool et autres ivresses artificielles, pornographie, parcs d’attractions, films à effets spéciaux, etc.).
L’ordre naturel entre l’instinct et la raison se trouve par là inversé. Alors que, de prime abord, l’instinct est une force affirmative et productrice de phénomènes et d’images, et que la conscience joue le rôle d’instance critique de modération, de dissuasion et de stabilisation, les choses se trouvent renversées : négligé, dévalorisé et finalement même écrasé par la puissance et l’efficacité de la raison, l’instinct perd son rôle. Et la raison de devenir à son tour affirmatrice et créatrice, non pas toutefois de phénomènes et d’images vivants, énigmatiques, problématiques, parce qu’en perpétuel devenir et mouvement, mais d’objets, de gestes, de postures, d’images et d’idées artificiels. L’instinct lui-même est relégué au rang d’instance primitive qu’il s’agit, non pas d’écouter, de stimuler et guider, mais de dépasser, surmonter, sublimer, voire même de supprimer s’il le faut.
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Aides
D’origine latine, le mot « concept » signifie ce qui est pris (captum) avec (cum). Sa traduction allemande par « Begriff » est bien parlante : le terme veut dire prendre, saisir (greifen) ensemble (be-), pour ainsi dire avec les griffes. Il cerne le phénomène en ce qu’il est au sens fort : en son être stable et constant, abstrait de tout devenir sensible.
Misant tout sur sa raison, l’homme occidental ne considère, dans ce qu’il vit, que ce qu’il peut saisir à l’aide des outils rationnels et partant ranger dans ses catégories de pensée. Il n’y a autrement dit pour lui, dans la réalité sensible qui l’entoure et le traverse, que ce qui peut être saisi, fixé, c’est-à-dire cerné de manière logique et rationnelle, qui lui apparaît effectivement et véritablement réel. Tout le reste n’est selon lui qu’apparence : pure et simple chimère qui, si elle peut momentanément apparaître comme réelle – et donc rationnelle –, ne vaut pas qu’on s’y arrête, tant elle est changeante, et par suite instable et dangereuse.
Dans une perspective phusique, il s’agit de revaloriser partout la vie, de retourner au sensible qui règne en-deçà et par-delà la seule abstraction intelligible. Pour ce faire, il convient de reconnaître dans la raison un simple outil de stabilisation et de maîtrise du vivant : outil bien utile mais exacerbé pour mieux se protéger de la nature ambigüe et problématique de l’existence. Cette exagération est à vrai dire un réflexe romantique, de fuite vers un monde abstrait, idéal, et ce par manque de santé et de sagesse de vie ; manque compensé par un surcroît d’intelligence.
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Il s’agit là du onzième et pour l’heure dernier article de la série.