Sixième leçon du long prêche de sagesse tragique que Zarathoustra distille à ses hôtes, les hommes supérieurs, dans sa caverne perchée là-haut dans les montagnes.
Vous autres hommes supérieurs, vous croyez que je suis là pour vous consoler, pour corriger vos erreurs ? Pour réparer vos mauvaises actions, rendre bon ce que vous avez mal fait ? Non, détrompez-vous !
Vous autres qui souffrez, qui vous plaignez, vous croyez que je veux vous préparer un lit plus confortable, plus agréable, plus mou que celui sur lequel vous vous allongez tantôt ? Un lit sur lequel vous pouvez vous reposer et vous refaire en toute tranquillité ? Non, détrompez-vous !
Vous autres errants, vous autres égarés, vous autres alpinistes fourvoyés, vous croyez que je veux vous montrer de nouvelles voies, de nouveaux sentiers, plus faciles, là-haut ? Non, détrompez-vous !
Non ! Non ! Trois fois non ! Détrompez-vous : loin de moi l’idée de vous faciliter la vie, d’être un refuge, une assurance vie. Je veux au contraire vous pousser plus loin, toujours plus loin, toujours plus haut ! Forcément, vous serez de plus en plus nombreux à devoir échouer, de plus en plus nombreux à devoir disparaître. De toujours meilleurs hommes devront venir, seront appelés à s’engager, à continuer la lutte, plus loin, plus haut – et devront périr. Pour vous comme pour tous, les choses doivent devenir toujours plus difficiles, toujours plus dures, toujours pires. Ce n’est que comme ça –
– Ce n’est que comme ça qu’on éprouve sa force, qu’on devient meilleur, qu’on devient plus fort ! Ce n’est que comme ça que l’homme peut s’élever, pousser, croître vers les hauteurs, là où tout est plus intense, plus périlleux, plus subtile ; là où l’éclair frappe et brise le plus volontiers : assez haut pour l’éclair, pour être une proie intéressante pour l’éclair !
Mon sens, ma sensibilité, mon aspiration vont vers peu de choses, mais vers des choses longues, hautes, lointaines, intenses, subtiles, périlleuses : en quoi me concernerait votre petite, nombreuse et courte misère !
Vous avez beau vous plaindre, vous ne souffrez pas encore assez, vous autres hommes supérieurs ! Parce que vous ne souffrez pour l’heure que de vous-mêmes. Vous ne souffrez pas encore de l’homme. Vous mentiriez si vous disiez autre chose ! Voilà votre problème : vous ne souffrez pas encore de ce dont j’ai, moi, souffert ; ce dont je souffre, moi ; à savoir… de l’homme en général : de l’homme tel qu’il est devenu, tel qu’il dégénère, tel qu’il retourne à l’animal, tel qu’il se transforme en automate, en outil, au lieu de s’élever en direction du surhomme, de prendre les risques de s’élever toujours plus haut, plus loin, toujours davantage en direction du surhomme.
Telle est la sixième des vingt leçons de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Vous autres hommes supérieurs, croyez-vous que je sois là pour réparer/rendre bon ce que vous avez mal fait ?
Ou que je veuille désormais vous préparer un lit plus agréable à vous autres qui souffrez ? Ou que je vous montre, à vous autres errants, égarés, grimpeurs mal en point, de nouvelles voies, plus faciles ?
Non ! Non ! Trois fois non ! Toujours plus, toujours de meilleurs de votre genre doivent disparaître, – car pour vous les choses doivent devenir toujours pires, toujours plus dures. Ce n’est que comme ça –
– ce n’est que comme ça que l’homme pousse dans les hauteurs, où l’éclair le touche et le brise : assez haut pour l’éclair !
Mon sens et mon aspiration vont vers peu de choses, choses longues, lointaines : en quoi me concernerait votre petite, nombreuse et courte misère !
Vous ne me souffrez pas encore assez ! Car vous souffrez de vous-mêmes, vous n’avez pas encore souffert de l’homme. Vous mentiriez si vous disiez autre chose ! Vous tous ne souffrez pas de ce dont j’ai, moi, souffert. –
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Il s’agit ci-dessus de la sixième partie (sur 20) du treizième chapitre intitulé « De l’homme supérieur » de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.
Est-ce qu’on est en droit de considérer que Zarathoustra s’adresse à une élite, seule à même de comprendre ses paroles, ou que finalement ceux-ci sont à portée de tous? Que chacun devrait avoir pour ambition personnelle de s’élever vers le surhomme?
Zarathoustra s’adresse ici aux hommes supérieurs : aux hommes (de haut rang) qui se sont arrachés de leur confort et position pour grimper dans les hauteurs, à la découvertes de nouvelles sagesses et vérités.
Attention : chez Nietzsche, il ne s’agit jamais d’ambition personnelle, mais toujours du destin de l’homme en général.