La nature sait-elle quelque chose |
« La nature sait ce qui est bon » – telle est la devise du label « bio » d’un des deux géants de l’alimentation de notre pays. Mais, je me demande, la nature sait-elle vraiment quelque chose ? Et, si oui, sait-elle ce qui est bon ?
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« La nature sait ce qui est bon », proclame haut et fort le géant Orange Migros pour ses produits labellisés Bio. « Nature », « savoir », « bonté », autant de concepts qui résonnent de manière on ne peut plus favorable à nos oreilles, remplies qu’elles sont à longueur de journée de slogans, d’idées et autres arguments de vente préfabriqués.
Pour ne pas être dupes, allons voir comment la Migros elle-même explique sa formule « La nature sait ce qui est bon ». Sur son site internet, sous la rubrique « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Migros Bio », la Migros écrit ceci au sujet dudit slogan :
« Bio signifie que les produits ont été élaborés de façon aussi naturelle que possible. On ne recourt donc à aucun additif chimique ni processus industrialisé tel que l’élevage en masse pour leur élaboration. Les produits sont donc tels que la nature les a prévus. Le slogan « La nature sait ce qui est bon » exprime clairement ce principe. »
Voilà le texte explicatif – ou plutôt pseudo-explicatif – de la Migros qui, à bien y regarder, cache sous une apparence de clarté, et en l’occurrence même une prétention de clarté, de la confusion.
La Migros s’emmêle les pinceaux sur au moins trois points. Par deux fois dans son slogan lui-même, en disant que la nature « sait » quelque chose ; et en prétendant que la nature sait ce qui est « bon » ; ensuite dans son explication, en affirmant que la nature « prévoit » l’élaboration de ses produits.
Si la Migros se fourvoie – et nous fourvoie, au passage –, c’est qu’elle considère, à tort, la nature dans une perspective strictement humaine. Comme on a tous automatiquement tendance à le faire, si on n’y prend pas garde, elle confond notre perception humaine, logico-rationnelle, de la nature avec l’évolution, le développement propre de celle-ci. Elle plaque autrement dit nos vues, notre vision – scientifique, techniciste, idéaliste, moraliste – du monde sur la nature.
Alors que, somme toute, le développement de la nature n’est lié à nul savoir, nulle idée de bonté (et d’ailleurs nulle idée tout court) et à nulle prévoyance de quoi que ce soit.
Reprenons. Non, la nature ne « sait » à proprement parler rien : elle n’a rien à l’esprit, n’a conscience de rien, ne connaît rien. Le savoir, la connaissance, la conscience, l’esprit – autrement dit la raison abstraite – est en effet l’apanage exclusif de l’homme ; apanage par lequel, justement, ce dernier se distingue, ou plutôt est en mesure de se distinguer, des autres phénomènes vivants.
Loin de tout savoir, la nature ne fait au fond que suivre en toute spontanéité le mouvement des phénomènes qui se jouent en elle et autour d’elle. La nature ne fait rien d’autre que « sentir » – et « réagir » à ce qui se passe. Elle se déploie conformément aux forces qui la traversent de fond en comble ; mystérieuses forces de croissance et de déclin, de construction et de destruction, de vie et de mort, qui sont partout et perpétuellement en jeu : jeu de tensions, de va-et-vient entre les deux, en vue de chercher non seulement la survie, l’équilibre, mais encore la puissance et le dépassement de soi ; le tout selon une évolution propre – qui n’a rien à voir avec nos idées et notre petite volonté humaine.
S’il en est ainsi, si la nature ne « sait » à proprement parler rien, n’a aucun « savoir » logico-rationnel, elle ne sait de surcroît pas non plus ce qui est « bon », du moins pas dans le sens dans lequel on l’entend généralement. Notre valeur traditionnelle du « bien », du « bon » – tout comme d’ailleurs celle du « beau » et du « vrai » –, liée qu’elle est à un savoir abstrait, à nos idées, est elle aussi exclusivement humaine.
Bien sûr qu’il existe un « bien » naturel ! Mais il n’a rien à voir avec notre entente courante, idéaliste, morale du « bien ». Le « bien » naturel est quelque chose de très concret et d’amoral : il revient grosso modo à « l’utile pour la vie ». Oui, il y a quantité de choses que nous ne trouvons pas « bonnes », dans la nature, et même pas « bonnes » du tout – le déclin, la violence, la destruction, etc., jusqu’à la mort –, qui ne posent pas le moindre problème à la nature ; et qui sont au contraire même « bonnes », pour elle, en tant que ressources utiles à sa vie et à la vie et à l’équilibre en général.
Je reprends : non, la nature ne « sait » rien. Et non, elle ne « sait » pas non plus ce qui est « bon ». Donc, si je continue, il va de soi que la nature ne « prévoit » rien non plus ; pas davantage l’élaboration de ses produits qu’autre chose. Comme le « savoir » et le savoir du « bien », la « prévoyance », liée qu’elle est à une pensée abstraite, à un projet, ne se trouve nulle part ailleurs que dans la pensée humaine.
Conclusion : que l’on achète et mange Bio ou pas qu’importe : ne soyons pas dupes, méfions-nous des slogans et prenons garde de ne pas plaquer nos vues sur les phénomènes !
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Tous les mardis, PHUSIS donne une perspective phusique à une actualité, un événement, un extrait de texte, une pensée, une sensation, un problème ou n’importe quel phénomène jubilatoire ou inquiétant de notre monde formidable. Le matin, à 6h30, un phusicien poste un bref article, sous forme de question à méditer. Puis, à midi, PHUSIS propose une réponse et mise en perspective.
Je rigole bien à la lecture de cet article !
« Je reprends : non, la nature ne « sait » rien. Et non, elle ne « sait » pas non plus ce qui est « bon ». Donc, si je continue, il va de soi que la nature ne « prévoit » rien non plus ; pas davantage l’élaboration de ses produits qu’autre chose. »
Ce passage m’a tuée 🙂 !
Je n’ai absolument rien contre le bio (j’en consomme parfois, autant en nourriture qu’en cosmétique), cependant les produits bio n’étant pas traités par des produits chimiques pour empêcher d’éventuelles contaminations par des bactéries, il y a toujours potentiellement un danger pour le consommateur (je pense au scandale des graines germées bio en Allemagne, en 2011…). Enfin, peut-être dis-je des bêtises, j’avoue ne pas connaître suffisamment le sujet.
Mais bon, moi ce qui me gêne c’est qu’il y a inconsciemment, derrière la culture bio et chez beaucoup de ses consommateurs, du romantisme à fond les ballons.
De « La nature sait ce qui est bon », à « O Sainte Mère Nature nous t’adorons et te vénérons et nous voulons revenir à la bougie » (je caricature un peu) pour en finir par le mythe du bon sauvage et « L’homme naît bon, la société le corrompt », il n’y a qu’un pas je trouve. J’aime le romantisme mais à condition d’y mettre une limite… Le mythe de la pureté originelle de l’Homme et de la Nature, c’est pas franchement très sain (et c’est promis, je vous épargne le point Godwin 😉 ).
Ceci me rappelle la lettre que Voltaire avait adressée à Rousseau, et dans laquelle il lui écrivait en substance qu’en le lisant, on avait envie de se remettre à marcher à quatre pattes et à brouter l’herbe…