Nous sommes toujours là-haut, dans les montagnes, dans la caverne de Zarathoustra, en compagnie des hommes supérieurs qui – on se le rappelle –, en quête d’air pur, de nouvelles valeurs, de nouvelles possibilités d’existence, ont quitté la plaine, la ville, leurs congénères et ont grimpé dans les hauteurs pour rejoindre Zarathoustra et suivre ses enseignements.
Ce dernier était en train de leur souhaiter la bienvenue quand, après avoir été emporté par un élan enthousiaste pour ses enfants, ses îles bienheureuses – autrement dit son idéal tragi-comique, l’affirmation absolue de la vie ici et maintenant dont seul le surhomme est capable –, Zarathoustra s’est soudain arrêté net dans son discours. Tout à coup, malgré lui, il a été assailli de de doutes, de désir nostalgique, de crainte que son idéal ne se réalise jamais.
Après un instant de silence, le vieux devin s’est alors mis à gesticuler et, comme quelqu’un qui n’a pas de temps à perdre, s’est pressé en avant pour interrompre la scène de malaise et de bienvenue de Zarathoustra et de ses hôtes. Il a attrapé la main de Zarathoustra et, sans la moindre retenue, a crié ceci :
« Mais, Zarathoustra ! En cas de difficulté, une chose est toujours plus nécessaire que l’autre, non ? Ce qu’il faut faire, c’est poursuivre le plus productivement possible ce qui se passe ? N’est-ce pas toi-même qui dis cela ? Eh bien, au lieu de baisser la tête, une chose me semble maintenant plus nécessaire que toute autre.
Un bon mot au bon moment, telle est ma spécialité de devin. Le voici, mon bon mot : ne m’as-tu pas invité à souper ? Et pas seulement moi, mais tous les gens autour de moi ? Pour sûr qu’à tous le long cheminement jusque là-haut a donné faim. Tu ne veux et ne vas tout de même pas nous restaurer seulement avec des discours ?
Vous autres exilés, vous m’avez tous déjà trop parlé de tout ce qui vous empêche, de tout ce qui risque d’avoir raison de vous : la mort de froid, du froid qui ne cesse de croître autour des gens, entre les gens, dans la tête et le corps des gens ; la noyade, sous les flots puissants des opinions, des lois, des fantasmes tous faits qui se déversent partout ; l’étouffement, là-bas, en bas, en ville, où l’air, le grand air pur se fait de plus en plus rare ; et quantité d’autres états d’urgence du corps et de l’esprit, harcelés qu’on est partout par mille et une difficultés, par mille et un dangers, par mille et une maladies. Mais nul n’a pensé à mon état d’urgence à moi, Zarathoustra, état d’urgence somme toute très basique : à savoir que… je meure de faim ! »
Voilà comment a parlé le devin, sans reprendre en rien les propos précédents de Zarathoustra. En entendant ces mots, les animaux de Zarathoustra ont soudain pris peur et sont partis en courant. Pris peur ? Non pas de la réaction de Zarathoustra, mais parce qu’ils ont vu que la nourriture amenée à la caverne durant la journée n’était pas suffisante, n’allait pas même suffire pour rassasier le seul devin affamé.
Une fois les animaux partis, le vieux devin a continué de plus belle : « Et ce n’est pas seulement que je meure de faim, mais je meurs aussi de soif, Zarathoustra ! Et ce bien que j’entende ici depuis un moment déjà clapoter de l’eau, comme des discours d’une fontaine de sagesse, abondamment et inlassablement : mais ce que je veux, ce n’est pas de l’eau, Zarathoustra, mais – du vin !
Tout le monde n’est pas né buveur d’eau comme toi, Zarathoustra : l’eau fait peut-être ton affaire, fait peut-être l’affaire des gens en pleine forme, mais elle ne vaut rien pour les gens flétris et fatigués que nous sommes ! Nous, pour nous refaire, il nous faut du vin, – lui seul donne la soudaine guérison, détend l’esprit et donne la santé improvisée ! »
A ce moment, alors que le devin réclamait du vin, le roi de gauche qui généralement ne dit rien, a tout à coup pris la parole. « Pour le vin, a-t-il soufflé, nous y avons pourvu, mon frère, le roi de droite, ici présent, et moi. Et ne vous faites pas de souci, nous en avons assez, de vin, – tout un âne chargé. Donc, à bien y regarder, à toute réflexion faite, il ne nous manque à vrai dire que… le pain. »
« Du pain ? », a rétorqué Zarathoustra en riant de voir les hommes supérieurs lui réclamer du pain et du vin, exactement les aliments que Jésus aurait, jadis, donné à ses apôtres lors de son dernier repas, en guise de partage, en signe de la nouvelle alliance entre Dieu et les hommes. « Du pain, a continué Zarathoustra, c’est justement ce que les solitaires n’ont pas. Mais sachez que l’homme ne vit pas que de pain, mais aussi de viande ! De viande de bons agneaux, tels les deux que j’ai justement ici. » Mine de rien, Zarathoustra reprenait là le symbole chrétien de l’agneau – symbole de Jésus-Christ, et symbole pascal de la soumission du chrétien à la volonté de Dieu.
« Qu’ils soient rapidement abattus et préparés avec des épices et de la sauge, ces deux agneaux, poursuit Zarathoustra : c’est comme ça que je les aime ! Et ce n’est pas tout : s’il n’y a pas de pain, il y a par contre, en plus des agneaux, des racines et des fruits : ils sont bons, très bons, vous verrez ; aussi pour les fines bouches, pour les êtres délicats – supérieurs – que vous êtes ; et il y a aussi là-haut des noix et quantité d’autres énigmes à décortiquer », a indiqué Zarathoustra, en ayant retrouvé son ton joueur.
« Allez, ne traînons pas : en peu de temps, nous voulons faire un bon repas ! Mais je ne vais pas vous le servir sur un plateau : quiconque veut manger doit y mettre du sien. Y compris les rois ! Car chez Zarathoustra, tout le monde doit mettre la main à la pâte. Chez moi, il n’y a pas de hiérarchie sociale, pas de privilégiés, nul n’est trop bien placé pour être cuisinier : oui, même un roi a le droit d’être cuisinier. »
Et la proposition de Zarathoustra a parlé à tous selon leur cœur. A tous les hommes supérieurs, sauf à un seul d’entre eux : le mendiant volontaire. Pas qu’il ait regimbé contre le principe de cuisiner tous ensemble, non, mais contre les denrées que Zarathoustra proposait de cuisiner : forcément, en tant que mendiant volontaire, la viande et le vin et les racines n’allaient pas dans le sens de ses idées.
« Mais écoutez-moi donc cette fine bouche de Zarathoustra !, a-t-il dit sur le ton de la plaisanterie : va-t-on dans des cavernes et des hautes montagnes pour faire de pareils festins ?
Je comprends évidemment maintenant mieux ce que Zarathoustra nous a jadis enseigné : « Louée soit la petite pauvreté ! », disait-il : la pauvreté qui permet de continuer à faire bombance, à vire sans se priver de rien ; et je comprends mieux aussi pourquoi il veut supprimer les mendiants, puisqu’ils n’ont rien du tout. »
« Prends bien la chose, comme je le fais moi-même », lui a répondu Zarathoustra, sans même être irrité par l’ineptie des propos du mendiant volontaire, qui n’a visiblement rien compris de sa position vis-à-vis des mendiants. « Garde tes habitudes, toi l’homme excellent, dit-il avec ironie, mâche tes graines, bois ton eau, vénère ta cuisine : pourvu qu’elle te rende joyeux ! C’est là le plus important !
Je ne suis pas une loi pour tout le monde ; je ne suis une loi que pour les miens. Mais quiconque m’appartient, quiconque fait partie de ma famille, doit avoir les os solides, et aussi les pieds légers. Or, pour avoir les os solides, pour pouvoir supporter avec vigueur et sérénité les épreuves de la vie, il faut se nourrir d’aliments solides ; et pour avoir les pieds ailés – comme Hermès, le dieu messager, dieu des brigands, des voleurs, des commerçants, dieu de l’équilibre et de la mesure –, il faut en même temps être souple, habile, rapide à la détente, sans se laisser affecter pour un oui ou pour un non.
Quiconque m’appartient, quiconque fait partie de ma famille doit toujours être solide, souple et souriant, doit toujours être gai ; autant quand les choses se passent mal que quand elles se passent bien, autant dans les guerres que dans les fêtes. Il ne doit pas être un être mélancolique, un Hans le rêveur, bloqué dans l’inaction face à la multiplicité des possibilités qui se présentent à lui. Il doit toujours être prêt à agir, rester sain et sauf, sur le qui-vive, même avec le poids le plus lourd sur les épaules, même lors de la plus grande des fêtes. Il doit avoir de la tenue !
Le meilleur m’appartient en propre, à moi, comme il appartient en propre aux miens, aux gens de ma famille, qui trouvent des forces surhumaines au plus profond d’eux-mêmes. Et si, le meilleur, on ne nous le donne pas, nous le prenons : qu’importe que ce soit la meilleure nourriture, le ciel le plus pur, les pensées les plus fortes, les femmes les plus belles, nous les prenons, de force, s’il le faut ! »
Voilà comment a parlé Zarathoustra, de nouveau la tête haute, sa verve et son enthousiasme pleinement retrouvés. Et le roi de droite de rétorquer, étonné et admiratif à la fois : « Curieux ! A-t-on jamais appris des choses si avisées de la bouche d’un sage ?
C’est là en vérité ce qu’il y a de plus curieux, pour un sage : d’être de surcroît avisé – et pas un âne. C’est vrai, non ? Ceux qu’on considère généralement comme des sages, qu’on taxe ou qui se taxent généralement de sages, aussi intelligents, érudits et sérieux soient-ils, sont le plus souvent joliment à côté de la plaque. N’en est-il pas ainsi ? »
Voilà comment, admiratif et étonné, a parlé le roi de droite. Alors que, de sa mauvaise volonté caractéristique, l’âne des deux rois, l’âne porteur de vin, commentait, comme l’aurait fait n’importe quel âne, son discours par des « I-A, I-A », « des Oui-Da, Oui-Da ».
Tels sont les événements qui ont marqué le début de ce long repas appelé « La Cène », dans les livres d’histoire. « La Cène », en référence à la « Sainte Cène » de la bible, bien sûr : le dernier repas de Jésus, qui partage le pain, son corps, et le vin, son sang, initiant par là l’eucharistie, symbole de la libération et de l’alliance de Dieu et des hommes.
Pourtant, lors de cette Cène-ci, là-haut, dans les montagnes, comme nous le verrons, il n’a pas été question ni de Dieu ni des hommes : là-haut, on a parlé d’autre chose, on n’a parlé que d’une autre chose : on a parlé de… l’homme supérieur, de l’homme qui dépasse l’homme, et qui est lui-même à dépasser en direction du… surhomme, c’est-à-dire des enfants, des îles bienheureuses, de l’idéal tragi-comique dont a parlé Zarathoustra tout à l’heure, et qui n’est autre que le but vers lequel il s’agit de cheminer, corps et âme.
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Traduction littérale
A cet endroit en effet, le devin a interrompu la bienvenue de Zarathoustra et de ses hôtes : il s’est pressé en avant, comme quelqu’un qui n’a pas de temps à perdre, il a attrapé la main de Zarathoustra et a crié : « Mais, Zarathoustra !
Une chose est plus nécessaire que l’autre, tu parles toi-même comme ça : eh bien, une chose m’est maintenant plus nécessaire que toute autre.
Un mot au bon moment : ne m’as-tu pas invité à souper ? Et il y a ici beaucoup de gens qui ont fait un long chemin. Tu ne veux tout de même pas nous restaurer avec des discours ?
Vous tous, vous m’avez déjà trop évoqué la mort de froid, la noyade, l’étouffement et d’autres états d’urgence du corps : mais nul n’a pensé à mon état d’urgence, à savoir de mourir de faim – »
(Voilà comment a parlé le devin ; mais quand les animaux de Zarathoustra ont entendu ces mots, ils sont de peur partis en courant. Car ils ont vu que ce qu’ils ont ramené dans la journée ne serait pas suffisant même pour rassasier le seul devin.)
« Y compris que je meurs de soif, a continué le devin. Et quoique j’entende ici déjà clapoter de l’eau, comme des discours de sagesse, à savoir abondamment et inlassablement : je – veux du vin !
Tout le monde n’est pas comme Zarathoustra né buveur d’eau : et l’eau ne vaut rien pour les gens flétris et fatigués : nous, il nous faut du vin, – lui seul donne soudaine guérison et santé improvisée ! »
A cette occasion, comme le devin réclamait du vin, il est arrivé que le roi de gauche lui aussi, le silencieux, a lui aussi pour une fois pris la parole. « Pour le vin, a-t-il dit, nous y avons pourvu, moi et mon frère, le roi de droite, nous avons assez de vin, – tout un âne chargé. Donc il ne manque que le pain. »
« Du pain ?, a rétorqué Zarathoustra en riant. Justement, du pain, les solitaires n’en ont pas. Mais l’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de la viande de bons agneaux, et j’en ai deux ici :
– ceux-ci doivent être rapidement abattus et préparés avec des épices et de la sauge : c’est comme ça que je l’aime. Et il ne manque pas non plus de racines et de fruits, assez bons même pour les fines bouches et les délicats ; ni de noix et d’autres énigmes à décortiquer.
Ainsi nous voulons en peu de temps faire un bon repas. Mais quiconque veut manger avec doit aussi mettre la main à la pâte, aussi les rois. Car chez Zarathoustra, même un roi a le droit d’être cuisinier. »
Cette proposition parlait à tous selon leur cœur : seul le mendiant volontaire a regimbé contre la viande et le vin et les racines.
« Mais écoutez-moi donc cette fine bouche de Zarathoustra !, a-t-il dit en plaisantant : va-t-on dans des cavernes et des hautes montagnes pour faire de pareils festins ?
Maintenant, évidemment, je comprends ce qu’il nous a jadis enseigné : « Louée soit la petite pauvreté ! », et pourquoi il veut supprimer les mendiants. »
Prends bien la chose, lui a répondu Zarathoustra, comme je le fais moi-même. Garde tes habitudes, toi l’homme excellent, mâche tes graines, bois ton eau, vénère ta cuisine : pourvu qu’elle te rende seulement joyeux !
Je ne suis une loi que pour les miens, je ne suis pas une loi pour tous. Mais quiconque m’appartient doit avoir les os solides, et aussi des pieds légers, –
– être gai dans les guerres et les fêtes, pas un être mélancolique, pas un Hans le rêveur, prêt pour le plus lourd comme pour sa fête, sain et sauf.
Le meilleur appartient aux miens et à moi-même ; et si on ne nous le donne pas, nous le prenons : la meilleure nourriture, le ciel le plus pur, les pensées les plus fortes, les plus belles femmes ! » –
Voilà comment a parlé Zarathoustra ; mais le roi de droite a rétorqué : « Curieux ! A-t-on jamais appris des choses si avisées de la bouche d’un sage ?
Et en vérité c’est le plus curieux pour un sage, quand il est de surcroît encore avisé et n’est pas un âne. »
Voilà comment a parlé le roi de droite en s’étonnant : mais l’âne disait de son discours avec mauvaise volonté I-A, Oui-Da. Or tel était le début de ce long repas qui est appelé « la Cène » dans les livres d’histoire. Lors de celle-ci, on n’a cependant pas parlé d’autre chose que de l’homme supérieur.
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Il s’agit ci-dessus du douzième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett et Charlie Haden, Jasmine, « Body and Soul », 2010.