VOILĂ PLUSIEURS MINUTES que le vieil homme pris pour lâhomme supĂ©rieur Ă©tait effondrĂ© sur le sol et profĂ©rait son poĂšme. Et plusieurs minutes que Zarathoustra Ă©coutait sa plainte vis-Ă -vis de lâinsupportable martyr de la vie. Plainte muĂ©e en dĂ©fi face au dieu inconnu, dieu bourreau de derriĂšre les nuages qui en est responsable. DĂ©fi qui fait que ce dernier se mette Ă tourner amoureusement autour de lui.
Mais, prisonnier de sa vision traditionnelle de lâamour comme douce idylle, toute de calme et de bonheur, lâhomme se met alors Ă filer un mauvais coton et Ă espĂ©rer une vie qui ne soit pas que luttes et souffrances. Et le voilĂ qui rĂ©engage sa plainte initiale. Nullement intĂ©ressĂ© par la miĂšvrerie et la faiblesse, le dieu sâen va alors sans dĂ©lai voir ailleurs sâil y est ; avec pour consĂ©quence que lâhomme comprenne enfin quâil doit accepter la vie comme elle est et se mette Ă implorer le retour du dieu, y compris tous les martyrs qui le caractĂ©risent.
A ce moment, Zarathoustra, qui avait Ă©coutĂ© silencieusement lâhomme passer par ses divers Ă©tats, nâa plus pu se retenir. Il a pris son bĂąton et a frappĂ© de toutes ses forces le gĂ©missant pour le faire taire. « ArrĂȘte !, lui a-t-il criĂ© dâun rire furieux, mais arrĂȘte-toi donc, comĂ©dien ! Faux-monnayeur ! Tricheur ! Menteur intĂ©gral ! Je tâai bien percĂ© Ă jour ! »
A la longue, Zarathoustra sâest en effet rendu compte que lâhomme ne vivait pas vraiment ce quâil profĂ©rait : au fond, sa plainte, son dĂ©fi, le retour de sa plainte et enfin lâinvocation du dieu nâĂ©taient que jeu, que simulacreâŠ
« Je veux bien tâaider, te rĂ©chauffer les jambes, toi, vilain illusionniste. Mais tu sais, je ne vais pas te laisser faire comme ça, te laisser mâembobiner de la sorte. Jâen ai vu dâautres : Ă des gens comme toi, je sais secouer les puces ! »
« Laisse-moi tranquille, a alors rĂ©torquĂ© le vieil homme en se levant dâun bond du sol ! Ne frappe plus, ĂŽ Zarathoustra ! Si jâai fait tout ça, ce nâest que par jeu !
De telles maniĂšres de faire font partie de mon art. Jâai simplement voulu te mettre Ă lâĂ©preuve, quand je tâai donnĂ© Ă entendre cette Ă©preuve ! Et, en vĂ©ritĂ©, je dois avouer que tu mâas bien percĂ© Ă jour ! Mais toi aussi, tu ne mâas pas donnĂ© une petite Ă©preuve de toi-mĂȘme en me frappant de la sorte : tu es dur, sage Zarathoustra ! Tu frappes fort ; et pas seulement avec ton bĂąton, mais aussi avec tes « vĂ©ritĂ©s » ; justement, ton bĂąton extorque de moi â cette vĂ©rité ! »
« Ne me flatte pas, a alors rĂ©pondu Zarathoustra, toujours Ă©nervĂ© et le regard sombre ! Ne me flatte pas, toi, comĂ©dien intĂ©gral ! Tu es la faussetĂ© mĂȘme : comment peux-tu parler â de vĂ©rité !
Toi, paon des paons, qui fait la roue pour aguicher ton monde ! Toi, mer de la vanitĂ©, ocĂ©an dâorgueil et de futilitĂ©s ! Dis-moi, quâest-ce que tu as jouĂ© devant moi, vilain illusionniste ? Dis-moi, Ă qui je devais croire, quand tu jouais ton jeu ? »
« Au pĂ©nitent de lâesprit, a rĂ©pondu le vieil homme, câest lui que jâai joué : lui dont tu as jadis toi-mĂȘme inventĂ© le nom pour signifier lâhomme de la connaissance, le savant qui se sent toujours coupable de ne pas parvenir Ă dĂ©voiler suffisamment bien la vĂ©rité : le poĂšte et illusionniste qui finit par geler de sa froide et mĂ©chante science et conscience et par tourner son esprit contre lui-mĂȘme et se transformer, se mĂ©tamorphoser sans fin.
Et avoue-le donc : je nâai pas trop mal jouĂ© mon rĂŽle ! Il tâa fallu un moment pour dĂ©couvrir mon art et mon mensonge. Oui, je lâai bien senti, tu as joliment cru Ă ma dĂ©tresse quand tu mâas tenu la tĂȘte des deux mains. Ne tâen cache pas, je tâai bien entendu gĂ©mir : « On lâa trop peu aimĂ©, le pauvre homme, trop peu aimé ! » Dâailleurs, en tâentendant gĂ©mir comme ça, intĂ©rieurement, ma mĂ©chancetĂ© jubilait ; jubilait de rĂ©ussir Ă te tromper de la sorte. »
« Tu as dĂ» en tromper des plus fins que moi, a alors dit durement Zarathoustra. Je ne suis pas un ĂȘtre mĂ©fiant, moi. Pour ĂȘtre celui que je suis, pour pouvoir accomplir ma tĂąche, je dois au contraire ĂȘtre crĂ©dule ; je dois ĂȘtre sans prudence : voilĂ comment mon sort veut quâil en soit. Si je nâĂ©tais pas naĂŻf, si jâĂ©tais toujours sur mes gardes, toujours mĂ©fiant, je serais incapable de faire ce que je fais, dâĂȘtre qui je suis, mais serais comme la plupart : un calculateur, un stratĂšge, un manipulateur, toujours centrĂ© sur soi-mĂȘme.
Et si moi, je ne choisis pas, si je dois ĂȘtre comme ça, comme je suis, il nây a pas de raison que ce soit diffĂ©rent pour toi. Bref, tu ne choisis pas non plus, toi, tu dois tromper : jusque-lĂ , je te connais ! Ton lot est de ne pas ĂȘtre simple, mais toujours Ă double, triple, quadruple, et mĂȘme Ă quintuple sens ! MĂȘme ce que tu viens dâavouer, Ă savoir que tout ça nâĂ©tait que du jeu, nâa pour moi longtemps pas Ă©tĂ© suffisamment vrai et faux : a longtemps basculĂ© entre le vrai et le faux !
Toi, vilain faux-monnayeur, comment pourrais-tu faire autrement quâembrouiller les gens ! Tu nâes quâun embrouilleur ; tu nâes que faux-semblants, voiles, mensonges, illusions : mĂȘme nu devant ton mĂ©decin, tu farderais encore ta maladie, alors mĂȘme quâil nâest lĂ que pour tâaider.
VoilĂ comment tu as fardĂ© devant moi ton mensonge : quand tu as dit « si jâai fait tout ça, ce nâest que par jeu ! », tu me trompais encore. Oui, tout ça, tu ne lâas pas fait que par jeu. Il y avait aussi du sĂ©rieux lĂ -dedans. Tu as beau dire que tu joues, tu es bel et bien quelque chose comme un pĂ©nitent de lâesprit ! Jadis, tu as tout misĂ© sur la connaissance, croyant dĂ©voiler le bonheur dans la vĂ©ritĂ©. Au point de te sentir coupable de ne pas parvenir Ă la dĂ©voiler suffisamment bien, la vĂ©ritĂ©. Puis, tu tâes rendu compte que la vĂ©ritĂ© de connaissance nâĂ©tait que froide, sĂšche, abstraite â et tout sauf synonyme de bontĂ© et de bonheur. Et voilĂ que ta mĂ©chante science et conscience a fini par te glacer : en poĂšte, tu as alors tournĂ© ton esprit contre toi-mĂȘme, tu tâes transformĂ©, mĂ©tamorphosĂ© pour devenir un illusionniste, un faux-monnayeur : tu tâes mis Ă jouer les voiles, les masques, les illusions. Et te retrouver tout seul.
Je te devine bien, avec tout le monde, tu ne fais que ça : illusion. Si bien que personne nâarrive Ă te percer Ă jour. Tu uses Ă longueur de journĂ©es de tant de voiles et de masque que, contre toi, pour te cacher Ă toi-mĂȘme ta propre vĂ©ritĂ©, il ne te reste pas de mensonge et de ruse : tu es toi-mĂȘme tout mensonge et ruse, tu nâes toi-mĂȘme quâillusion â tu tâes par lĂ toi-mĂȘme dĂ©sillusionné !
ConsĂ©quence : la seule vĂ©ritĂ© que tu as rĂ©coltĂ©e, câest le dĂ©goĂ»t. Tout a fini par te dĂ©goĂ»ter. Plus un mot de toi nâest authentique, sinon ta bouche elle-mĂȘme : câest-Ă -dire le dĂ©gout de toute chose qui colle Ă ta bouche. »
« Qui es-tu donc !, a ici criĂ© le vieil homme dâune voix de dĂ©fi, avec le mĂȘme ton que tout Ă lâheure dans son poĂšme, quand il dĂ©fiait son bourreau de dieu ! Qui a le droit de me parler comme ça Ă moi, moi lâhomme supĂ©rieur, lâhomme le plus grand qui vit aujourdâhui ? » Et un Ă©clair vert de colĂšre sâest dĂ©cochĂ© de son Ćil en direction de Zarathoustra. Mais, juste aprĂšs, de tendu, solide, colĂ©rique quâil Ă©tait tout Ă coup devenu, il sâest soudain assoupi et, une nouvelle fois mĂ©tamorphosĂ©, il a dit, tristement :
« Ă, Zarathoustra, je suis fatigué : tu as raison, mes artifices me dĂ©goĂ»tent. Je ne suis pas grand. A quoi bon faire semblant, Ă quoi bon feindre encore et encore ! Mais, tu le sais, tu me connais bien : tout ce que jâai fait, ma vie durant, câest aspirer Ă la grandeur, vouloir et chercher la grandeur !
Je voulais reprĂ©senter un grand homme, incarner lâhomme supĂ©rieur, quâon puisse admirer ; ĂȘtre quelquâun en qui on puisse croire et avoir confiance. Et jâen ai convaincu plus dâun : mais ce mensonge a dĂ©passĂ© ma force. VoilĂ que, contre lui, contre sa grandeur, je me brise.
Ă Zarathoustra, tout en moi est mensonge ; tout en moi est inauthentique. Mais le fait que je me brise â cela, ma maniĂšre de me briser, est authentique, tout ce que jâai de plus authentique ! »
« Ăa tâhonore, a alors dit Zarathoustra, sombre et en baissant le regard de cĂŽtĂ©. Ăa tâhonore que tu aies cherchĂ© la grandeur. Mais ça te trahit aussi : tu nâes en effet pas grand.
Vieil et vilain illusionniste, ce que tu as de meilleur et de plus honnĂȘte est lĂ . Ce que jâhonore en toi, câest que tu te sois, Ă la longue, fatiguĂ©, non pas de chercher, mais de faire semblant, de tricher ; que tu aies jetĂ© lâĂ©ponge et avouĂ© que tu nâĂ©tais pas grand.
En cela je tâhonore comme le pĂ©nitent de lâesprit. Et mĂȘme si ça nâa Ă©tĂ© que le temps dâun souffle, pendant cet unique instant, tu as Ă©tĂ© toi-mĂȘme, tu as Ă©tĂ© â authentique.
Mais raconte-moi, que je comprenne : que cherches-tu ici, dans mes forĂȘts et rochers ? Si tu tâes allongĂ© sur mon chemin, comme ça, il doit bien y avoir une raison : en quoi voulais-tu que je te mette Ă lâĂ©preuve ? En quoi voulais-tu me tenter, moi ? »
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra ; et ses yeux Ă©tincelaient de malice, tant il se rendait compte que les raisons dĂ©passent au fond les individus eux-mĂȘmes, que tout sâinscrit dans un mouvement qui nous dĂ©passe. Le vieil illusionniste sâest tu un moment, puis a dit, dans ce sens : « Tâai-je tenté ? Voulais-je vraiment te tenter ? A vrai dire, au fond, je ne fais rien dâautre que chercher.
à Zarathoustra, je cherche un homme, un homme authentique, droit, simple, univoque ; un homme de toute probité, un vase rempli de sagesse, un saint de la connaissance, un grand homme ! Un vrai !
Ne le sais-tu donc pas, Î Zarathoustra ? Je cherche⊠Zarathoustra. »
*
Un long silence sâest alors formĂ© entre les deux hommes. Zarathoustra sâest plongĂ© profondĂ©ment en lui-mĂȘme ; tellement quâil en a fermĂ© les yeux. AprĂšs un temps, il les a rouverts, sâest retournĂ© vers son interlocuteur, lâillusionniste, a pris sa main et lui a parlĂ© en ces termes, pleins de gentillesse, de sagesse et de malice :
« Allez ! Le chemin conduit lĂ -haut, lĂ oĂč se trouve la caverne de Zarathoustra. Dans elle, tu auras tout loisir de chercher celui que tu voudrais trouver.
Et ce faisant, interroge mes animaux de compagnie, mon aigle et mon serpent : ils seront de bon conseil dans tes recherches. Mais tu verras, ma caverne est grande.
Moi-mĂȘme, je nâai pas encore rencontrĂ© de grand homme. Par contre je sais que pour ce qui est de la grandeur, lâĆil des gens les plus fins est aujourdâhui encore bien grossier. Câest aujourdâhui la populace, la vulgaritĂ© qui rĂšgne. Or elle confond tout, aussi la grandeur et la petitesse.
Jâen ai dĂ©jĂ trouvĂ© plusieurs qui faisaient les grands hommes, qui se pavanaient, se tendaient et gonflaient pour impressionner leur monde. Et bien sĂ»r, le peuple sâest empressĂ© de crier : « Regardez donc : un grand homme ! » Mais Ă quoi bon tous les soufflets ! A quoi bon se gonfler comme une baudruche ? Le vent finit toujours par en ressortir. Ces prĂ©tendus grands hommes finissent toujours par se dĂ©gonfler. Une grenouille qui sâest longtemps gonflĂ©e finit toujours par Ă©clater.
Piquer dans le ventre des ĂȘtres gonflĂ©s, voilĂ ce que jâappelle un brave passe-temps. Ecoutez-ça, vous autres garçons !
Câest aujourdâhui la populace, la vulgaritĂ© qui rĂšgne : qui sait aujourdâhui encore ce qui est grand et ce qui est petit ! Qui, aujourdâhui, cherche et trouve la grandeur ? Seul le bouffon : seul le bouffon rĂ©ussit dans sa recherche ! Seul le bouffon finit aujourdâhui par avoir du succĂšs !
Tu cherches de grands hommes, toi, Ă©tonnant bouffon ? Qui tâa appris Ă chercher de grands hommes ? Qui tâa appris Ă chercher ? Est-ce aujourdâhui le moment pour ça ? Ă toi, grave chercheur, en quoi me tentes-tu, moi ? »
Parole de Zarathoustra qui, le cĆur consolĂ© dâavoir percĂ© Ă jour, apaisĂ© et surmontĂ© lâhomme supĂ©rieur, a alors repris son chemin en riant. En riant aussi de ses derniĂšres questions, dont il connaĂźt mieux que personne la rĂ©ponse, lui, Zarathoustra, lâenseignant de lâĂ©ternel retour du mĂȘme et du surhomme, le disciple de Dionysos.
***
Traduction littérale
â Mais ici Zarathoustra nâa pu se contenir plus longtemps, a pris son bĂąton et a frappĂ© de toutes ses forces sur le gĂ©missant. « ArrĂȘte !, lui a-t-il criĂ© dans un rire furieux, arrĂȘte, toi comĂ©dien ! Toi faux-monnayeur ! Toi menteur de fond en comble ! Je te reconnais bien !
Je veux bien te rĂ©chauffer les jambes, toi, grave illusionniste, Ă des gens comme toi je sais bien â secouer les puces ! »
â « DĂ©gage, a dit le vieil homme et sâest levĂ© dâun bond du sol, ne frappe plus, ĂŽ Zarathoustra ! Je ne lâai fait comme ça que pour le jeu !
De telles choses font partie de mon art ; toi-mĂȘme, jâai voulu te mettre Ă lâĂ©preuve quand je tâai donnĂ© cette Ă©preuve ! Et, en vĂ©ritĂ©, tu mâas bien percĂ© Ă jour ! Mais toi aussi, tu ne mâas pas donnĂ© une petite Ă©preuve de toi : tu es dur, toi, sage Zarathoustra ! Tu frappes fort, avec tes « vĂ©ritĂ©s », ton bĂąton extorque de moi â cette vĂ©rité ! »
â « Ne me flattes pas, a rĂ©pondu Zarathoustra, toujours Ă©nervĂ© et le regard sombre, toi comĂ©dien de fond en comble ! Tu es faux : que parles-tu â de vĂ©rité !
Toi, paon des paons, toi, mer de la vanitĂ©, quâest-ce que tu as jouĂ© devant moi, toi, grave illusionniste, Ă qui devais-je croire, quand tu te plaignais dans cette forme ? »
« Le pĂ©nitent de lâesprit, a dit le vieil homme, câest lui que jâai joué : câest toi-mĂȘme qui a, jadis, inventĂ© ce mot â
â le poĂšte et illusionniste, qui finit enfin par tourner son esprit contre lui-mĂȘme, le mĂ©tamorphosĂ©, qui gĂšle de sa mĂ©chante science et conscience.
Et avoue-le donc : ça a durĂ© longtemps jusquâĂ ce que tu dĂ©couvres mon art et mon mensonge. Tu as cru Ă ma dĂ©tresse, quand tu mâas tenu la tĂȘte des deux mains, â
â je tâai entendu gĂ©mir, « on lâa trop peu aimĂ©, trop peu aimé ! » De tâavoir trompĂ© Ă ce point, ma mĂ©chancetĂ© en jubilait intĂ©rieurement. »
« Tu as dĂ» en tromper des plus fins que moi, a dit durement Zarathoustra. Je ne me mĂ©fie pas des trompeurs, je dois ĂȘtre sans prudence : voilĂ comment mon sort veut quâil en soit.
Mais toi â tu dois tromper : jusque-lĂ , je te connais ! Tu dois toujours ĂȘtre Ă double, triple, quadruple, quintuple sens ! MĂȘme ce que tu as reconnu maintenant nâa pour moi longtemps pas Ă©tĂ© suffisamment vrai et faux !
Toi, grave faux-monnayeur, comment pourrais-tu faire autrement ! Ta maladie, tu la farderais encore quand tu te montrerais nu à ton médecin.
VoilĂ comment tu as fardĂ© devant moi ton mensonge, quand tu as dit : « Je ne lâai fait comme ça que pour le jeu ! » Il y avait aussi du sĂ©rieux lĂ -dedans, tu es quelque chose comme un pĂ©nitent de lâesprit !
Je te devine bien : tu es devenu lâillusionniste de tous, mais contre toi il ne te reste pas de mensonge et de ruse â tu tâes toi-mĂȘme dĂ©sillusionné !
Tu as rĂ©coltĂ© le dĂ©goĂ»t comme ton unique vĂ©ritĂ©. Plus un mot Ă toi nâest authentique, sinon ta bouche : câest-Ă -dire le dĂ©goĂ»t qui colle Ă ta bouche. » â â
â « Qui es-tu donc !, a ici criĂ© le vieil illusionniste dâune voix de dĂ©fi, qui a le droit de me parler comme ça, le plus grand qui vit aujourdâhui ? » â Et un Ă©clair vert sâest dĂ©cochĂ© de son Ćil en direction de Zarathoustra. Mais juste aprĂšs ça il sâest mĂ©tamorphosĂ© et a dit tristement :
« Ă, Zarathoustra, je suis fatiguĂ©, mes artifices me dĂ©goĂ»tent, je ne suis pas grand, Ă quoi bon feindre ! Mais, tu le sais bien â je cherchais la grandeur !
Je voulais reprĂ©senter un grand homme et jâen ai convaincu beaucoup : mais ce mensonge a dĂ©passĂ© ma force. Contre lui je me brise.
Ă Zarathoustra, tout en moi est mensonge ; mais le fait que je me brise â cela, ma maniĂšre de me briser, est authentique ! » â
« Ăa tâhonore, a dit Zarathoustra, sombre et en baissant le regard de cĂŽtĂ©, ça tâhonore que tu aies cherchĂ© la grandeur, mais ça te trahit aussi. Tu nâes pas grand.
Vieil et grave illusionniste, câest lĂ ton meilleur et plus honnĂȘte, ce que jâhonore en toi, que tu te sois fatiguĂ© et lâaies dit : « Je ne suis pas grand ».
En cela je tâhonore comme pĂ©nitent de lâesprit : et ne serait-ce que le temps dâun souffle et moment, pendant cet unique instant, tu as Ă©tĂ© â authentique.
Mais raconte, que cherches-tu ici dans mes forĂȘts et rochers ? Et si tu tâes allongĂ© sur mon chemin, quelle Ă©preuve voulais-tu de moi ? â
â en quoi voulais-tu me tenter ? » â
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra, et ses yeux Ă©tincelaient. Le vieil illusionniste sâest tu un moment, puis il a dit : « Tâai-je tenté ! Je â ne fais que chercher.
à Zarathoustra, je cherche un homme authentique, droit, simple, univoque, un homme de toute probité, un vase de sagesse, un saint de la connaissance, un grand homme !
Ne le sais-tu donc pas, Î Zarathoustra ? Je cherche Zarathoustra. »
*
â Et ici un long silence sâest formĂ© entre les deux ; mais Zarathoustra sâest plongĂ© profondĂ©ment en lui-mĂȘme, en sorte quâil en a fermĂ© les yeux. Mais ensuite, se retournant sur son interlocuteur, il a pris la main de lâillusionniste et a parlĂ©, plein de gentillesse/sagesse et de malice :
« Allez ! Le chemin conduit là -haut, là se trouve la caverne de Zarathoustra. Dans elle tu peux chercher celui que tu voudrais trouver.
Et demande conseil Ă mes animaux, mon aigle et mon serpent : ils doivent tâaider Ă chercher. Mais ma caverne est grande.
Moi-mĂȘme, bien sĂ»r, je nâai pas encore vu de grand homme. Par contre pour ce qui est grand, lâĆil des plus fins est aujourdâhui grossier. Câest le rĂšgne de la populace.
Jâen ai dĂ©jĂ trouvĂ© plusieurs qui se tendaient et gonflaient, et le peuple a crié : « Voyez donc, un grand homme ! » Mais en quoi tous les soufflets aident-ils donc ! Le vent finit toujours par en sortir.
Une grenouille qui sâest longtemps gonflĂ©e finit toujours par Ă©clater. Piquer dans le ventre dâun enflĂ©, voilĂ ce que jâappelle un brave passe-temps. Ecoutez-ça, vous autres garçons !
Cet aujourdâhui est celui de la populace : qui sait encore ce qui est grand, ce qui est petit ! Qui a cherchĂ© la grandeur avec succĂšs ! Seul un bouffon : le bouffon y rĂ©ussit.
Tu cherches de grands hommes, toi, Ă©tonnant bouffon ? Qui te lâa appris ? Est-ce aujourdâhui le moment pour ça ? Ă toi, grave chercheur, que â me tentes-tu ? » â â
Parole de Zarathoustra, le cĆur consolĂ©, et il a repris son chemin en riant.
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Il sâagit ci-dessus de la seconde partie (2/2) du cinquiĂšme chapitre de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les autres chapitres et parties se trouvent ici.