Tard dans lâaprĂšs-midi, aprĂšs avoir longtemps errĂ© en vain dans les montagnes, Ă la recherche de lâhomme supĂ©rieur dont il entendait au loin lâappel au secours, Zarathoustra est revenu chez lui, vers sa caverne. Mais quand il sâest trouvĂ© devant elle, Ă moins de vingt pas, il est arrivĂ© ce Ă quoi il sâattendait le moins : il a de nouveau entendu lâinquiĂ©tant cri de dĂ©tresse.
Quel Ă©tonnement : le cri venait cette fois de lâintĂ©rieur de sa propre caverne. CâĂ©tait un long cri, multiple, Ă©trange. TrĂšs vite, Zarathoustra a distinguĂ© quâil Ă©tait composĂ© de beaucoup de voix ; bien quâĂ lâentendre de loin il rĂ©sonnait comme le cri dâune seule bouche. Plusieurs hommes appelaient, ensemble, au secours. Dâune seule et mĂȘme voix, plusieurs hommes manifestaient, ensemble, leur souffrance, leur dĂ©tresse.
Zarathoustra a alors bondi vers sa caverne. Et quel spectacle ne lâattendait pas aprĂšs ce concert ! Ils Ă©taient tous assis lĂ , ensemble, cĂŽte Ă cĂŽte, tous les hommes quâil avait croisĂ©s la journĂ©e durant et quâil avait conviĂ© dans sa caverne : le roi de droite et le roi de gauche, le vieil illusionniste, le pape, le mendiant volontaire, lâombre, le consciencieux de lâesprit, le triste devin, lâĂąne. Et le plus laid des hommes, aussi, mais quant Ă lui difficilement reconnaissable : il sâĂ©tait en effet mis une couronne sur la tĂȘte et avait ceint deux Ă©charpes de pourpre autour de lui. Difficilement reconnaissable parce que, comme tous les gens laids, il aimait se dĂ©guiser et faire le beau ; il aimait recouvrir sa laideur, faire semblant dâĂȘtre autre chose que ce quâil est, quelque chose de mieux, de plus beau.
Quelle dĂ©solante sociĂ©té ! Tous des hommes de haut rang qui, en mĂȘme trĂšs diffĂ©rents et trĂšs ressemblants, poussent le mĂȘme cri : cri de dĂ©tresse qui leur vient de leur dĂ©goĂ»t, de leur effroi vis-Ă -vis du monde tel quâil est devenu, de leurs semblables, leurs congĂ©nĂšres tels quâils sont devenus, en bas, en plaine, du cĂŽtĂ© de la ville. Aussi ont-ils quittĂ© leur entourage et ont grimpĂ© vers les hauteurs, Ă la recherche dâautre chose, Ă la recherche de Zarathoustra, pour quâil leur enseigne ses vĂ©ritĂ©s : le surhomme, la volontĂ© de puissance, lâĂ©ternel retour du mĂȘme, la sagesse tragique.
Mais, dans la caverne, il nây avait pas que ces hommes. Au milieu dâeux se trouvait en effet lâaigle de Zarathoustra. Non pas calme et serein, comme dâhabitude, mais tout hĂ©rissĂ© et agitĂ©, car il devait rĂ©pondre Ă mille questions auxquelles sa fiertĂ© nâavait pas de rĂ©ponse. Comment lâaigle, le roi des oiseaux, qui incarne la maĂźtrise des plus terribles forces cĂ©lestes, qui seul ose fixer le soleil sans se brĂ»ler les yeux, pourrait-il donner rĂ©ponse Ă toutes les questions, forcĂ©ment idĂ©alistes, subjectivistes, nausĂ©euses de ces Occidentaux en dĂ©tresse ? Heureusement, il nâĂ©tait pas seul : le serpent, lâautre animal de compagnie de Zarathoustra, quant Ă lui le plus avisĂ© de la terre, sous le soleil, Ă©tait lĂ lui aussi, suspendu au cou de lâaigle, lui permettant de faire face Ă la situation malgrĂ© les difficultĂ©s.
Zarathoustra a regardĂ© ce spectacle avec grand Ă©tonnement. Avant dâexaminer, lâun aprĂšs lâautre, chacun de ses hĂŽtes avec une curiositĂ© bienveillante. Pour un court instant, il ne sâest pas seulement contentĂ© de les regarder de lâextĂ©rieur, mais sâest plongĂ© en eux, dans chacun dâentre eux, se rappelant leur rencontre, plus tĂŽt dans la journĂ©e. Et il a lu dans leur Ăąme. Non sans sâĂ©tonner Ă nouveau du profond malheur qui les assaille tous, chacun Ă sa maniĂšre : malheur qui dĂ©coule du fait quâils sont dĂ©sespĂ©rĂ©s, quâils ne trouvent plus de sens Ă donner aux choses, Ă leur vie, Ă la vie en gĂ©nĂ©ral ; du fait que tous leurs efforts, toute leur bonne volontĂ© leurs apparaissent vains.
Entre temps, alors que Zarathoustra les scrutait ainsi les hommes rassemblĂ©s sâĂ©taient levĂ©s de leur siĂšge. Ils attendaient respectueusement que Zarathoustra se mette Ă parler, comme un messie porteur de bonnes paroles. Or voilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra, en commençant par rĂ©sumer la situation :
« Vous autres dĂ©sespĂ©rĂ©s ! Vous autres Ă©tranges personnages ! Câest donc votre cri de dĂ©tresse, votre cri Ă tous et Ă chacun, que jâai entendu et qui mâa fait marcher et chercher tout au long de la journĂ©e ? » Puis, comme sâil se parlait Ă lui-mĂȘme : « Me voilĂ donc qui sais maintenant oĂč trouver celui que jâai cherchĂ© en vain, lâhomme supĂ©rieur : lâhomme supĂ©rieur parce quâil a Ă©tĂ© parfaitement Ă©duquĂ©, parce quâil est devenu parfaitement clair, parfaitement rationnel, idĂ©aliste, pragmatique, parce quâil a rĂ©ussi Ă se hisser Ă haut niveau, au plus haut niveau, dans la sociĂ©tĂ©, pour devenir un homme important, de haut rang.
Lâhomme supĂ©rieur se trouve dans ma propre caverne ! Tous ces hommes, qui se trouvent lĂ , sont des incarnations, des modes de lâhomme supĂ©rieur ! Mais pourquoi est-ce que je mâĂ©tonne de sa prĂ©sence lĂ -haut ? Ne lâai-je pas moi-mĂȘme attirĂ© ici, chez moi, en lui promettant des offrandes de miel ? Nâai-je pas moi-mĂȘme aguichĂ© chacun de ces hommes supĂ©rieurs en lui faisant miroiter mon bonheur, en lui faisant entendre les astucieux cris dâappel et de partage de mon bonheur ? De mon bonheur si dĂ©licieux â et si diffĂ©rent de celui de la plupart ? Si dĂ©licieux â et si diffĂ©rent de celui auquel ils aspiraient jusquâici ? »
Puis, sâadressant de nouveau Ă eux : « Pourtant, Ă vous voir comme ça, tous, ensemble, dans ma caverne, vous paraissez bien loin de vous rĂ©jouir de mon miel et de mon bonheur. Il me semble que la sociĂ©tĂ© des hommes ne vous sied pas moins mal lĂ -haut quâen plaine ! Assis, tous ensemble, ici, chez moi vous ĂȘtes comme en ville, vous vous affligez mutuellement le cĆur. Ah, dĂ©solants hommes supĂ©rieurs avec votre dĂ©solant cri de dĂ©tresse !
Seuls, ou juste comme ça, entre vous, vous ne vous en sortez pas. Et vous ne vous en sortez pas non plus avec mon aigle et mon serpent. Il faut dâabord que quelquâun vienne vers vous. Que quelquâun vienne pour vous faire retrouver votre bonne humeur. Que quelquâun vienne et vous fasse de nouveau rire ! Un bon et joyeux guignol, un danseur, un vent lĂ©ger, un diablotin, nâimporte quel vieux bouffon, pour autant quâil vous aĂšre lâesprit et vous fasse rire. Vous nâĂȘtes pas dâaccord ? Quâest-ce que vous en pensez ? Quâest-ce quâil vous semble ? »
Et Zarathoustra de poursuivre, de son plus grand sĂ©rieux qui⊠en mĂȘme temps fait rire : « Pardonnez-moi donc, vous autres dĂ©sespĂ©rĂ©s, que je parle comme ça devant vous, vous qui ĂȘtes de si haut rang ; que je vous parle avec des mots si petits, si simples ; des mots indignes, il est vrai, de tels hĂŽtes ; indignes des hommes supĂ©rieurs que vous ĂȘtes !
Mais vous ne devinez pas ce qui me permet de me prononcer si simplement, sans fioriture, si loin de la maniĂšre dont on vous parle gĂ©nĂ©ralement : vous ne devinez pas ce qui donne du courage Ă mon cĆur, ce qui me permet dâĂȘtre tout simple : vous-mĂȘmes ! Vous-mĂȘmes et le spectacle que vous mâoffrez ! Pardonnez-moi de vous le dire comme ça ! Car il en est bien ainsi : tout le monde devient courageux en regardant un dĂ©sespĂ©rĂ©. Oui, oĂč que ce soit, quand que ce soit, quâimporte lâĂ©tat dans lequel on est, on se sent toujours suffisamment fort pour consoler celui qui est la proie du dĂ©sespoir.
Par votre dĂ©tresse, par votre malheur, vous mâavez donnĂ© cette force ! Un bon cadeau, un joli don, mes nobles hĂŽtes ! Pas un bibelot, juste comme ça, mais un vrai et honnĂȘte cadeau dâhĂŽte ! Allez, ne vous fĂąchez pas si je vous offre moi aussi ce qui mâest le plus propre.
Bien sĂ»r, câest ici mon royaume et mon domaine, lĂ -haut : mais ce qui est mien, pour ce soir et cette nuit, doit aussi ĂȘtre Ă vous. Soyez chez moi comme chez vous ! Mes animaux, mon aigle et mon serpent, sont lĂ pour vous servir : que ma caverne soit votre lieu de repos !
Chez moi, dans mon foyer, dans ma maison, nul ne doit dĂ©sespĂ©rer. Sur mon territoire, je mâoccupe de tout le monde, je protĂšge tout un chacun de ses bĂȘtes sauvages. Et telle est bien la premiĂšre chose que je vous offre, mes chers hĂŽtes : la sĂ©curitĂ©, le calme, lâassurance qui vous fait tant dĂ©faut, agitĂ©s, harcelĂ©s que vous ĂȘtes par vos idĂ©es, vos principes, votre personne, vos gens, votre volontĂ© de toujours bien faire, votre peur de ne jamais rĂ©ussir Ă faire assez bien, votre mauvaise conscience !
Et la deuxiĂšme chose que je vous offre, mes chers hĂŽtes, est⊠mon petit doigt. Et quand vous lâaurez pris, mon petit doigt, nâhĂ©sitez pas Ă prendre davantage. A prendre toute la main ! NâhĂ©sitez pas ! Et prenez jusquâĂ mon cĆur avec ça ! Prenez tout ce que vous pouvez ! Je suis assez riche pour ça ! Oui, regardez, je dĂ©borde de richesse ! Bienvenue ici, bienvenue chez moi, dans mon domaine, mes chers hĂŽtes et amis, le domaine de lâexcĂšs de richesse de vie ! »
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra, puis il a ri trĂšs fort, dans un Ă©lan de vie, dans un Ă©lan Ă la fois dâamour et de mĂ©chancetĂ© tel quâil appartient Ă la vie en sa surabondance propre, toujours en train de mettre en pĂ©ril et de rĂ©tablir lâĂ©quilibre.
Suite à ce mot de bienvenue, les hÎtes de Zarathoustra se sont inclinés encore une fois, solennellement, devant lui, et se sont tus respectueusement, un bon moment. Puis le roi de droite a soudain pris la parole pour répondre à Zarathoustra, à vrai dire en leur nom à tous :
« A la façon, ĂŽ Zarathoustra, dont tu nous as prĂ©sentĂ© ton doigt, ta main, ton cĆur et ton salut, nous te reconnaissons bien comme Ă©tant celui que nous sommes venus chercher, celui que nous sommes venus Ă©couter : Zarathoustra ! Tu nâas pas hĂ©sitĂ© Ă tâhumilier devant nous ; tellement que tu en as presque blessĂ© notre respect ; mais sans jamais perdre ta fierté ! Qui donc comme toi saurait sâhumilier avec une telle fiertĂ©, se rabaisser avec une telle hauteur ? Cela, ta maniĂšre de faire, de courber lâĂ©chine tout en gardant la tĂȘte haute, cela nous aide dĂ©jĂ , ĂŽ Zarathoustra ; cela nous aide dĂ©jĂ Ă nous redresser, Ă nous relever ! Fini le terrible pessimisme dans lequel nous avions sombrĂ© Ă force dâidĂ©alisme déçu ! Ta simple maniĂšre dâĂȘtre, ta simple maniĂšre de faire est dĂ©jĂ un vĂ©ritable baume pour nos yeux et pour nos cĆurs, tant elle fait plaisir Ă voir et Ă sentir !
Rien que pour voir ça, Zarathoustra, nous grimperions volontiers sur de plus hautes montagnes encore que celle-ci. Car si nous sommes venus lĂ -haut, si nous avons grimpĂ© lĂ -haut, câest bien que nous sommes avides, avides de voir, avide de savoir, avides de baume pour nos y eux et nos cĆurs : nous voulions voir et savoir ce qui rend clair les yeux troubles, ce qui dissipe le brouillard, ce qui purifie lâair, ce qui libĂšre lâhorizon, ce qui permet de surmonter le pessimisme.
Et regarde, câen est dĂ©jĂ fini de tous nos cris de dĂ©tresse ! DĂ©jĂ , tous nos sens et notre cĆur sont de nouveau ouverts, sont de nouveau ravis et aux aguets. DĂ©jĂ , nous sommes prĂȘts Ă reprendre la route, prĂȘts Ă nous Ă©lancer vers de nouvelles aventures. Peu sâen faut que notre courage devienne tĂ©mĂ©rité !
Tu le sais et lâenseigne mieux que personne, ĂŽ Zarathoustra : rien, sur terre, ne pousse de plus rĂ©jouissant quâune haute et forte volontĂ©. Lâarbre de la grande volontĂ© est la plus belle, la plus forte des pousses de la terre. Tout un paysage est ranimĂ© par un tel arbre de volontĂ©. Or tu nous fais lâeffet dâun tel arbre, Zarathoustra, tu ranimes admirablement notre volonté !
Je le compare Ă un pin, ĂŽ Zarathoustra, celui qui croĂźt comme toi : long, silencieux, dur, seul, fait du bois le plus flexible, tout simplement splendide. Un pin qui Ă©tend de fortes branches vertes. En direction de quoi ? De sa maĂźtrise, de sa propre maĂźtrise, posant de fortes questions aux vents et aux tempĂȘtes et Ă tout ce qui est chez soi dans les hauteurs. Un pin qui profite de toute occasion pour se mettre Ă lâĂ©preuve, pour Ă©prouver et faire croĂźtre sa force. Pour rĂ©pondre comment ? Toujours plus fortement : en commandant, en vainqueur ! Ă, qui ne grimperait pas sur de hautes montagnes pour voir de telles pousses, de telles fortes volontĂ©s, ĂŽ Zarathoustra ?
Tout le monde se rĂ©conforte auprĂšs de lâarbre que tu es, ĂŽ Zarathoustra. Ici, auprĂšs de toi, mĂȘme le sombre, le ratĂ©, lâinstable devient clair, trouve une sĂ©curitĂ© et soigne son cĆur. Et il le fait dĂ©jĂ rien quâen te voyant !
Et, en vĂ©ritĂ©, tu sais, de nombreux yeux se tournent aujourdâhui vers ta montagne et lâarbre que tu es. Un grand dĂ©sir sâest ouvert, une grande nostalgie ; et nombreux sont dĂ©sormais ceux qui ont appris Ă demander : mais qui est Zarathoustra ? Nombreux sont ceux qui veulent voir et savoir.
Et tous ceux Ă qui tu as une fois distillĂ© ton miel et soufflĂ© ton chant dans lâoreille, tous les cachĂ©s, les solitaires, les solitaires Ă deux aussi, qui ont une fois Ă©tĂ© touchĂ©s par tes propos, tous, inquiets, ont un jour ou lâautre demandĂ© Ă leur cĆur :
« Zarathoustra vit-il encore ? » Tous les dĂ©sespĂ©rĂ©s du monde tel quâil est devenu, de ce que lâhomme en a fait et continue Ă en faire, de ce que lâhomme a fait et continue Ă faire de lui-mĂȘme â un automate, un singe imitateur â, tous ont sombrĂ© dans la mĂ©lancolie et en sont arrivĂ©s Ă cette conclusion : « Sâil en est vraiment ainsi, si le monde et les gens sont vraiment ainsi, il nây a rien Ă faire : tout es Ă©gal, tout est vain, Ă quoi bon vivre ! » Ou alors â telle est la seule alternative : « Soit nous mourrons, soit nous vivons avec Zarathoustra ! Nous devons vivre avec Zarathoustra ! »
« Mais pourquoi ne vient-il pas, celui qui sâest pourtant si longtemps annoncé ? », voilĂ ce que beaucoup ont demandĂ©, en plaine. « La solitude lâa-t-elle dĂ©vorĂ©, lĂ -haut, loin des hommes, dans les montagnes oĂč il a grimpĂ© pour se ressourcer ? Devons-nous aller vers lui, grimper vers lui ? », voilĂ ce que de nombreuses personnes se demandent, ĂŽ Zarathoustra.
Et il arrive en effet maintenant que la solitude elle-mĂȘme â solitude choisie, affirmĂ©e, pour se plonger dans soi-mĂȘme, pour parvenir Ă changer les choses de lâintĂ©rieur â, il arrive que la solitude elle-mĂȘme perde sa tension et sa force de rĂ©sistance. Et se brise. Comme un tombeau qui ne peut plus contenir ses morts, tellement ils grondent dans les profondeurs, tellement ils veulent sâexprimer, se dire. Oui, partout on voit des ressuscitĂ©s. Partout, on voit des gens qui nâen peuvent plus dâĂȘtre confinĂ©s Ă la solitude, mĂȘme Ă plusieurs, tant les gens sont superficiels, Ă la remorque dâeux-mĂȘmes, incapable de vrai partage. Ne supportant plus le pessimisme dans lequel ils sont tombĂ©s, les voilĂ qui tendent leurs mains, qui cherchent autre chose. Les voilĂ qui grimpent vers les hauteurs, qui sâĂ©lĂšvent vers tes hauteurs, ĂŽ Zarathoustra.
Maintenant les vagues montent et montent autour de ta montagne, ĂŽ Zarathoustra. Et si haute que soit ta hauteur, si difficile quâil soit de grimper jusque vers toi, beaucoup ne peuvent faire autrement que se mettre en route. Nombreux sont ceux qui doivent monter vers toi. Une marĂ©e humaine. Un raz de marĂ©e humaine. Ta barque ne doit plus longtemps ĂȘtre au sec, ĂŽ Zarathoustra. BientĂŽt tous les hommes supĂ©rieurs vont voguer, tous ensemble, avec toi.
Et le fait que, dĂšs ton arrivĂ©e, dĂšs tes premiĂšres paroles, notre dĂ©sespoir ait passĂ©, câest le signe et prĂ©sage du fait que des hommes meilleurs encore sont en route vers toi : des hommes plus brillants, plus intelligents, plus rationnels, et en mĂȘme temps plus sensibles, plus artistes que nous.
Car le dernier reste de Dieu lui-mĂȘme parmi les hommes est en route vers toi, le dernier reste dâidĂ©alisme, de quĂȘte de bontĂ©, de beautĂ©, de vĂ©ritĂ©, de justice, de monde meilleur que les hommes ont jadis rassemblĂ© dans la figure de Dieu. Qui sont ces hommes ? Les hommes du grand dĂ©sir, de la grande nostalgie, du grand dĂ©goĂ»t, de la grande surabondance ! Les hommes engagĂ©s, chahutĂ©s dans cette vie.
Les hommes Ă tel point dĂ©sespĂ©rĂ©s du monde tel quâil est devenu, rempli dâĂ©goĂŻstes, de profiteurs, de consommateurs, quâils ne veulent plus y vivre. Les hommes qui nâont plus de raison de vivre, qui ne veulent plus vivre. A moins quâils apprennent, ou plutĂŽt quâon leur apprenne de nouveau à ⊠espĂ©rer. Autrement dit : Ă moins quâils apprennent de toi, que tu leur apprennes, toi, ĂŽ Zarathoustra, le grand espoir, par-delĂ les idĂ©es et les catĂ©gories traditionnelles ! »
VoilĂ comment a parlĂ© le roi de droite. Et il a pris la main de Zarathoustra pour la baiser. Mais Zarathoustra sâest dĂ©fendu de sa vĂ©nĂ©ration et sâest reculĂ©, effrayĂ©. Et il est restĂ© lĂ , silencieux, comme fuyant soudain dans de vastes lointains. Que peut Zarathoustra pour de tels gens ? Mais aprĂšs un petit moment, il a de nouveau quittĂ© les vastes lointains et est revenu vers ses hĂŽtes. Les yeux clairs et interrogateurs, il les a regardĂ©s, et il a dit :
« Mes hĂŽtes, vous autres hommes supĂ©rieurs, je veux parler avec vous franchement et clairement, « deutsch und deutlich« , comme on en dit lâallemand. Ce nâest pas vous que jâattendais dans ces montagnes. »
(« deutsch und deutlich » ? Dieu ait pitiĂ© de nous !, a soufflĂ© alors le roi de gauche, en apartĂ©, sans vraiment prendre garde Ă ce quâĂ©tait en train de dire Zarathoustra. On remarque Ă ces propos que ce sage qui provient dâOrient, du pays du Levant, ne connaĂźt pas les aimables Allemands !
Il veut Ă©videment plutĂŽt dire « deutsch und derb, allemand et grossiĂšrement » ! Dâailleurs, ce nâest aujourdâhui pas encore le pire mauvais goĂ»t, que de parler comme ça, allemand ! Au moins, lâallemand nâest pas une langue purement chosiste, utilitaire, comme⊠lâanglais, par exempleâŠ)
Et Zarathoustra de continuer : « Vous pouvez bien ĂȘtre tous en vĂ©ritĂ© des hommes supĂ©rieurs : mais pour moi â vous nâĂȘtes pas assez haut, pas assez Ă©levĂ©s, pas assez forts.
Pour moi, ça ne veut pas dire pour ma petite personne, mais pour la force incroyable, impitoyable qui gronde en moi, pour lâheure en se taisant. Mais force qui ne va pas toujours se taire, je le sens bien⊠Si vous mâappartenez, si vous comptez parmi mes membres, ce nâest pourtant pas comme mon bras droit. Et de loin pas !
Car quiconque se tient, comme vous, sur des jambes malades, frĂȘles, il veut avant tout une chose, quâil le sache ou non, quâil se le cache ou non : il veut avant tout ĂȘtre⊠mĂ©nagĂ©. Il veut avant tout que les choses se passent facilement, sans difficultĂ©, sans risque, quâil nây ait pas de problĂšme.
Mais moi, je ne mĂ©nage pas mes membres, mes bras, mes jambes. Je ne mĂ©nage pas mes guerriers. En quoi pourriez-vous ĂȘtre de bons guerriers pour ma guerre ? Ma guerre contre la bĂȘtise, contre la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de lâhomme, ma guerre en direction du surhomme ? Vous ĂȘtre trop faible !
Avec vous Ă mes cĂŽtĂ©s, en vous prenant comme guerriers Ă mes cĂŽtĂ©s, pour sĂ»r que je me gĂącherais chacune de mes victoires. Oui, beaucoup dâentre vous tomberaient rien quâen entendant le bruit de mon tambour ; rien que le roulement de mon tambour vous ferait mourir de peur.
Et ce nâest pas tout : vous ne mâĂȘtes pas non plus assez beaux et pas non plus dâassez bonne et haute naissance. Pour rĂ©ussir ma guerre, pour mes enseignements, jâai besoin de miroirs purs et lisses. Or sur vos surfaces se dĂ©forme mĂȘme ma propre image.
Sur vos Ă©paules pĂšse plus dâun poids, plus dâun souvenir : nostalgie, peur, mauvaise conscience, sentiment dâinfĂ©rioritĂ©, gĂšne, culpabilitĂ©, etc. Plus dâun mauvais nain perfide est assis dans vos recoins. Vous avez beau ĂȘtre supĂ©rieurs, avoir gravi les Ă©chelons sociaux, il existe en vous toute une populace cachĂ©e.
Bien que vous soyez distinguĂ©s, de haut rang, de genre supĂ©rieur : beaucoup en vous est tordu et difforme. Et il nâexiste pas de forgeron qui puisse, pour moi, vous rectifier et remettre droit. Nul forgeron, nul Ă©ducateur au monde ne pourrait vous arranger.
Vous nâĂȘtes Ă vrai dire que des ponts qui conduisent vers quelque chose dâautre : puissent des hommes plus Ă©levĂ©s, plus distinguĂ©s sur vous marcher et traverser de lâautre cĂŽté ! Vous reprĂ©sentez des marches, des escabeaux entre lâhomme et le surhomme. Ne vous fĂąchez pas contre celui qui vous passe par-dessus, qui vous marche dessus pour grimper, sâĂ©lever, par-dessus votre hauteur, Ă sa propre hauteur !
Il se peut bien sĂ»r que de votre semence, de votre engeance me naisse un jour, Ă moi aussi, un authentique fils, un hĂ©ritier accompli : mais ce jour est encore loin. Vous-mĂȘmes nâĂȘtes pas encore de ma lignĂ©e, de mon genre, de ceux Ă qui appartiennent mon hĂ©ritage et mon nom.
Ce nâest pas vous que jâattends ici, dans ces montagnes, ce nâest pas avec vous-autres chameaux que je peux descendre pour la derniĂšre fois en plaine, en ville, dans le brouhaha et le mĂ©li-mĂ©lo de la ville. Vous ne mâĂȘtes venus lĂ -haut quâen tant quâindices : en tant que signes que des hommes plus Ă©levĂ©s, plus distinguĂ©s sont en chemin vers moi.
Non pas les hommes du grand désir nostalgique, du grand dégoût, de la grande surabondance et de ce que vous avez appelé la dépouille, les restes de Dieu.
Non ! Non ! Trois fois non ! Câest dâautres hommes que jâattends ici, dans les montagnes, et je ne veux pas sans eux lever lâancre et partir dâici.
Jâattends des hommes meilleurs, plus Ă©levĂ©s, plus forts, plus victorieux, plus enjouĂ©s, plus sensibles, plus courageux. De ceux dont le corps et lâĂąme sont construits avec des angles nets, des angles droits : des lions rieurs doivent venir !
Ă, mes hĂŽtes et amis, vous autres Ă©tranges personnages, nâavez-vous pas encore entendu parler de mes enfants ? Nâavez-vous pas encore entendu parler du⊠surhomme ? Et nâavez-vous pas encore entendu dire que mes enfants sont en route vers moi ?
Parlez-moi donc de mes jardins, de mes Ăźles bienheureuses, de ma nouvelle belle maniĂšre de faire, de dire, de vivre ! Parlez-mois du grand style, de la grande politique, de la grande Ă©conomie, du grand rire ! Pourquoi nâen parlez-vous pas ?
Je demande ce cadeau dâhospitalitĂ© Ă votre amour : que vous me parliez de mes enfants. Câest pour ça que je suis riche, plein de vie, surabondamment gĂ©nĂ©reux. Et câest en mĂȘme temps pour ça que je suis devenu pauvre, que je me suis dĂ©fait de ce que la plupart considĂšre comme des richesses sans que câen soient. Que nâai-je pas donné ? Que nâai-je pas laissĂ© tomber ? Parlez-moi de mes enfants ! Parlez-moi du surhomme !
Que ne donnerais-je pas pour avoir une chose : ces enfants, cette vivante plantation, ces arbres de vie de ma volonté et de mon plus grand espoir ! Que ne donnerais-je par pour contribuer au surhomme ? »
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra. Mais, Ă ce moment, il sâest soudain arrĂȘtĂ© dans son discours. Car le dĂ©sir nostalgique, idĂ©aliste, quâil venait justement de reprocher aux hommes supĂ©rieurs, lâa tout Ă coup envahi et submergĂ© lui aussi. Et il a fermĂ© les yeux et la bouche face au mouvement, aux pressions de son cĆur. Et tous ses hĂŽtes se taisaient aussi, et se tenaient lĂ , en silence, dĂ©concertĂ©s. Tous, sauf le vieux devin, qui faisait des signes et des gestes avec ses mains, pour accompagner au mieux ce qui se passait.
***
Traduction littérale
Ce nâest que tard dans lâaprĂšs-midi, aprĂšs avoir longtemps cherchĂ© et errĂ© en vain, que Zarathoustra est revenu chez lui, vers sa caverne. Mais quand il sâest trouvĂ© devant elle, Ă moins de vingt pas, il est arrivĂ© ce Ă quoi il sâattendait le moins : il a de nouveau entendu le grand cri de dĂ©tresse. Et, fait Ă©tonnant !, cette fois ce dernier venait de sa propre caverne. Mais câĂ©tait un long cri, multiple, Ă©trange, et Zarathoustra a clairement distinguĂ© quâil Ă©tait composĂ© de nombreuses voix : bien que, Ă lâentendre de loin, il rĂ©sonnait comme le cri issu dâune seule bouche.
Zarathoustra a alors bondi vers sa caverne et, regardez !, quel spectacle lâattendait aprĂšs ce concert ! Car ils Ă©taient tous assis lĂ , ensemble, cĂŽte Ă cĂŽte, ceux devant lesquels il avait passĂ© le jour durant : le roi de droite et le roi de gauche, le vieil illusionniste, le pape, le mendiant volontaire, lâombre, le consciencieux de lâesprit, le triste devin et lâĂąne ; mais le plus laid des hommes sâĂ©tait mis une couronne et ceint deux Ă©charpes de pourpre autour de lui, â car il aimait, comme tous les laids, se dĂ©guiser et faire le beau. Mais au milieu de cette dĂ©solante sociĂ©tĂ© se trouvait lâaigle de Zarathoustra, hĂ©rissĂ© et agitĂ©, car il devait rĂ©pondre Ă trop de choses auxquelles sa fiertĂ© nâavait pas de rĂ©ponse ; mais le serpent avisĂ© Ă©tait suspendu Ă son cou.
Zarathoustra regardait tout cela avec grand Ă©tonnement : mais il a alors examinĂ© lâun aprĂšs lâautre chacun de ses hĂŽtes avec une curiositĂ© bienveillante, a lu dans leur Ăąme et sâest Ă©tonnĂ© Ă nouveau. Entre temps, les hommes rassemblĂ©s sâĂ©taient levĂ©s de leur siĂšge et attendaient respectueusement que Zarathoustra prenne la parole. Mais voilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra :
« Vous autres dĂ©sespĂ©rĂ©s ! Vous autres Ă©tranges personnages ! Câest donc votre cri de dĂ©tresse que jâai entendu ? Et je sais maintenant aussi oĂč il faut le chercher, celui que jâai aujourdâhui cherchĂ© en vain : lâhomme supĂ©rieur â :
â il est assis dans ma propre caverne, lâhomme supĂ©rieur ! Mais quâest-ce que je mâĂ©tonne ! Ne lâai-je pas moi-mĂȘme attirĂ© vers moi, par des offrandes de miel et dâastucieux cris dâappel de mon bonheur ?
Pourtant il me semble que la sociĂ©tĂ© vous sied mal, vous vous affligez mutuellement le cĆur, vous autres qui poussez le cri de dĂ©tresse, quand vous ĂȘtes assis ensemble ici ? Il faut dâabord que quelquâun vienne,
â quelquâun qui vous fait de nouveau rire, un bon joyeux guignol, un danseur, un vent et un diablotin, nâimporte quel vieux bouffon ; â quâest-ce quâil vous semble ?
Pardonnez-moi donc, vous autres en train de dĂ©sespĂ©rer, que je parle devant vous avec de si petits mots, indignes, il est vrai, de tels hĂŽtes ! Mais vous ne devinez pas ce qui donne du courage Ă mon cĆur : â
â vous-mĂȘmes et le spectacle que vous mâoffrez, pardonnez-moi ! Car chacun devient courageux qui regarde un dĂ©sespĂ©rĂ©. Consoler un dĂ©sespĂ©rĂ© â chacun se sent suffisamment fort pour cela.
Vous mâavez Ă moi-mĂȘme donnĂ© cette force, â un bon don, mes nobles hĂŽtes ! Un honnĂȘte cadeau dâhĂŽte ! Allez, ne vous fĂąchez pas si je vous offre aussi de ce qui est mien.
Câest ici mon royaume et mon domaine : mais ce qui est mien, pour ce soir et cette nuit, doit ĂȘtre vĂŽtre. Mes animaux doivent vous servir : que ma caverne soit votre lieu de repos !
Chez moi au foyer et Ă la maison, nul ne doit dĂ©sespĂ©rer, sur mon territoire, je protĂšge tout le monde de ses bĂȘtes sauvages. Et telle est la premiĂšre chose que je vous offre : la sĂ©curité !
Mais la deuxiĂšme est : mon petit doigt. Et quand seulement vous lâaurez, prenez donc Ă©galement toute la main, allez ! Et le cĆur avec ça ! Bienvenue ici, bienvenue, mes chers hĂŽtes et amis ! »
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra et il a ri dâamour et de mĂ©chancetĂ©. Suite Ă cette salutation, ses hĂŽtes se sont inclinĂ©s encore une fois et se sont tus respectueusement ; mais le roi de droite lui a rĂ©pondu en leur nom.
« A la façon, ĂŽ Zarathoustra, dont tu nous as prĂ©sentĂ© ta main et ton salut, nous te reconnaissons comme Ă©tant Zarathoustra. Tu tâes humiliĂ© devant nous ; tu as presque blessĂ© notre respect â :
â mais qui donc saurait comme toi sâhumilier avec une telle fierté ? Cela nous redresse nous-mĂȘmes, câest un baume pour nos yeux et nos cĆurs.
Rien que pour regarder ça, nous grimperions volontiers sur de plus hautes montagnes que cette montagne-ci. Car nous sommes venus en gens avides de voir, nous voulions voir ce qui rend clair les yeux troubles.
Et regarde, câen est dĂ©jĂ fini de tous nos cris de dĂ©tresse. DĂ©jĂ sens et cĆur nous sont ouverts et sont ravis. Peu sâen faut : et notre courage devient tĂ©mĂ©ritĂ©.
Rien, ĂŽ Zarathoustra, ne pousse de plus rĂ©jouissant quâune haute et forte volonté : câest sa plus belle pousse. Tout un paysage est ranimĂ© par un tel arbre.
Je le compare Ă un pin, ĂŽ Zarathoustra, celui qui croĂźt comme toi : long, silencieux, dur, seul, du bois le plus flexible, splendide, â
â mais Ă©tendant finalement de fortes branches vertes envers sa maĂźtrise, posant de fortes questions aux vents et aux tempĂȘtes et Ă tout ce qui est chez soi dans les hauteurs,
â rĂ©pondant plus fortement, en commandant, en vainqueur, ĂŽ qui ne grimperait pas sur de hautes montagnes pour voir de telles pousses ?
A ton arbre, ici, Zarathoustra, se rĂ©conforte aussi le sombre, le ratĂ©, Ă ta vue mĂȘme lâinstable devient sĂ©cure et soigne son cĆur.
Et, en vĂ©ritĂ©, vers ta montagne et arbre se tournent aujourdâhui de nombreux yeux ; un grand dĂ©sir nostalgique sâest ouvert, et nombreux sont ceux qui ont appris Ă demander : qui est Zarathoustra ?
Et Ă quiconque tu as une fois distillĂ© ton chant et ton miel dans lâoreille : tous les cachĂ©s, les solitaires, les solitaires Ă deux ont tout Ă coup tous dit Ă leur cĆur :
« Zarathoustra vit-il encore ? Il ne vaut plus la peine de vivre, tout es Ă©gal, tout est vain : ou â nous devons vivre avec Zarathoustra ! »
« Pourquoi ne vient-il pas celui qui sâest si longtemps annoncé ?, voilĂ comment beaucoup ont demandé ; la solitude lâa-t-elle dĂ©voré ? Ou devons-nous aller vers lui ? »
Et il arrive maintenant que la solitude elle-mĂȘme perde sa tension et force de rĂ©sistance et se brise, comme un tombeau qui se brise et qui ne peut plus contenir ses morts. Partout on voit des ressuscitĂ©s.
Maintenant les vagues montent et montent autour de ta montagne, ĂŽ Zarathoustra. Et si haute que soit ta hauteur, beaucoup doivent monter vers toi : ta barque ne doit plus longtemps ĂȘtre au sec.
Et que nous autres dĂ©sespĂ©rĂ©s soyons maintenant venus dans ta caverne et ne dĂ©sespĂ©rons dĂ©jĂ plus : ce nâest lĂ que le signe et le prĂ©sage que de meilleurs hommes sont en route vers toi, â
â car il est lui-mĂȘme en route vers toi, le dernier reste de Dieu parmi les hommes, et il sâagit de : tous les hommes du grand dĂ©sir nostalgique, du grand dĂ©goĂ»t, de la grande surabondance,
â tous ceux qui ne veulent pas vivre, Ă moins quâils apprennent de nouveau Ă espĂ©rer â ou Ă moins quâils apprennent de toi, ĂŽ Zarathoustra, le grand espoir ! »
VoilĂ comment a parlĂ© le roi de droite et il a pris la main de Zarathoustra pour la baiser ; mais Zarathoustra sâest dĂ©fendu de sa vĂ©nĂ©ration et sâest reculĂ© effrayĂ©, silencieusement, et Ă©tait soudain comme fuyant dans de vastes lointains. Mais aprĂšs un petit moment, il Ă©tait dĂ©jĂ de nouveau vers ses hĂŽtes, les a regardĂ©s, les yeux clairs et interrogateurs, et a dit :
« Mes hĂŽtes, vous autres hommes supĂ©rieurs, je veux parler avec vous clairement et allemand. Ce nâest pas vous que jâattendais dans ces montagnes. »
(« Allemand et clairement ? Dieu ait pitié de nous !, a dit là le roi de gauche, à part ; on remarque que ce sage du Levant ne connaßt pas les aimables Allemands !
Mais il veut dire « allemand et grossiĂšrement » â soit ! Ce nâest aujourdâhui pas encore le pire mauvais goĂ»t !)
« Vous pouvez bien en vĂ©ritĂ© ĂȘtre tous des hommes supĂ©rieurs, a continuĂ© Zarathoustra : mais pour moi â vous nâĂȘtes pas assez haut et fort.
Pour moi, ça veut dire : pour lâimpitoyable qui se tait en moi, mais ne va pas se taire toujours. Et si vous mâappartenez, ce nâest pourtant pas comme mon bras droit.
Car quiconque se tient lui-mĂȘme sur des jambes malades et frĂȘles, comme vous, il veut avant tout, quâil le sache ou se le cache : quâil soit mĂ©nagĂ©.
Mais je ne mĂ©nage pas mes bras et mes jambes, je ne mĂ©nage pas mes guerriers : pourquoi pourriez-vous ĂȘtre bons pour ma guerre ?
Avec vous, je me gĂącherais encore chaque victoire. Et beaucoup dâentre vous tomberaient dĂ©jĂ en entendant le fort bruit de mon tambour.
Et vous ne mâĂȘtes pas non plus assez beaux et bien nĂ©s. Jâai besoin de miroirs purs et lisses pour mes enseignements ; sur vos surfaces se dĂ©forme mĂȘme ma propre image.
Sur vos Ă©paules pĂšse plus dâun poids, plus dâun souvenir ; plus dâun mauvais nain est assis dans vos recoins. Il existe en vous aussi une populace cachĂ©e.
Bien que vous soyez haut et de genre supĂ©rieur : beaucoup en vous est tordu et difforme. Il nây a pas un forgeron au monde qui puisse pour moi vous rectifier et remettre droit.
Vous nâĂȘtes que des ponts : puissent de plus hauts sur vous traverser de lâautre cĂŽté ! Vous reprĂ©sentez des marches : ne vous fĂąchez pas contre celui qui grimpe Ă sa hauteur en passant par-dessus vous !
Il se peut que de votre semence, il me naisse Ă moi aussi un jour un authentique fils et un hĂ©ritier accompli : mais cela est loin. Vous-mĂȘmes nâĂȘtes pas ceux Ă qui appartiennent mon hĂ©ritage et mon nom.
Ce nâest pas vous que jâattends ici, dans ces montagnes, ce nâest pas avec vous que je peux descendre pour la derniĂšre fois. Vous ne mâĂȘtes venus quâen tant quâindices que de plus hauts sont dĂ©jĂ en chemin vers moi, â
â non pas les hommes du grand dĂ©sir nostalgique, du grand dĂ©goĂ»t, de la grande surabondance et ce que vous avez appelĂ© la dĂ©pouille de Dieu.
â Non ! Non ! Trois fois non ! Câest dâautres que jâattends ici dans les montagnes et je ne veux pas sans eux lever le pied et partir dâici,
â de plus hauts, de plus forts, de plus victorieux, plus enjouĂ©, de ceux dont le corps et lâĂąme sont construits de maniĂšre carrĂ©e : des lions qui rient doivent venir !
Ă, mes hĂŽtes amis, vous autres Ă©tranges personnages, â nâavez-vous pas encore entendu parler de mes enfants ? Et quâils sont en route vers moi ?
Parlez-moi donc de mes jardins, de mes Ăźles bienheureuses, de ma nouvelle belle maniĂšre, â pourquoi nâen parlez-vous pas ?
Je demande ce cadeau dâhospitalitĂ© Ă votre amour, que vous me parliez de mes enfants. Pour cela je suis riche, pour cela je suis devenu pauvre : que nâai-je pas donnĂ©,
â que ne donnerais-je pas pour avoir une chose : ces enfants, cette vivante plantation, ces arbres de vie de ma volontĂ© et de mon plus grand espoir ! »
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra et sâest soudain arrĂȘtĂ© dans son discours : car le dĂ©sir nostalgique lâa envahi, et il a fermĂ© les yeux et la bouche face au mouvement de son cĆur. Et tous ses hĂŽtes se taisaient aussi et se tenaient lĂ en silence et dĂ©concertĂ©s : sauf le vieux devin qui faisait des signes avec ses mains et ses gestes.
***
Il sâagit ci-dessus du onziĂšme chapitre de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Forth Yawuh, « De Drums », 1973.