Tous ideologues QQuestion en rapport avec le dernier article posté sur ce site : celui en lien avec les attentats contre Charlie Hebdo. Si j’ai bien lu et bien compris, vous y affirmez que nous sommes tous des idiots. Tous : journalistes, gamins irresponsables, fous pris de folie meurtrière ou même simple témoins, passifs mais malgré tout pris par tout ça.
Que nous sommes tous des idiots et au fond les mêmes idiots. Que nous sommes des idiots parce que nous nous laissons guider sans réfléchir par une idéologie. Mais de quelle idéologie parlez-vous ? Moi, par exemple, je n’ai pas l’impression que les journalistes, ou au moins les bons journalistes, sont marqués par une idéologie. Ils essaient simplement d’être critiques et de rester logiques, justement dans le but de dévoiler la vérité en dehors de toute idéologie, non ?
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Tous ideologues ROui, bonne lecture ! Nous sommes tous des idiots, prisonniers de la même idéologie. On a beau prétendre le contraire – d’ailleurs, c’est fou, tout le monde croit le contraire –, on est tous des idéologues, et donc des… idiots, des dupes. Y compris les journalistes, et même les meilleurs d’entre eux : ceux qui, loin de raconter spontanément ce qui leur passe par la tête, opèrent toute une réflexion critique avant de se prononcer. Des idiots, des dupes, je vous dis ! Tout comme les scientifiques, les économistes, les informaticiens, les hommes politiques, les ingénieurs, les médecins, les enseignants, les intellectuels et tous les autres gens importants de notre société : nous sommes tous des idiots, des dupes, possédés par une seule et même idéologie.
Bien sûr, personne ne sera d’accord, tout le monde vous dira que les idéologies, par chez nous, c’est fini, que c’est du passé, qu’on en a triomphé : fini le totalitarisme, le communisme, et tous les « -isme », tous les systèmes de pensée absolus. On vous dira qu’aujourd’hui, l’heure est à l’ouverture, à la tolérance, à l’égalité, à la démocratie, à la victoire des droits de l’homme et toutes les valeurs qui vont avec ; liberté de conscience, d’expression, de presse, de culte, etc.
Et pourtant non. On a beau dire, on a beau croire : on n’est en rien sorti de l’idéologie. Bien au contraire : on est même plus dedans que jamais, plongés dedans de la tête aux pieds dans l’idéologie, prisonniers de part en part, sans le savoir.
De quelle idéologie ? Pour y répondre, il faut évidemment d’abord s’entendre sur le mot « idéologie » lui-même – terme si chargé et tant galvaudé aujourd’hui. Bonne nouvelle : l’étymologie nous renseigne d’emblée à merveille : l’idéologie c’est, en grec, le logos de l’idea ; c’est-à-dire, en français, le discours rationnel, le logos, la science de l’idée.
Ainsi, selon le Petit Robert, l’« idéologie » est l’« ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe ».
Bon, bien sûr, chacun vous affirmera qu’il n’est, lui, en aucune manière dominé par un système d’idées, mais qu’il a au contraire toujours en vue la réalité : qu’il est réaliste, et libre, dans sa pensée ; qu’il est doué d’un esprit critique, pragmatique, scientifique. Tout le monde vous dira ça.
Mais… justement, en vous disant ça, personne ne se rend compte que son affirmation, sa position – prétendument réaliste, scientifique, pragmatique, critique –, son… idée à son propos, tout comme finalement la réalité elle-même, sont toujours et encore façonnées par des… idées, les mêmes idées toutes faites.
Quelles idées ? Nous en venons à la clé de notre l’affaire : les idées de toute clarté, de toute stabilité, de toute rationalité et de toute moralité – de l’ordre du vrai, du beau et du bien – jadis établies par Platon. Oui, on a beau croire le contraire, on est depuis la nuit des temps, depuis plus de deux millénaires et demi, tributaires des mêmes idées, de la même vision idéaliste des choses, de la même structure de pensée dualiste, manichéiste qui découle du monde des idées de Platon. Avec d’un côté le vrai, de l’autre le faux ; d’un côté le beau, le bien, de l’autre le laid, le mauvais ; d’un côté la lumière, la vie, de l’autre l’ombre, la mort ; d’un côté les amis, de l’autre les ennemis.
A chaque fois qu’on réfléchit, et même pire, plus on réfléchit, mieux on réfléchit, plus et mieux on met en œuvre notre logique, notre raison, notre intelligence, notre esprit critique, plus on cherche la vérité, plus on est tributaire de nos… idées, de notre vision idéaliste, dualiste, morale du monde. Plus on est prisonnier d’un système de pensée qui nous pousse à voir, à mesurer, à juger le monde, la réalité et la vérité à partir d’idées toutes faites. Idées de toute rationalité, moralité et pureté qui sont par définition dénuées de toute ombre, de toute ambiguïté, de tout mystère, de tout côté négatif, de tout changement, de toute mort ; idées toutes claires, finalement dénuées de toute possibilité et donc de toute… vie.
La voilà, notre idéologie, voilà ce qui nous instrumentalise, nous mène en bateau, et fait de nous tous des idiots, des dupes : c’est notre conception même de la réalité, de la vérité et de la pensée ; les structures mêmes de notre pensée et de notre vision idéaliste du monde ; c’est le fait que nous cherchions toujours et partout automatiquement à faire correspondre la réalité, la vérité à des idées préétablies, à des modèles idéaux, au lieu de chercher à accompagner productivement ce qui se passe.
Allez, qu’on se le dise, pour que vive la phusis – et non le consensus et la barbarie.
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Tous les mardis, PHUSIS donne une perspective phusique à une actualité, un événement, un extrait de texte, une pensée, une sensation, un problème ou n’importe quel phénomène jubilatoire ou inquiétant de notre monde formidable. Le matin, à 6h30, un phusicien poste un bref article, sous forme de question à méditer. Puis, à midi, PHUSIS propose une réponse et mise en perspective.
Ca, c’est excellent, merci!
Mais… Comment, concrètement, sortir de l’idéologie? Si toute notre pensée, notre vision du monde, notre langage, etc., sont engluées dedans, comment faire pour (s’)en sortir? Parce qu’on ne change pas de « mode d’être », si vous me passez l’expression, en deux coups de cuillère à pot…
La difficulté me paraît énorme. Comment aurait-il fallu réagir à l’attentat contre Charlie Hebdo sans tout de suite considérer les frères Kouachi comme des barbares, par exemple? Sans tout de suite se dire qu’il s’agissait d’une attaque contre nos valeurs (de démocratie, de liberté de la presse, d’opinion, etc.)? Sans tout de suite voir les terroristes comme nos ennemis (et les musulmans avec eux, car l’amalgame est vite fait – mais c’est une autre histoire…)?
Aurait-il fallu prendre en compte déjà les forces obscures qui (nous) viennent d’ailleurs et ne font somme toute que venir rééquilibrer la situation, marquée par un terrible déséquilibre (au profit de la lumière vs. l’ombre) en Occident? La phusis est capable de faire cela, parce qu’elle comprend cela. Elle sait que nous sommes pris dans une idéologie mortifère. Elle sait que le terrorisme n’est que le retour de bâton auquel, un jour ou l’autre, l’Occident allait devoir faire face.
Mais la phusis elle-même – et par là son principal contributeur – sont-ils réellement capables de sortir complètement de l’idéologie qu’ils dénoncent? N’utilisent-ils pas les mêmes termes que les idéologues pour désigner les mêmes choses, d’une façon ou d’une autre? A nouveau: est-il VRAIMENT possible de sortir d’une vision du monde fondée il y a plus de 2000 ans par Platon?
Oh là là, grandes questions. On va s’y atteler progressivement…