L’offrande de miel

mielL’offrande de mielDE NOUVEAU, LES CHOSES ONT SUIVI LEUR COURS. Sans même que Zarathoustra s’en rende compte, de nombreuses lunes et de nombreuses années ont passé sur son âme. Même s’il n’y prenait pas garde, le temps passait bel et bien ; tellement que ses cheveux sont devenus blancs. Un jour, alors qu’il était assis sur une pierre devant sa cabane, qu’il regardait calmement la mer au loin – car de là-haut, on voyait jusqu’à la mer, loin par-dessus les sinueux abîmes de terres et de gens –, ses animaux de compagnie, son aigle et son serpent, se sont mis à tourner pensivement autour de lui. Il fallait que quelque chose change. Après un moment, ils se sont enfin décidés à prendre place devant lui.

« Ô Zarathoustra, ont-ils dit alors, est-ce ton bonheur que tu cherches ainsi des yeux ? » – « Mon bonheur ? Mais qu’importe le bonheur ! Vous le savez bien : toute quête de bonheur n’est que rêverie idéaliste !, a alors répondu Zarathoustra. Voilà longtemps que je n’aspire plus au bonheur. Voilà longtemps que je n’aspire qu’à une chose : à mon œuvre ; à réaliser mon œuvre : faire émerger le surhomme. » – « Ô Zarathoustra, ont alors repris les animaux, tu dis ça comme quelqu’un qui déborde de biens et de bonheur. Et c’est bien vrai : n’es-tu pas couché dans un lac de bonheur, bleu comme le ciel sans nuages ? » – Et Zarathoustra de sourire : « Ah, vous autres bouffons de plaisantins, comme vous avez bien choisi votre image ! Oui, vous avez raison : je baigne à la fois dans l’eau et le ciel du bonheur ! Mais vous le savez aussi bien que moi : mon bonheur est celui de la vie. Il n’est pas que légèreté, frivolité et facilité ; il n’est pas comme une fluide et insouciante vague qui va et vient sur la mer. Comme il se situe par-delà bien et mal, au plus profond de l’existence, il est au contraire lourd : il exige de moi quantité d’efforts et ne me laisse pas de répit ; non que je fasse comme les gens, que je le cherche partout, que je fasse tout pour l’atteindre, c’est au contraire lui qui me presse de toute part et qui jamais ne veut me quitter. Tout ce que je vois, tout ce que je sens, tout ce qui m’entoure me le rappelle et me contraint à me plier en quatre pour l’honorer. Il me colle à la peau comme de la résine de bois, comme de la poix fondue, mon bonheur. »

Ses animaux se sont alors de nouveau mis à tourner pensivement autour de lui. Mais il fallait vraiment que quelque chose change. Alors, après un moment, ils se sont de nouveau décidés à prendre place devant lui. « Ô Zarathoustra, ont-ils dit alors, voilà donc pourquoi tu ressembles de plus en plus à de la poix, à la fois toujours plus jaune, plus lumineux, plus transparent, plus léger et plus sombre, plus obscur, plus dense, plus collant ; et ce même si tes cheveux apparaissent toujours plus blancs et filasses ! Regarde donc le bonheur qui te traverse et dans lequel tu es assis : ce n’est que de la poix ! » – Et Zarathoustra de sourire de nouveau : « Que dites-vous là, mes animaux : j’ai à vrai dire été dénigrant en parlant de poix. Ce qui m’arrive, c’est ce qui arrive à tous les fruits en train de mûrir : je me gorge de sucre. Ce qui coule dans mes veines, c’est du miel ; et il rend mon sang plus épais, plus riche et aussi mon âme plus calme, plus paisible. » – « Oui, tu es comme un fruit qui mûrit ; et les choses vont bien continuer à se passer comme tu le dis, ô Zarathoustra », ont alors répondu ses animaux en se pressant contre lui dans un soudain élan d’affection. Avant de le pousser à s’arracher de son bonheur solitaire et tout compte fait égoïste et stérile : « Mais ne veux-tu pas aujourd’hui grimper sur une haute montagne ? L’air y est pur, et on y voit en ce jour plus loin que jamais ; on y voit plus de terre et plus de monde que jamais. » – « Oui, mes animaux, a alors répondu Zarathoustra : vous me donnez là un bon conseil, qui s’accorde tout à fait à mon cœur : je veux aujourd’hui m’arracher d’ici et grimper sur une haute montagne ! Mais attention : veillez à ce qu’il y ait, là-haut, du miel à portée de main, du bon miel en rayon, jaune, blanc, frais comme la glace. Car sachez-le : je ne vais pas monter là-haut pour rien : là-haut, je veux faire une offrande de miel. »

Et voilà que Zarathoustra s’est mis en marche. Mais une fois là-haut, sur les hauteurs, il a tout à coup renvoyé chez eux les animaux qui l’avaient accompagné jusqu’ici. Puis, constatant qu’il était désormais seul, il s’est mis à rire de tout son cœur. En se retournant sur son chemin, il s’est alors soufflé ceci à lui-même :

« Si j’ai parlé d’offrande et d’offrande de miel, ce n’était à vrai dire que par ruse… C’était là une utile – et même indispensable – malice et folie de ma part ! Seul, là-haut, je peux le dire : je peux parler plus librement que devant les cavernes des ermites et les animaux domestiques des ermites. Oui, tout là-haut, je n’ai à me méfier de plus personne, pas même de ceux qui, comme moi, vivent retirés du monde avec leurs animaux de compagnie…

J’ai parlé d’offrande ? A vrai dire, je n’offre rien : je ne fais aucun sacrifice, je ne fais que redonner ce que je reçois, ce que la vie me donne sans compter ; je ne fais que gaspiller ce que la vie elle-même m’offre en partage, à moi le gaspilleur aux mille mains. Comment, dans cette situation, aurais-je encore le droit de parler – d’offrande !

Et quand j’ai dit que j’avais envie et besoin de bon miel, là-haut, j’avais à vrai dire juste besoin d’un bon appât, pour attirer vers moi les bonnes personnes : alors, après avoir parlé du miel qui coule dans mes veines, j’ai pensé à cette gelée, à cette muqueuse douçâtre dont tout le monde est si friand, aussi bien les ours grognons que les merveilleux et méchants oiseaux grincheux :

J’avais juste besoin du meilleur des appâts, comme en ont besoin non seulement les meilleurs chasseurs, mais aussi les meilleurs pêcheurs. Car si le monde est comme une sombre forêt remplie d’animaux ; s’il est le jardin de plaisir de tous les chasseurs sauvages, il me semble plus encore et plus volontiers une abyssale mer remplie de richesses.

Une mer tellement pleine de poissons et de crabes multicolores que les dieux eux-mêmes auraient envie d’y pêcher et d’y lancer des filets. Ah, le monde est si profond, si riche en choses merveilleuses, certaines grandes, d’autres petites !

Et de tous les mondes, de toutes les mers, c’est le monde marin des hommes qui est le plus riche, le plus complexe : c’est vers lui, dans lui, que je lance maintenant, de là-haut, des plus hautes montagnes émergeant des plus profondes mers, ma ligne d’or, en clamant haut et fort : ouvre-toi, humain abîme !

Ouvre-toi et dispense-moi, lance-moi tes poissons et tes crabes scintillants ! Oui, c’est avec mon meilleur appât que j’appâte aujourd’hui les meilleurs hommes, les plus merveilleux poissons et crabes humains : les individus les plus complexes, les plus forts, les plus sains, les plus riches, et les plus beaux !

A vrai dire, c’est mon bonheur lui-même que je lance au loin, que je lance au large, dans le lointain, en guise d’appât. Et si je le lance ainsi, entre les âges de la vie, que ce soit à l’aurore, à midi ou au crépuscule – entre croissance, apogée et déclin –, c’est pour voir dans quelle mesure mon travail de porte-parole de la vie suit son cours et combien d’hommes-poissons apprennent à tirer et à gigoter sur mon bonheur.

Pour voir combien ces derniers mordent à mes hameçons pointus et cachés ; dans quelle mesure ils ne peuvent faire autrement que se laisser hisser à ma hauteur : eux, les goujons les plus multicolores des abîmes, tirés vers moi, le plus méchant de tous les pêcheurs d’hommes.

Car je suis depuis le début de fond en comble le plus méchant de tous les pêcheurs d’hommes : celui qui, par-delà toute la tradition morale-idéaliste, tire, attire, soulève, élève, remonte les hommes et leurs trésors avec la plus grande intelligence instinctive vers les hauteurs, vers le dépassement d’eux-mêmes, vers le surhomme ; un tireur, un éleveur et un dresseur d’hommes hors normes qui, un jour, s’est dit, une fois pour toutes : « Deviens qui tu es ! » Et qui ne se l’est pas dit en vain, puisque, depuis, il ne cesse de tout mettre en œuvre pour devenir ce qu’il est au plus profond de lui-même, à savoir, justement, le plus méchant et le plus avisé de tous les pêcheurs et éleveurs d’hommes en direction du surhomme.

Et les hommes peuvent bien monter vers moi : car je suis pour l’instant encore là-haut ; là-haut, où j’attends encore le signe me disant que c’est l’heure de mon déclin, l’heure de redescendre de ma montagne, de décliner, comme je vais bientôt de nouveau devoir le faire, parmi les hommes.

C’est pourquoi j’attends ici, rusé et moqueur, sur de hautes montagnes. Pas un impatient, ni un patient ; pas quelqu’un de pressé ou de résigné ; pas un être souffrant ou sans souffrance ; bien plus, par-delà toute réflexion et toute psychologie, simplement quelqu’un de vivant, de plongé dans la vie : quelqu’un qui, parce qu’il ne « pâtit » plus, ne « supporte » plus, ne « tolère » plus, a désappris toute patience et ne fait qu’accompagner le va-et-vient des phénomènes.

Car, au vu des années qui ont passé, j’ai tout mon temps. Oui, mon destin me laisse du temps. Ou alors m’a-t-il oublié ? Ou alors est-il assis quelque part et je ne le vois pas ? Est-il tapi dans l’ombre, derrière une grande pierre ? Est-il, là, tout près, en train de s’amuser, de jouer à attraper des mouches, en attendant que je le trouve ?

En vérité, je lui suis reconnaissant, à mon éternel destin, qu’il ne me presse et ne me pousse pas ; qu’il me laisse du temps pour faire des farces et des méchancetés, comme par exemple celle de me faire grimper aujourd’hui sur cette haute montagne pour m’adonner à une drôle de partie de pêche.

Un homme a-t-il jamais attrapé des poissons sur de hautes montagnes ? Qu’importe ! Même si c’est une folie ce que je veux faire et fais là-haut, mieux vaut encore telle folie que de devenir solennel, pompeux, et vert et jaune, là en bas, à force d’attendre.

Plutôt que de se faire écarteler par mille pensées et idées d’actions, plutôt que d’écumer de verte colère et de jaunes fureur à force d’attendre ; plutôt que de devenir un ouragan sacré qui hurle depuis les montagnes ; un impatient, incapable de se retenir, incapable de ne pas crier des insanités dans les vallées ; des insanités du genre de celle-ci : « Ecoutez ce que je dis, bon sang ! Rendez-vous compte de vos erreurs ! » Et même de menacer : « Ou alors je vous flagelle avec le fouet du bon Dieu ! »

Non pas que j’en veuille à de tels êtres courroucés : ils sont assez bons dans leurs exagérations pour que j’en rie ! Ah, ils doivent être bien impatients, ces grands et bruyants tambours qui, tout à coup, se mettent à parler comme si c’était aujourd’hui ou jamais qu’ils devaient faire passer leur message !

Mais mon destin et moi, c’est tout autre chose : nous, nous ne parlons ni à « aujourd’hui » ni à « jamais ». Nous, nous sommes patients. Nous avons, pour parler, tout le temps ; et même trop de temps. Car un jour il devra bien venir ; et il ne devra pas juste passer sans s’arrêter…

« Il » ? Mais qui « il » ? Qui doit un jour venir et ne pas juste passer comme ça, sans s’arrêter ? Notre grand Hasard, pardi ! Notre grand et lointain royaume ; notre grand et lointain royaume humain, dans l’ici et maintenant, et non un quelconque royaume divin, post mortem ; notre œuvre : le royaume millénaire de… Zarathoustra – le royaume du surhomme.

A quelle distance peut donc bien être ce « lointain », ce grand et lointain royaume humain de Zarathoustra – et du surhomme ? Que m’importe ! Il peut être aussi loin qu’il veut, il ne m’est pas moins ferme et solide : des deux pieds, je me tiens en toute assurance sur ce fondement.

Sur ce fondement éternel, sur cette dure pierre originelle, sur cette plus haute, plus dure montagne originelle où se rencontrent tous les vents. Où passent tous les vents comme au lieu de démarcation météorologique ; où tous les vents viennent à demander où ils vont, et d’où ils viennent ; et aussi où ils se dirigent en ultime instance. Bref : je me tiens à l’endroit même où se joue tout le mouvement de la vie, du plus lointain passé au plus lointain avenir, jusqu’au royaume humain de Zarathoustra, jusqu’au surhomme. Telle est ce lointain ; tel est ce fondement ; telle est l’œuvre à laquelle j’aspire et à laquelle je m’adonne.

Loin de tout sérieux qui risque de m’enliser à chaque instant dans ma périlleuse tâche, il convient de se rappeler le rire qui se tapit au fond de mon œuvre et de mon bonheur : ris donc, ma claire et saine méchanceté, ris donc ! Jette en bas des hautes montagnes ton scintillant rire moqueur ! Ce n’est que par le rire que tu arriveras à attirer les hommes à tes hauteurs ! Appâte-moi, grâce à tes scintillements de rire, les plus forts, les plus sains, les plus riches et les plus beaux hommes-poissons !

Et ce qui m’appartient en plus propre dans toutes les mers, mon moi à moi, mes trésors, dans toutes les choses – pêche-le moi aussi, tires-le et amène-le moi là-haut, vers moi ! Voilà ce que j’attends, moi, le plus méchant de tous les pêcheurs de poissons : que je devienne ce que je suis, que je réalise mes possibilités les plus profondes, les plus mystérieuses, les plus puissantes ; que je m’élève au plus haut niveau qui soit.

Allez, au loin ! Vole au loin, ma ligne ! Et en bas, enfonce-toi en bas, dans les profondeurs les plus insondables de la mer, toi, mon appât, mon bonheur, mon gage de bonheur ! Et égoutte et distille ta plus douce rosée, ton rire le plus doux et le plus pur, toi, miel de mon cœur ! Attire à toi tous les hommes-poissons ! Laisse-les t’avaler tout rond ! Et mords alors, hameçon, dans le ventre de toutes les noires tristesses, afin de les remonter de l’obscur fond marin de mélancolie à mes plus grandes hauteurs pleines de joie !

Allez, au loin ! Lance-toi au loin, mon œil, vers le lointain, vers le royaume humain de Zarathoustra, vers le royaume du surhomme ! Ah, comme les mers sont nombreuses autour de moi ! Comme les possibilités de pêche sont nombreuses ! Comme il y a d’aurores d’avenirs humains qui s’annoncent ! Et quel calme rouge de rose, au-dessus de moi ! Quel ciel bleu ! Quel silence sans nuage ! Quel bonheur qui m’entoure et me presse de partout !

***

Traduction littérale

Pêcheurde nouveau des lunes et des années ont passé sur l’âme de Zarathoustra, et il n’y a pas pris garde ; mais ses cheveux devenaient blancs. Un jour, alors qu’il était assis sur une pierre devant sa cabane et regardait calmement au loin, – car on voyait de là-bas jusqu’à la mer, loin par-dessus des sinueux abîmes –, ses animaux ont tourné pensivement autour de lui et enfin pris place devant lui.

« Ô Zarathoustra, ont-ils dit, est-ce ton bonheur que tu cherches ainsi des yeux ? » – « Qu’importe le bonheur !, a-t-il répondu, voilà longtemps que je n’aspire plus au bonheur, j’aspire à mon œuvre. » – « Ô Zarathoustra, ont alors repris les animaux, tu dis cela comme quelqu’un qui déborde de bien. N’es-tu pas couché dans un lac bleu comme le ciel de bonheur ? » – « Vous autres bouffons plaisantins, a répondu et souri Zarathoustra, comme vous avez bien choisi l’image ! Mais vous savez aussi que mon bonheur est lourd, et pas comme une fluide vague d’eau : il me presse et ne veut pas me quitter, et colle comme de la poix fondue. » –

Les animaux ont alors de nouveau tourné pensivement autour de lui et se sont de nouveau placés devant lui. « Ô Zarathoustra, ont-ils dit, voilà donc pourquoi tu deviens toi-même toujours plus jaune et sombre, bien que tes cheveux veulent paraître blancs et filasses ? Regarde donc, tu es assis dans ta poix ! » – « Que dites-vous là, mes animaux, a dit et souri Zarathoustra, en vérité, j’ai été dénigrant en parlant de poix. Ce qui m’arrive arrive à tous les fruits qui mûrissent. C’est le miel dans mes veines qui rend mon sang plus épais et aussi mon âme plus calme. » – « Il va en être ainsi, ô Zarathoustra, ont répondu les animaux, et se sont pressés vers lui ; mais ne veux-tu pas aujourd’hui grimper sur une haute montagne ? L’air est pur, et on voit aujourd’hui plus du monde que jamais. » – « Oui, mes animaux, a-t-il répondu, vous me conseillez de manière ciblée et selon mon cœur : je veux aujourd’hui grimper sur une haute montagne ! Mais veillez à ce qu’il y ait du miel à ma portée, du bon miel en rayon, jaune, blanc, frais comme la glace. Car sachez-le, je veux là haut faire l’offrande du miel. » –

Mais quand Zarathoustra était là-haut sur les hauteurs, il a renvoyé à la maison les animaux qui l’avaient accompagné et a constaté qu’il était désormais seul : – il a alors ri de tout son cœur, s’est retourné et a parlé comme ça :

« Si j’ai parlé d’offrande et d’offrande de miel, ce n’était qu’une ruse de mes paroles et, en vérité, une utile folie ! Ici en haut je peux bien parler plus librement que devant des cavernes d’ermites et des animaux domestiques d’ermites.

Comment offrande ! Je gaspille ce qui m’est offert, moi le gaspilleur aux mille mains : comment aurais-je encore le droit d’appeler ça – offrande !

Et quand j’ai eu envie de miel, j’avais juste envie d’appât, de gelée et muqueuse douçâtre dont sont aussi friands les ours grognons et les merveilleux et méchants oiseaux grincheux :

– du meilleur appât, comme en ont besoin les chasseurs et les pêcheurs. Car si le monde est comme une sombre forêt d’animaux et le jardin de plaisir de tous les chasseurs sauvages, il me semble encore plus et plus volontiers une riche mer abyssale,

– une mer pleine de poissons et de crabes multicolores que ça en ferait envie aux dieux eux-mêmes d’y pêcher et de lancer des filets : si riche en choses merveilleuses, grandes et petites, est le monde !

Surtout le monde des hommes, la mer des hommes : – vers lui je lance maintenant ma ligne d’or en disant : ouvre-toi, humain abîme !

Ouvre-toi et lance-moi tes poissons et tes crabes scintillants ! Avec mon meilleur appât j’appâte aujourd’hui les plus merveilleux poissons humains !

– mon bonheur lui-même je le lance au loin dans le large et lointain, entre l’aurore, le midi et le déclin, pour voir si de nombreux hommes-poissons n’apprennent pas à tirer et gigoter sur mon bonheur,

jusqu’à ce que, mordant à mes pointus hameçons cachés, ils doivent monter dans ma hauteur, les goujons les plus multicolores des abîme, vers le plus méchant de tous les pêcheurs d’hommes.

Car je suis celui-ci de fond en comble et depuis le début, tirant, attirant, soulevant, élevant remontant, un tireur, éleveur, et dresseur qui ne s’est pas un jour en vain dit : « Deviens celui que tu es ! »

Les hommes peuvent donc bien désormais monter vers moi : car j’attends encore le signe qui me dit que c’est l’heure de mon déclin ; je ne décline pas encore moi-même, comme je dois, parmi les hommes.

C’est pourquoi j’attends ici, rusé et moqueur sur de hautes montagnes, pas un impatient, pas un patient, bien plus quelqu’un qui a également désappris la patience, – parce qu’il ne « tolère » plus.

Car mon destin me laisse du temps : m’a-t-il oublié ? Ou est-il assis derrière une grande pierre dans l’ombre et attrape des mouches ?

Et en vérité, je lui suis reconnaissant, à mon éternel destin, qu’il ne me presse et pousse pas et qu’il me laisse du temps pour faire des farces et des méchancetés : de sorte que j’ai grimpé aujourd’hui sur cette haute montagne pour une partie de pêche.

Un homme a-t-il jamais attrapé des poissons sur de hautes montagnes ? Et même si c’est une folie, ce que je veux et fais là-haut : mieux vaut encore ceci que je devienne solennel et vert et jaune là en bas à force d’attendre –

– un écartelé qui écume de colère à force d’attendre, un ouragan sacré hurlant des montagnes, un impatient qui crie en bas dans les vallées : « Ecoutez, ou je vous flagelle avec le fouet de Dieu ! »

Non pas que j’en veuille à de tels courroucés : ils me sont assez bons pour que j’en rie ! Ils doivent bien être impatients, ces grands tambours à bruit, qui viennent à parler aujourd’hui ou jamais !

Mais moi et mon destin – nous ne parlons pas à aujourd’hui, et nous ne parlons pas non plus à jamais : nous avons assez de patience et de temps, trop de temps, pour parler. Car un jour il devra bien venir et ne devra pas juste passer.

Qui doit un jour venir et ne doit pas juste passer ? Notre grand Hasard, c’est notre grand et lointain royaume humain, le royaume millénaire de Zarathoustra. – –

Combien loin peut être ce « lointain » ? Que m’importe ! Mais il ne m’est moins solide pour autant –, des deux pieds je me tiens assuré sur ce fondement,

– sur un fondement éternel, sur une dure pierre originelle, sur cette plus haute, plus dure montagne originelle, où tous les vents viennent comme à la démarcation météorologique, demandant où et d’où ? et vers où ?

Ici ris donc, ris, ma claire et saine méchanceté ! Jette en bas de hautes montagnes ton scintillant rire moqueur ! Appâte-moi avec tes scintillements les plus beaux hommes-poissons !

Et ce qui m’appartient dans toutes les mers, mon à moi et pour moi dans toutes les choses – cela pêche le moi, cela conduis-le en haut vers moi : c’est ce que j’attends, le plus méchant de tous les pêcheurs de poissons.

Au loin, au loin, ma ligne ! En bas, en bas, appât de mon bonheur ! Egoutte ta plus douce rosée, miel de mon cœur ! Mords, ma ligne, dans le ventre de toutes les noires tristesses !

Au loin, au loin mon œil ! Ô que les mers sont nombreuses autour de moi, quels aurores d’avenirs humains ! Et au-dessus de moi – quel calme rouge de rose ! Quel silence sans nuage !

***

Il s’agit ci-dessus du premier chapitre du « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti à nouveau (en haut) et traduction littérale (en bas)Les autres chapitres et parties se trouvent ici.

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