L’abeille suscite la poésie. Elle attise l’imagination. Elle fascine, un peu comme la mer, le feu, un enfant, et les infinis mystères de la vie.
L’abeille est innombrable, incroyablement organisée, disciplinée ; infatigable dans son activité de sublimer le fragile parfum des fleurs en miel immortel. Elle symbolise à la fois la vie et la mort, l’éveil et l’engourdissement, la beauté et le danger. Elle accorde la sagesse, la poésie, la connaissance. Le miel n’a-t-il pas donné le don de poésie à Pindare ? Et celui de science à Pythagore ? Ne raconte-t-on pas que des abeilles se sont posées sur les lèvres de Pindare et de Platon, dans leur berceau ?
Ouvrière de sa bourdonnante maison qu’est la ruche – joyeux atelier plutôt que sombre usine –, l’abeille travaille sans relâche, non seulement à la pérennité de l’espèce, mais encore à l’animation de tout l’univers, entre terre et ciel. Dans toutes les traditions, l’abeille symbolise le principe vital, l’activité, la productivité, l’éloquence, la poésie, l’intelligence ; elle matérialise l’âme, tout comme la multiplicité et la diversité de la vie.
Pour ce qui est de la multiplicité et de la diversité des abeilles elles-mêmes (au moins 20’000 espèces sont répertoriées dans le monde), on sait aujourd’hui d’où elle provient. De la « polyandrie » : du fait que l’abeille femelle s’accouple non pas à une, mais à de nombreuses abeilles mâles.
Par une belle après-midi de printemps, la reine des abeilles est soudain prise de désir. Elle a, tout à coup, des amours uniques, fulgurants, en l’air – d’où d’ailleurs l’expression de « s’envoyer en l’air ». Elle s’accouple, comme ça, à toute vitesse, avec 15, 20 mâles différents ; parfois même beaucoup plus. Accouplements qui lui permettent ensuite de remplir ce que les apiculteurs appellent une… « spermathèque » de quelque 6 millions de spermatozoïdes ; de quoi pondre quelque 6 millions d’œufs fécondés, pendant toute sa vie de règne, qui dure de trois à cinq ans, selon les cas. Pondre quelque 6 millions d’œufs qui – et c’est là le plus important – ont pour avantage de ne pas tous avoir le même patrimoine héréditaire masculin.
On trouve ainsi, dans la ruche, divers groupes d’abeilles, ou « fratries », comme on les appelle : 15 à 20 groupes de demi-sœurs, si l’accouplement a eu lieu avec 15 à 20 mâles ; plus s’ils ont été plus nombreux. Diversité de la plus haute importance : chaque groupe a ses sensibilités, ses talents. C’est juste extraordinaire : l’unité de la ruche dépend de la diversité sociale et émotionnelle de ses composants. C’est la diversité des sensibilités (aisthèsis) qui permet la diversité des talents : on a par exemple des abeilles batailleuses, farouches, des expertes en ramassage de pollen, et aussi des paresseuses, avec leurs fonctions propres. On a des abeilles très sensibles au froid, d’autres au contraire pas du tout, etc. Dans la ruche, l’ordre repose sur la coexistence harmonieuse des différences.
Raison pour laquelle la ruche a de tout temps été considérée par les grands poètes et penseurs comme un modèle, et si possible un miroir de la société humaine ; d’une société humaine réussie, idéale parce que très variée et par suite très équilibrée.
Mais, depuis plusieurs siècles, ce ne sont plus les poètes et penseurs, mais les scientifiques, techniciens et autres économistes qui façonnent notre monde et vision du monde. Le modèle d’une société réussie ne se trouve plus dans la ruche, avec sa complexité, sa multiplicité, son mystère propre, mais dans nos idées raisonnables, infiniment plus claires et simples que la nature. L’enjeu est dès lors d’améliorer la nature, de la rendre la plus conforme possible à nos idées : plus simple, plus facile d’accès, plus productive, sinon plus lucrative. Pour ce faire, on construit des ruches de plus en plus efficaces, avec des cadres prédéterminés, remplis de cires gaufrées ; on importe des espèces étrangères, plus résistantes, plus travailleuses ; on gave les abeilles de sucre ; pour aller jusqu’à créer des organes génétiquement modifiés. Artificialisation qui a pour conséquence, au nom de l’efficacité, de la productivité, de l’économie, de créer des terribles déséquilibres – et de réduire la biodiversité.
Dans les Cévennes, certains apiculteurs (notamment ceux de l’association « L’arbre aux abeilles ») cherchent à retrouver des manières très simples, très proches du naturel, d’élever les abeilles et de récolter le miel. Ils travaillent avec les ruches-troncs : modèle d’apiculture très ancien, directement inspiré du processus de nidification naturel des abeilles dans des troncs d’arbres creux.
L’enjeu est d’intervenir le moins possible, pour favoriser le plus possible la sensibilité propre des abeilles : qu’elles puissent avoir des repères, tant intérieurs qu’extérieurs, vis-à-vis et dans leur milieu ; qu’elles puissent vivre sans être chahutées, désorientées, pillées. Dans cette approche, plus empathique que théorique, tous les gestes et savoir-faire vont dans le sens de l’accompagnement et du bien-être de l’abeille. Pour des ruches plus équilibrées, plus harmonieuses, des abeilles plus sereines et un miel plus délicieux et… inspirateur.
Leur travail est un message d’espoir.
D’après Yves Elie dans l’émission « On ne parle pas la bouche pleine » sur France culture.
Oui, je suis tout à fait d’accord. Mais attention : en tant qu’apiculteur, on n’est pas que poète, mais aussi agriculteur ! Or l’agriculture n’est pas la nature : l’agriculteur cherche par définition à exploiter la nature, pour le bien de l’homme…
Bien sûr que l’agriculture n’est pas la nature. Elle est et restera toujours une action de l’homme sur la nature, mais il s’agit de trouver la meilleure alliance possible, le meilleur équilibre, le meilleur fonctionnement possible, qui soit bénéfique et pour l’un, et pour l’autre, dans tous les sens du terme ; et non seulement au sens monétaire et quantitatif – qui est de nos jours souvent la valeur la plus considérée.
Ce qui fait plaisir aux apiculteurs des Cévennes, ce qui donne un sens à leur travail, c’est de voir les abeilles en pleine forme, les voir survivre allègrement à l’hiver, avec des taux de mortalité tout à fait naturels, les mêmes qu’il y a quelques siècles. Pour un miel délicieux, à la fois d’une incroyable qualité – et d’une considérable quantité.