AprĂšs avoir quittĂ© le consciencieux de lâesprit, qui creuse en toute probitĂ© sa conscience, comme le fait la sangsue avec sa proie, Zarathoustra a continuĂ© son chemin vers le bas, en direction du terrible cri de dĂ©tresse quâil croit ĂȘtre celui de lâhomme supĂ©rieur.
Alors quâil contournait un rocher, il a tout Ă coup vu, non loin en-dessous de lui, sur le mĂȘme chemin, un homme qui agitait ses membres â ses bras, ses jambes, sa tĂȘte â comme un fou furieux ; tellement quâil a fini par tomber et sâĂ©craser sur le sol. « Halte !, a alors dit Zarathoustra Ă son cĆur. Lâhomme que je vois, lĂ -bas, doit ĂȘtre lâhomme supĂ©rieur : câest de lui quâest venu le terrible cri de dĂ©tresse. Je nâai pas de temps Ă perdre ; il faut que jâaille voir au plus vite si je peux faire quelque chose pour lui, sâil est possible de lâaider. »
Mais quand il est arrivĂ© en courant sur place, loin de reconnaĂźtre un homme supĂ©rieur, il a trouvĂ© un vieil homme tremblant, les yeux fixes, regardant droit devant lui, dans le vide, tel un possĂ©dĂ©. Zarathoustra avait beau essayer de le redresser et de le remettre sur ses jambes, tous ses efforts Ă©taient vains. Le malheureux Ă©tait en si mauvais Ă©tat quâil ne semblait mĂȘme pas remarquer que quelquâun sâoccupait de lui et lui venait en aide. Au contraire, il nâarrĂȘtait pas de regarder autour de lui, le regard fixe, en faisant des grands gestes, touchants, comme quelquâun qui est abandonnĂ©, isolĂ© du monde entier et qui cherche Ă sâagripper Ă des ombres fantomatiques. Puis, aprĂšs un moment, aprĂšs moult tremblements, spasmes et autres contorsions, il sâest mis Ă gĂ©mir en profĂ©rant ces paroles :
Qui me rĂ©chauffe, qui mâaime encore ?
Donnez des mains brûlantes !
Donnez un brasero de cĆur !
Par ces mots, le vieil homme a amorcĂ© une longue plainte : un long dĂ©lire poĂ©tique, dans lequel il expose, en une suite dâimages claires-obscures, volontiers retorses, sa tragique situation dâhomme seul, abandonnĂ© Ă lui-mĂȘme dans un monde de souffrances. Sentant vaguement de la chaleur, remarquant confusĂ©ment quâon sâoccupe de lui, il en demande davantage : il voudrait quâon le rĂ©chauffe, quâon lâaimeâŠÂ ; il voudrait sentir des mains chaudes sur son corps, des mains brĂ»lantes ; sentir quelquâun faire office de brasero, de chauffage pour son cĆur. On le devine dâemblĂ©e : lâhomme est en manque dâamour.
Puis, faisant retour sur lui-mĂȘme, il sâest mis Ă dĂ©crire et dĂ©voiler le mal dont il souffre :
Etendu sur le sol, frissonnant,
Pareil Ă un demi-mort, auquel on rĂ©chauffe les pieds â,
Secoué, ah !, de fiÚvres inconnues,
Tremblant devant des flÚches glacées de gel acéré,
Traqué par toi, pensée !
Innommable ! Voilée ! Atroce !
Toi, chasseur de derriÚre les nuages !
Cloué au sol par tes éclairs,
Toi, Ćil narquois qui du fond des tĂ©nĂšbres mâĂ©pies : â voilĂ comment je gis,
Me plie, me tords, tourmenté
Par tous les éternels martyrs,
Frappé
Par toi, le plus cruel chasseur,
Toi, inconnu â dieu !
Le vieil homme est bien conscient de sa situation, pour le moins pĂ©nible et contrastĂ©e : le corps secouĂ© de fiĂšvres inconnues, brĂ»lant, il tremble devant des flĂšches de glaces qui menacent de le transpercer : des flĂšches glacĂ©es, acĂ©rĂ©es, tranchantes, qui semblent provenir⊠de sa pensĂ©e elle-mĂȘme. Malade, lâhomme est en effet traquĂ© par une terrible pensĂ©e ; une pensĂ©e quâil appelle inconnue, innommable, atroce ; pensĂ©e insupportable, qui sâavĂšre nâest autre que celle dâun⊠dieu. Non pas un dieu de lumiĂšre, de clartĂ©, de bontĂ©, de puretĂ©, de paix, dâamour â tel le dieu chrĂ©tien â, mais un dieu de lâombre, voilĂ©, cachĂ© derriĂšre les nuages ; un dieu qui lâĂ©pie du fond des tĂ©nĂšbres lâĆil narquois, railleur, cruel ; et qui nâa de cesse de le foudroyer, de lui lancer des Ă©clairs qui le clouent au sol.
VoilĂ pourquoi il git lĂ , Ă©tendu Ă mĂȘme la terre, frissonnant, pareil Ă un demi-mort. VoilĂ pourquoi il se plie, se tord de douleur face Ă tous les Ă©ternels martyrs que lui inflige la vie et ce dieu inconnu, quâil nomme le plus cruel des chasseurs â et qui ressemble Ă©trangement à ⊠Dionysos, lâenfantin dieu artiste de la vie : de la joie et du plaisir certes, mais en lâoccurrence surtout du malheur, de la souffrance et de la mortâŠ
Alors que sa vie nâest plus que souffrance, lâhomme rĂȘve de confort, de soutien, dâamour, de bonheur. Mais, aprĂšs sâĂȘtre plaint de la sorte, il change soudain de cap. Aux antipodes de sa lamentation prĂ©cĂ©dente, il sâadresse tout Ă coup au dieu dans un cri de dĂ©fi. De but en blanc, il le prie de continuer Ă le martyriser :
Frappe plus profond !
Frappe une fois encore !
Transperce, mets ce cĆur en piĂšces !
Pourquoi ces martyrs
Avec des chicots de flÚches ?
Et voilĂ que son cruel interlocuteur â sâagit-il du dieu en question, ou alors de Zarathoustra, le vieil homme confond-il les deux ? â semble lui aussi changer dâattitude. Câest du moins ce qui se dĂ©duit de la suite de ses propos :
Que regardes-tu de nouveau,
Sans te fatiguer du tourment des hommes,
Avec des yeux dâĂ©clairs de dieux malicieux ?
Tu ne veux pas tuer,
Seulement martyriser, martyriser ?
A quoi bon â me martyriser,
Toi, dieu inconnu, malicieux ? â
Le dieu inconnu, chasseur de derriĂšre les nuages, paraĂźt soudain sâintĂ©resser Ă la proie quâil tourmente : il la regarde de ses yeux vifs comme lâĂ©clair, de ses yeux pareils Ă ceux, malicieux, des dieux grecs qui avaient pour avantage sur le dieu chrĂ©tien dâĂȘtre espiĂšgles et de possĂ©der le rire. Loin de se lasser de martyriser les hommes â quâil ne veut pas tuer, mais juste faire souffrir â, le voilĂ donc intriguĂ© par lâanimal clouĂ© au sol qui lui tient tĂȘte.
Cherchant Ă comprendre ce qui lui arrive, lâhomme interroge le dieu : « Que regardes-tu ? A quoi bon â me martyriser, Toi, dieu inconnu, malicieux ? » Pourquoi tant de souffrances lui tombent-elles dessus ? Lui qui a apparemment entrepris quantitĂ© de choses dans et pour cette vie. Et le dieu de sâapprocher davantage encore ; non de quelques coup dâailes de blanche colombe, mais en glissant vers lui tel un serpent. Ou est-ce Zarathoustra lui-mĂȘme qui sâapproche ainsi ? Pris de dĂ©lire, on a de plus en plus lâimpression que lâhomme prend Zarathoustra lui-mĂȘme pour le dieu en question. Impossible de savoirâŠ
Hahah !
Tu tâapproches en glissant ?
A un tel minuit ?âŠ
Que veux-tu ?
Parle !
La confusion pousse le vieil homme trĂšs loin. VoilĂ quâil se croit au milieu de la nuit, Ă minuit. Mais est-ce vraiment si absurde ? Non, on se rappelle le chant de minuit : le chant oĂč le profond minuit dĂ©voile la vĂ©ritĂ© ultime de la vie et indique dans quelle mesure la lumiĂšre du jour, avec ses belles apparences, sa logique, ses plaisirs, nâest somme toute quâune infime partie de la rĂ©alitĂ© de lâexistence, marquĂ©e par une terrible obscuritĂ©, une noirceur aussi douloureuse quâinsondable ; tellement que, selon la perspective de lâĂ©ternel retour du mĂȘme, le moindre plaisir, la moindre trace de joie, de lumiĂšre â et donc de vie â, doit ĂȘtre vue comme une fĂȘte, comme une exception qui, Ă lâinstar de tout ce qui apparaĂźt, reviendra Ă©ternellement, toujours, Ă lâidentique.
Nâayant pas reçu de rĂ©ponse Ă ses questions, lâhomme continue son interrogatoire. Dâune part, on a le dieu qui, mĂȘme que curieux, intĂ©ressĂ©, ne se lasse pas de martyriser lâhomme ; dâautre part lâhomme, qui ne se lasse pas de questionner le dieu, quant Ă lui toujours plus intriguĂ© par la rĂ©action de lâhommeâŠ
Tu me pousses, mâĂ©touffes, me presses,
Ah !, te voilà déjà beaucoup trop prÚs !
Tu mâĂ©coutes respirer,
Tu Ă©pies mon cĆur,
Toi, jaloux !
â De quoi donc jaloux ?
Rapport animal : intriguĂ©, le dieu pousse, presse, renifle lâhomme, lâĂ©coute respirer, Ă©pie son cĆur. Est-il jaloux ? Mais de quoi donc un dieu pourrait-il ĂȘtre jaloux, vis-Ă -vis dâun homme ? Peut-ĂȘtre simplement du fait quâil soit vivant, sensible, humain et⊠mortel. Et lâhomme de repousser son divin interlocuteur, qui a tendance Ă exagĂ©rer, Ă sâapprocher trop prĂšs ; tout Ă coup une Ă©chelle Ă la mainâŠ
Loin ! Loin !
A quoi bon lâĂ©chelle ?
Veux-tu entrer,
Dans le cĆur pĂ©nĂ©trer,
Dans mes plus secrĂštes
Pensées pénétrer ?
Toujours silencieux, le dieu devient des plus entreprenants. Avec son Ă©chelle â Ă©chelle du savoir, grĂące Ă laquelle on peut, Ă©chelon par Ă©chelon, dĂ©passer les montagnes dâignorance â, le dieu paraĂźt vouloir entrer dans le cĆur du vieil homme, dĂ©couvrir ce qui sây trame, pour quoi et pour qui il bat ; pĂ©nĂ©trer dans ses pensĂ©es les plus secrĂštes, savoir ce quâil pense, qui il aime â et comment. Câest un comble : le dieu semble bel et bien⊠attirĂ©, sinon amoureux. Mais voilĂ que lâhomme ne le supporte plus et se met Ă insulter son soupirant :
Impudique ! Inconnu ! Voleur !
Que veux-tu tâextorquer par le vol ?
Que veux-tu tâextorquer en espionnant ?
Que veux-tu tâextorquer par la torture,
Toi, tortionnaire !
Toi â dieu-bourreau !
Le dieu nâa rien compris : lâamour ne sâarrache pas comme ça, par le vol, en espionnant ou torturant ! Rien ne sâobtient de la sorte, se dit lâhomme.
Ou devrais-je, semblable au chien,
Me rouler devant toi ?
Me donnant, enthousiaste, hors de moi,
Dâamour pour toi â frĂ©tiller ?
Alors que câĂ©tait le dieu qui apparaissait auparavant distant et espiĂšgle, voilĂ que lâhomme a pris le relais de sa moquerie et de sa duretĂ©. Loin de se laisser faire, il lui tient tĂȘte. Il se rit de lui : jamais il ne se laissera faire ; jamais il ne sera son chien ; jamais il ne frĂ©tillera dâamour pour lui ! Toutes ses entreprises sont vaines : ça ne marche pas comme ça : ce nâest pas par le martyr, puis le frĂŽlement, quâon gagne le cĆur des gens⊠Et voilĂ quâil lui lance, rĂ©volté :
En vain !
Continue à transpercer !
Aiguillon le plus cruel !
Je ne suis pas un chien â seulement ton gibier,
Chasseur le plus cruel !
Ton plus fier prisonnier,
Toi, voleur de derriĂšre les nuagesâŠ
Parle enfin !
Toi qui es cachĂ© tel lâĂ©clair ! Inconnu ! Parle !
Que veux-tu, inconnu â dieu ?
Lâhomme redouble de dĂ©fi et de rĂ©sistance : il exhorte le dieu Ă le faire souffrir plus fort encore. PlutĂŽt lui faire endurer tous les martyrs que de chercher Ă lui tourner autour, Ă se frotter Ă lui. PlutĂŽt ĂȘtre son gibier, son prisonnier, son butin que son animal domestique.
Alors quâil est restĂ© complĂštement silencieux jusquâici, le dieu semble soudain avoir dit quelque chose ; mais quelque chose dâimperceptible Ă nos oreilles. ForcĂ©ment : comme Zarathoustra, nous nâentendons que la plainte du vieil homme, sans apercevoir les figures qui Ă©mergent de son dĂ©lireâŠ
Comment ?
Une rançon ?
Que veux-tu comme rançon ?
Exige beaucoup â voilĂ ce que conseille ma fierté !
Et sois bref â voilĂ ce que conseille mon autre fierté !
Le dieu semble vouloir faire un marchĂ© avec lâhomme ; lui faire payer la libĂ©ration de son emprise. Mais, au lieu de plier, lâhomme continue Ă lui tenir la dragĂ©e haute â et mĂȘme toujours plus haute : contrairement aux attentes, sa fiertĂ© le prie dâexiger beaucoup, une grande rançon. Et ce nâest pas tout : il nâa pas quâune fiertĂ©, mais deux : et cette seconde, railleuse, le prie dâĂȘtre bref ; ce qui est Ă©videmment un comble pour celui qui nâa pas pipĂ© mot jusquâĂ prĂ©sentâŠ
A ce stade, suite Ă on ne sait quel jeu encore, lâhomme indique ce que nous avons Ă vrai dire compris depuis le dĂ©but : le dieu est bel et bien tombĂ© amoureuxâŠ
Hahah !
Câest moi â que tu veux ? Moi ?
Moi â tout entier ?âŠ
A voir ses entreprises, ça ne fait pas de doute : le dieu aime lâhomme ; il dĂ©sire se fondre en lui, le possĂ©der tout entier. Mais â du moins selon la perspective humaine, traditionnelle â le dieu sây prend bien mal ! Et lâhomme de se moquer de plus belle de son soupirant :
Hahah !
Et tu me martyrises, bouffon que tu es,
Tu brises par le martyre ma fierté ?
Le dieu nâa rien compris, ce nâest quâun bouffon : au lieu de lui donner de lâamour, du calme, du confort, de la tendresse, comme il le voudrait, il le harcĂšle, le fait souffrir, au point de chercher Ă briser sa fiertĂ©, sa double fiertĂ©. Est-ce bien normal ? Le dieu ne confond-il pas tout ? La tension est Ă son comble.
Et lâhomme, tout Ă coup, de craquer : aprĂšs avoir rĂ©sistĂ© avec force et courage aux avances maladroites, et mĂȘme brutales du dieu, la souffrance lui devient tout Ă coup trop grande. Et le voilĂ qui rĂ©engage sa plainte initiale :
Donne-moi de lâamour â qui me rĂ©chauffe encore ?
Qui mâaime encore ? â Donne des mains brĂ»lantes,
Donne un brasero de cĆur !
Donne-moi, le plus esseulé,
Fait de glace, ah !, de sept couches de glace
MĂȘme aprĂšs des ennemis,
Enseignant Ă languir mĂȘme aprĂšs des ennemis,
Donne, oui, livre,
Ennemi le plus cruel,
Moi â toi ! â â
Nouveau changement de cap : si, suite Ă sa plainte du dĂ©but, il sâest mis Ă dĂ©fier le dieu, le poussant Ă le faire souffrir davantage ; voilĂ que, aprĂšs lui avoir tenu tĂȘte, il retombe Ă son premier stade : dâĂȘtre gĂ©missant, larmoyant, sorte dâamoureux transi, romantique, en quĂȘte de calme et de confort. De fort quâil sâĂ©tait montrĂ© et semblait ĂȘtre devenu, lâhomme se prĂ©sente Ă nouveau faible, rĂȘvant dâune vie meilleure, pour ainsi dire idĂ©ale : le revoilĂ qui souhaite ne plus souffrir, ne plus ĂȘtre seul, qui dĂ©sire recevoir de la chaleur, de lâamour, etc.
Mais, Ă la diffĂ©rence de tout Ă lâheure, il semble toutefois avoir entre-temps intĂ©grĂ© quelques flĂšches glacĂ©es dĂ©cochĂ©es par le dieu : de brĂ»lant, fiĂ©vreux quâil Ă©tait au dĂ©but, le voilĂ qui se dit dĂ©sormais froid, fait de glace, de sept couches de glace ; le voilĂ qui a appris Ă languir mĂȘme aprĂšs ce quâil nâaime pas, ceux qui le font souffrir, ses ennemis, y compris bien sĂ»r son cruel dieu chasseur.
De guerre lasse, lâhomme rend soudain les armes. Finie la belle rĂ©sistance, le superbe ton de dĂ©fi. Le voilĂ qui a craqué ; le voilĂ prĂȘt Ă se donner, Ă se livrer Ă son cruel ennemi ; le voilĂ prĂȘt Ă recevoir son amour : « Donne, oui, livre, ennemi le plus cruel, moi â toi ! » PlutĂŽt ĂȘtre mal entourĂ© que pas entourĂ© du tout ; plutĂŽt ĂȘtre mal aimĂ©, par un bourreau, une brute, que ne pas ĂȘtre aimĂ© du tout⊠VoilĂ ce que se dit lâhomme, dont lâidĂ©e de lâamour est plus forte que la rĂ©alitĂ© de la souffrance. Ou : que lâidĂ©e de lâabsence de souffrance, lâidĂ©e de bonheur fait rĂȘver dâamour idĂ©al.
Mais il se fourvoie ; sa logique, humaine, idĂ©aliste, nâest pas la bonne. En effet, contrairement Ă toute attente, le dieu, alors quâil pourrait fondre sur sa proie, la possĂ©der, ne se donne pas, ne se livre pas. Loin de lĂ Â : en entendant ces propos, en le voyant flancher, filer, comme au dĂ©but, un mauvais coton, le dieu sâen va, retourne derriĂšre son voile de nuages. Câest du moins ce que nous dĂ©duisons des vers qui suivent :
Parti !
Il a lui-mĂȘme fui,
Mon seul, dernier compagnon,
Mon grand ennemi,
Mon inconnu, â
Le dieu ne lâentend pas de cette oreille. Lâamour, la fusion quâil dĂ©sire nâa rien Ă voir avec les attentes idĂ©alistes de lâhomme. DĂšs que ce dernier cesse de lui rĂ©sister, dĂšs quâil baisse les armes, il perd tout son attrait, tout son charme. Et voilĂ que le dieu guerrier, son seul et dernier compagnon, va voir ailleurs sâil y est : ce quâil aime, lui, le dieu de la vie et de la mort, câest le jeu, la lutte, le combat, lâĂ©lĂ©vation au meilleur niveau â et non la satisfaction, le calme et le bonheur de la victoireâŠ
Mais, Ă ce stade, lâhomme se rend tout Ă coup compte, comme par un retour de lâinstinct de vie, que câest lui-mĂȘme â et non le dieu â qui confond tout et se fourvoie : Ă vrai dire, câest la vie comme telle quâil doit aimer ; la vie ici et maintenant, avec toutes les souffrances quâelle comporte, toutes les rĂ©sistances quâelle implique et tous les dĂ©passements de soi quâelle permet.
Soudain pris de peur quâil soit dĂ©jĂ trop tard, que le dieu â comme incarnation de la vie en tant que telle â soit parti Ă tout jamais, il sâĂ©crie, dans un nouveau cri de dĂ©tresse :
Non ! Reviens !
Avec tous tes martyrs !
Vers le dernier de tous les solitaires
Oh, reviens !
Toutes mes larmes coulent
Vers toi !
Et ma derniĂšre flamme de cĆur
Vers toi sâĂ©lĂšve !
Oh, reviens,
Mon dieu inconnu ! Ma souffrance ! Mon ultime â bonheur !
Lâhomme a fini par comprendre, par saisir quâil faut tout accepter, tout affirmer ce que la vie divine nous donne : la vie dionysiaque ici et maintenant, en son va-et-vient tragique, avec toutes les souffrances et tous les problĂšmes quâelle comporte ; et non la vie telle quâon se lâimagine, telle quâon lâespĂšre, toute de calme, de bonheur, dâamour, de fĂ©licitĂ©.
Le voilĂ qui demande Ă son dieu dâamant de revenir, relevant par ses paroles mĂȘmes son acceptation de la vie : toutes ses larmes dâhomme coulent vers lui, son dieu, dans ses profondeurs cachĂ©es ; et sa derniĂšre flamme de cĆur, son dernier amour dâhomme, de la sombre terre, sâĂ©lĂšve vers lui, son dieu, dans ses hauteurs les plus Ă©thĂ©rĂ©es.
Lâunion des contraires est consommĂ©e : lâhomme est parvenu Ă se reconnaĂźtre lui-mĂȘme en sa nature propre, comme simple partie du tout tragique de la vie. Le voilĂ qui accepte, affirme et dĂ©sire lâamour et mĂȘme la fusion avec son bourreau de dieu inconnu, avec la vie : la souffrance elle-mĂȘme se dĂ©voile comme le stimulant de la crĂ©ativitĂ©, et reprĂ©sente finalement lâultime bonheur permettant Ă lâhomme de se confondre avec la vie divine.
***
Traduction littérale
Mais alors que Zarathoustra contournait un rocher, il a vu, non loin en-dessous de lui, sur le mĂȘme chemin, un homme, qui agitait ses membres comme un fou furieux pour finir par tomber Ă plat ventre sur le sol. « Halte !, a alors dit Zarathoustra Ă son cĆur, celui-lĂ , lĂ -bas, doit ĂȘtre lâhomme supĂ©rieur, câest de lui quâest venu le terrible cri de dĂ©tresse, â je veux voir sâil est lĂ possible dâaider. » Mais quand il est arrivĂ© en courant Ă lâendroit oĂč lâhomme Ă©tait couchĂ© sur le sol, il a trouvĂ© un vieil homme tremblant, aux yeux fixes ; et tous les efforts de Zarathoustra pour le redresser et remettre sur ses jambes Ă©taient vains. Et le malheureux ne semblait pas non plus remarquer que quelquâun Ă©tait auprĂšs de lui ; il a bien plutĂŽt toujours regardĂ© autour de lui en faisant des gestes touchants, comme quelquâun qui est abandonnĂ© et isolĂ© du monde entier. Pourtant, Ă la fin, aprĂšs moult tremblements, spasmes et autres contorsions, il a commencĂ© Ă gĂ©mir comme ça :
Qui me rĂ©chauffe, qui mâaime encore ?
Donnez des mains brûlantes !
Donnez un brasero de cĆur !
Etendu sur le sol, frissonnant,
Pareil Ă un demi-mort, auquel on rĂ©chauffe les pieds â,
Secoué, ah !, de fiÚvres inconnues,
Tremblant devant des flÚches glacées de gel acéré,
Traqué par toi, pensée !
Innommable ! Voilée ! Atroce !
Toi, chasseur de derriÚre les nuages !
Cloué au sol par tes éclairs,
Toi, Ćil narquois qui du fond des tĂ©nĂšbres mâĂ©pies : â voilĂ comment je gis,
Me plie, me tords, tourmenté
Par tous les éternels martyrs,
Frappé
Par toi, le plus cruel chasseur,
Toi, inconnu â dieu !
Frappe plus profond !
Frappe une fois encore !
Transperce, mets ce cĆur en piĂšces !
Pourquoi ces martyrs
Avec des chicots de flÚches ?
Que regardes-tu de nouveau,
Sans te fatiguer du tourment des hommes,
Avec des yeux dâĂ©clairs de dieux malicieux ?
Tu ne veux pas tuer,
Seulement martyriser, martyriser ?
A quoi bon â me martyriser,
Toi, dieu inconnu malicieux ? â
Hahah !
Tu tâapproches en glissant ?
A un tel minuit ?âŠ
Que veux-tu ?
Parle !
Tu me pousses, me presses,
Ah !, déjà beaucoup trop prÚs !
Tu mâĂ©coutes respirer,
Tu Ă©pies mon cĆur,
Toi, jaloux !
â De quoi donc jaloux ?
Loin ! Loin !
A quoi bon lâĂ©chelle ?
Veux-tu entrer,
Dans le cĆur, pĂ©nĂ©trer,
Dans mes plus secrĂštes
Pensées pénétrer ?
Impudique ! Inconnu ! Voleur !
Que veux-tu tâextorquer par le vol ?
Que veux-tu tâextorquer en espionnant ?
Que veux-tu tâextorquer par la torture,
Toi, tortionnaire !
Toi â dieu-bourreau !
Ou devrais-je, semblable au chien,
Me rouler devant toi ?
Me donnant, enthousiaste, hors de moi,
Dâamour pour toi â frĂ©tiller ?
En vain !
Continue à transpercer !
Aiguillon le plus cruel !
Je ne suis pas un chien â seulement ton gibier,
Chasseur le plus cruel !
Ton plus fier prisonnier,
Toi, voleur de derriĂšre les nuagesâŠ
Parle enfin !
Toi qui es cachĂ© tel lâĂ©clair ! Inconnu ! Parle !
Que veux-tu, inconnu â dieu ?
Comment ?
Une rançon ?
Que veux-tu comme rançon ?
Exige beaucoup â voilĂ ce que conseille ma fierté !
Et sois bref â voilĂ ce que conseille mon autre fierté !
Hahah !
Câest moi â que tu veux ? Moi ?
Moi â tout entier ?âŠ
Hahah !
Et tu me martyrises, bouffon que tu es,
Tu brises par le martyre ma fierté ?
Donne-moi de lâamour â qui me rĂ©chauffe encore ?
Qui mâaime encore ? â Donne des mains brĂ»lantes,
Donne un brasero de cĆur !
Donne-moi, le plus esseulé,
Fait de glace, ah !, de sept couches de glace
MĂȘme aprĂšs des ennemis,
Enseignant Ă languir mĂȘme aprĂšs des ennemis,
Donne, oui, livre,
Ennemi le plus cruel,
Moi â toi ! â â
Parti !
Il a lui-mĂȘme fui,
Mon seul, dernier compagnon,
Mon grand ennemi,
Mon inconnu,
Mon dieu-bourreau ! â
Non ! Reviens !
Avec tous tes martyrs !
Vers le dernier de tous les solitaires
Oh, reviens !
Toutes mes larmes coulent
Vers toi !
Et ma derniĂšre flamme de cĆur!
Vers toi sâĂ©lĂšve !
Oh, reviens,
Mon dieu inconnu ! Ma souffrance ! Mon ultime â bonheur !
***
Il sâagit ci-dessus de la premiĂšre partie (1/2) du cinquiĂšme chapitre de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les autres chapitres et parties se trouvent ici.