FILM DE JIM JARMUSCH, avec John Hurt, Tilda Swinton, Mia Wasikowska, Tom Hiddleston, USA, 2014. Lutte des forces musicales dans un monde aux abois. A ne pas manquer.
Adam et Eve, tout le monde les connaît ; ou en a en tout cas entendu parler. Adam, c’est l’homme que Dieu a modelé à son image, dans l’Eden, le paradis terrestre. Eve, c’est la femme que Dieu a créée à partir d’une côte d’Adam, pour que ce dernier ne soit pas tout seul. Dans la vision chrétienne du monde, Adam et Eve forment le premier couple humain. Couple bienheureux. Jusqu’à ce qu’ils succombent à la tentation de connaissance. Avec pour conséquence d’être expulsés du paradis et de se mettre à peupler la terre.
Si cette histoire, tout le monde la connaît, seuls ceux qui ont vu le dernier Jim Jarmusch savent que loin de n’être que des personnages bibliques, des figures symboliques, antédiluviennes, mortes depuis longtemps, Adam et Eve existent bel et bien encore. Pas aux yeux de tous, bien sûr, mais dans l’ombre, en toute discrétion, incognitos, invisibles à la plupart. Depuis plusieurs siècles, et sans avoir pris la moindre ride.
Tout commence dans une danse révolutionnaire. La danse cyclique des étoiles dans le ciel, qui tournent lentement, dans un sens ; et la danse des lettres gothiques du générique, qui tourne dans l’autre sens. Puis, les étoiles semblent s’allonger, tourner plus vite, pour former des cercles concentriques, et finalement se fondre dans la danse d’un vinyle sur un tourne-disque.
Et le tournoiement de se prolonger. D’abord, on voit, d’en-haut, le disque, qui tourne ; puis, dans un plan plus large, toujours d’en-haut, la chambre dans laquelle, justement, tourne le disque. Tournoyante, l’image s’approche de plus en plus du sol, poussant le spectateur à se mettre à tourner lui aussi – et à entrer dans la danse.
Qui dit danse dit évidemment musique. Musique des sphères. Et musique du disque, qui éveille nos sens, tous nos sens, et pas seulement nos oreilles. Une seule et même musique qui emplit deux pièces, en plus de la salle de cinéma. Dans la première se trouve un homme, sur le dos, les yeux fermés, comme ivre, plongé dans la musique. Dans la seconde une femme, elle aussi sur le dos, les yeux fermés, comme ivre, plongée dans la musique. Un homme, une femme. Ici et là. Ivres. Ivres de musique. Rassemblés par l’ivresse, la musique, la vie… l’amour. Adam et Eve, ou mieux Adam and Eve (attention de prononcer à l’anglaise), les protagonistes du dernier film de Jim Jarmusch.
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Adam and Eve sont un couple, comment dire… peu conventionnel. Lui, il vit à Détroit, ville à l’immense patrimoine musical – qui a vu naître le gospel, le jazz, le rythm and blues, la soul, le rap, le rock ou encore la techno. Elle, elle vit à Tanger, fameuse capitale culturelle pour les artistes du monde entier. Sa chambre à lui est remplie d’instruments de musique, de disques, d’enregistreurs, de câbles et autres haut-parleurs. Sa chambre à elle est jonchée de livres, de tous les styles, thèmes, couleurs, grandeurs, époques.
Des jouisseurs ? Des amateurs d’art et de culture ? Pas le moins du monde ! La musique, la littérature, la poésie, l’histoire, les arts en général, et même la science, loin de s’en délecter et s’en divertir, ils en sont ni plus ni moins les producteurs. En catimini, sans que personne le sache – ou presque. Amoureux qu’ils sont, l’un de l’autre bien sûr, mais surtout de la musique et de l’ivresse de la vie ainsi que des forces, des mystères et des innombrables possibilités que la vie recèle, ils sont à vrai dire derrière toutes les grandes œuvres, dont ils sont la source d’inspiration… musicale.
C’est cette sensibilité artistique, musicale, qu’ils insufflent aux artistes proprement dits, qui rend Adam and Eve non conventionnels : avec leur vieil ami Kit, énigmatique écrivain de génie, ils forment un petit monde dans le monde. Un peuple à part, en marge de la grande foule ; une poche de résistance dans un monde de sourds, d’êtres pragmatiques, remplis d’idées toutes faites et qui se vautrent dans les plaisirs calibrés. Un clan secret, qui vit reclus, à l’abri de la lumière, des agitations et autres tricheries du jour. Ce sont ce qu’on appelle parfois des travailleurs de l’ombre, des passeurs, serviteurs de forces obscures.
Evidemment, leur existence et rapport au monde est difficilement cernable. Au moins pour ceux qui ne sont pas aux aguets, qui ne sont pas initiés à la musique, qui vivent dans un monde de dupes, de toute rationalité et de toute platitude. Impossible, en effet, d’avoir une connaissance claire, nette, précise de l’inspiration et autres forces énigmatiques qui font écho à la musique des sphères. Et pourtant, ces puissances ont leur influence. Ce sont elles qui rythment et guident la vie sur terre. Ou plutôt ont eu leur influence : les choses semblent en effet mal tourner aujourd’hui. Au moins pour ce qui concerne les hommes. Elles sont à la peine, de moins en moins considérées, de moins en moins comprises, de plus en plus traquées, décryptées et écrasées. Jusque dans leurs moindres recoins.
C’est ainsi que ce petit monde à part se trouve contraint de vivre toujours plus en marge, et que ceux qui le composent se voient taxés de tous les noms détestés : hérétiques, monstres, sorciers, ou encore – pourquoi pas ? – vampires… Oui, des vampires, ces êtres fantasmatiques, au sujet desquels on raconte beaucoup de choses, sans vraiment savoir ce qu’il en est : qu’ils sont livides, qu’ils vivent à l’envers de la bienséance, qu’ils honorent la nuit et craignent le jour, et surtout qu’ils ont de longues canines qui leur permettent, en cas de besoin, de boire le sang de leurs victimes.
Mais le problème – car il y a un problème –, ce n’est pas l’existence de ces gens marginaux. Non, le désastre – car il ne s’agit pas que d’un problème, mais bien d’un dés-astre –, c’est ce que devient la vie de la majorité, du commun des mortels, des simples hommes. Pas les êtres modestes, qui tendent l’oreille aux forces surpuissantes – elles qui ont mille choses à nous dire, elles qu’il convient d’accompagner, de stimuler, de défendre ; toujours sur la pointe des pieds, en restant à sa place, en gardant leurs secrets, en respectant les clauses de confidentialité. Pas les amis d’Adam, d’Eve et de Kit, eux qui les épaulent, les aident dans leurs mystérieuses productions et recherches. Mais les « zombies » : tout être orgueilleux, dégénéré, qui ne cherche que son succès, confort et plaisir personnel, détournant les découvertes des arts et de la science, auxquelles il ne comprend d’ailleurs rien, à des fins purement mercantiles et égoïstes. Ceux-ci sont malades, jusque dans leur sang : quoi qu’ils fassent, ils agissent de travers, avec pour conséquence de détruire et contaminer le monde, la vie, sans même parler d’eux-mêmes, qui n’ont à vrai dire aucun intérêt.
Et voilà que Détroit n’est aujourd’hui plus qu’une ville en ruine, pleine de structures vides, abandonnée aux chiens errants et à la poussière. Et que Tanger est la proie du recel, du marché noir, de la prostitution et de toutes sortes de malhonnêtetés.
Situation désespérante pour ceux qui aiment et nourrissent le monde, pour Adam, Eve, Kit. De sorte que leur vie – et par leur intermédiaire la vie tout court – se trouve menacée.
Finalement, à en croire Jim Jarmush, seuls l’amour, le désir, la soif de vie, de sang et de santé semblent en mesure de les remettre en piste. Pour une nouvelle danse, d’autant plus révolutionnaire, d’autant plus renversante, serait-ce au prix d’un désastre pour les zombies.