« Top Chef », vous connaissez ? Vous savez, c’est cette émission de cuisine de M6, diffusée sur plusieurs mois d’affilée, le soir, une fois par semaine. Au début, il y a de nombreux candidats qui s’affrontent dans une cuisine, ou dans une cuisine sur un train, ou dans une cuisine en plein air, avec des aliments donnés, des plats obligés. Et, au fil des semaines, les candidats se font éliminer jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un : le vainqueur, le top du top des chefs.
Eh bien moi, « Top Chef », ça m’énerve. Parce que j’ai l’impression que tout est mis en scène : que tout y est téléguidé, trop bien, trop beau, trop drôle, trop pathétique, comme déterminé par avance, bref que tout y est… faux.
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Ah, ma chère Ariane, je te reconnais bien. Toi, ce que tu aimes, c’est la réalité : la vraie vie ici et maintenant, avec ses mystères, ses zones d’ombre, sa complexité, son côté labyrinthique. Et non la pseudo-réalité telle que la présente notamment la téléréalité : la vie artificiellement mise en scène, enjolivée, formatée, simplifiée, truquée.
Oui, les enjolivures, les artifices, les faux-semblants, le sentimentalisme, le téléguidage, tu détestes ça ! Tout comme les gens, d’une pièce, sans intérêt, simplement assoiffés de reconnaissance et de gloriole, juste bons à faire grimper l’audimat.
Bien sûr, tout ça, on le trouve dans Top Chef. Donc, forcément, ça t’énerve : tu as l’impression que les gens perdent leur temps en regardant ça. Et non seulement leur temps, mais encore leur sensibilité, leur imaginaire, et tout compte fait leurs possibilités de vie. Et ça t’énerve d’autant plus que ces gens sont apparemment très nombreux : quelque trois millions au début, et jusqu’à plus de cinq millions lors de la grande finale, qui aura lieu la semaine prochaine.
Bien sûr, tu as raison : les gens auraient mille et une choses de mieux à faire que de se vautrer dans leur canapé et de regarder ça chaque lundi soir. Mais en même temps, comme partout, tout n’est pas à mettre à la poubelle. Evidemment, Top Chef s’inscrit dans un dispositif dangereux, massif, un processus abrutissant, fabriqué de toute pièce, volontiers injuste, avec pour seul objectif les parts de marché et le profit commercial ; et donc prêt à tout pour que les gens restent scotchés devant leur téléviseur. Mais tout n’est quand même pas à mettre à la poubelle.
Du moins si on ne le suit pas de manière passive, le corps vautré sur le canapé et le cerveau en veille. Comme dans tout, si on a l’œil et l’esprit vifs, si on est à la fois attentif, amoureux et critique, on peut y découvrir plein de choses : que ce soit sur le fonctionnement du dispositif télévisuel, la fabrication d’un événement, la puissance, la portée, les limites du téléguidage ou encore tout compte fait… sur toutes les délicieuses choses de la vie ! Et pas seulement celles qu’on peut manger !
Ce qui est intéressant, c’est de voir ce qui déborde le dispositif, ce qui n’est pas prévu, ce qui est de l’ordre du lapsus, du glissement, de la surprise, du problème insoupçonné, bref de la vie qui gronde et qui travaille et suinte finalement partout.
Dans Top Chef, aussi nulle et vide que l’émission puisse paraître, il y a pourtant toujours la cuisine et les cuisiniers à l’œuvre. Bien sûr, tout est prisonnier du système, mais en même temps – par-delà le scénario, les projecteurs, les caméras et tout le bazar artificiel de la télé –, on y trouve des êtres humains, sensibles et créateurs. Que ce soit par leur cuisine ou leur simple personne, les candidats ont toujours l’occasion de laisser parler leur sensibilité, leur charme, leur savoir-faire, leur côté artistique.
De plus, il y a, semaine après semaine, quantité de gestes, de manières de faire, de combinaisons, de trucs, de perspectives en mesure de nourrir non seulement notre propre rapport au monde, aux produits de la terre, mais encore à la cuisine de la vie en général. Et il est de toute façon toujours très instructif de voir comment les gens s’engagent, comment ils jouent, ou ne jouent pas le jeu du système, comment ils agissent, interagissent, réagissent, que ce soit les uns vis-à-vis des autres, ou, seuls, face à la difficulté, à la pression, à la peur, à l’injustice, à la réussite, à l’échec.
Comme partout, il y en a toujours qui s’en sortent mieux que d’autres, qui jouent mieux que d’autres, qui ont plus de sensibilité, qui sont plus créatifs, plus artistes que d’autres. Bien sûr, comme partout, ce ne sont d’ailleurs pas forcément eux, les meilleurs, qui restent et qui gagnent jusqu’à la fin.
Mais nous, notre avantage, là-dedans, c’est d’avoir la possibilité de mieux comprendre comment fonctionne le système, le dispositif : ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas, jusqu’à quel point, comment et avec qui il est d’accord de jouer le jeu de la vie. Et dans quelle mesure c’est finalement l’audimat et le profit commercial qui l’emportent sur tout.
Le meilleur exemple a eu lieu pas plus tard que hier soir : le plus grand personnage dont Top Chef ait accouché jusqu’ici vient en effet de se faire injustement sortir, en demi-finale. Olivier (Olivier Streiff), véritable personnage, plus intéressant que tous les gens qu’on nous présente à longueur de journées à la télévision, y compris d’ailleurs dans les fictions souvent, a fait tout juste, tout du long, y compris hier, et s’est pourtant fait éliminer.
Olivier, un personnage singulier, d’une grande sensibilité, intelligence et créativité ; personnage très cultivé, intérieur, intrigant, drôle, avec une vraie personnalité, du style, de la distance, et un immense savoir-faire, une remarquable humilité et sagesse de vie. Bref, une véritable œuvre d’art, un véritable artiste de la vie, qui a laissé pointer quantité de possibilités d’existence tout au long du concours, tant dans les assiettes qu’il a créées que dans les histoires qu’il a racontées. Et hop, le système, le processus a choisi de l’éliminer.
Alors bien sûr, c’est injuste, pour lui, pour nous, mais en même temps on a eu le droit de le voir, de l’aimer, de s’identifier à lui, peut-être, et il nous permet de mieux comprendre à quel jeu – de dupes – joue pour finir le système…
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Tous les mardis, PHUSIS donne une perspective phusique à une actualité, un événement, un extrait de texte, une pensée, une sensation, un problème ou n’importe quel phénomène jubilatoire ou inquiétant de notre monde formidable. Le matin, à 6h30, un phusicien poste un bref article, sous forme de question à méditer. Puis, au plus tard à midi, PHUSIS propose une réponse et mise en perspective.
Excellent.
Je ne dirais pas mieux que Romanysos !
Je ne capte pas les chaînes de télévision mais de toutes les émissions actuelles du même acabit, je voterais sans hésiter pour Top Chef, qui m’apparaît quand même la plus « éthique » du lot.
Les rares fois où je l’ai vue, j’ai appris des choses intéressantes sur tel ou tel plat, telle ou telle façon de cuisiner tel ou tel ingrédient… J’y ai aussi vu de belles choses dans les assiettes, et des gens réellement passionnés et motivés, authentiques et humains dans leurs savoir-faire et savoir-être. Je me suis demandée, du même coup, ce qu’ils faisaient là car il semblait qu’ils détonnaient dans un tel cadre.
Mais je reste distante malgré tout face à ce genre de shows qui réflètent bien le caractère fondamental de notre époque : l’évaluation, la performance, la compétition pour être le meilleur (pour être le premier, comme dirait Jean-Jacques Goldman) aux yeux de millions de gens. C’est cela qui me gêne, à titre personnel : nous enfoncer dans le crâne que si l’on n’est pas le meilleur, selon le jugement des experts, des spécialistes en tout genres qui savent tout mieux que les spectateurs profanes dont nous sommes et les candidats volontairement placés sous leur coupe dont nous sommes aussi susceptibles de faire partie, alors c’est que l’on est un zéro. Et que pour vivre, pour exister, pour être au monde pleinement et intensément, alors il faut être vu et être reconnu et considéré comme le meilleur, la force aristocratique qui se dégage d’une ère démocratique où des millions de têtes anonymes sont à hauteur égales les unes des autres.
Ce discours de la performance, du « top machin-chose », du « tout est permis pour être le premier » (même humilier mon adversaire par des mots blessants et de la mauvaise foi narcissique et infantile devant les caméras, mais après tout il a choisi de concourrir aussi donc il faut qu’il assume les conséquences de ma méchanceté gratuite à son égard et de la possible vindicte populaire dont il sera peut-être victime sur les réseaux sociaux !) m’exaspère et même me fait peur, mais il nous en dit long sur notre société, comme vous le soulignez effectivement. Il faut savoir s’astreindre parfois à regarder ces émissions, mais avec un oeil de sociologue et d’esthète averti.
Oui, il faut conserver un esprit critique et syncrétique, en sachant puiser le bon en ce qui est mauvais.
Du coup, vous me donnez fortement envie d’aller sur YouTube voir qui est Olivier Streiff 😀 !
J’avais déjà dû voir Olivier Streiff en photo ou en entendre parler mais comme je ne regarde que très rarement Top Chef et la TV en général (à vrai dire chez les autres puisque je ne reçois pas les chaînes chez moi), je ne m’étais pas attardée.
Lacune réparée, après visionnages YouTube et lecture d’interviews : je comprends l’engouement plus que massif du public pour cet homme !
Allez, pour ne pas faire les choses à moitié dans le mariage de tendances déclarées contraires sinon antagonistes par notre société manichéenne, je vous invite à découvrir le Vegan Black Metal Chef, un musicien fan de black metal et de cuisine végétalienne, dont on trouve les recettes sur YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=V1ubBR4jJw0
Ecoutez l’interview, elle vaut son pesant de cacahuètes bio !