DouziĂšme leçon du prĂȘche de sagesse tragique que Zarathoustra distille Ă ses hĂŽtes, les hommes supĂ©rieurs, dans sa caverne perchĂ©e dans les montagnes.
Vous autres crĂ©ateurs, vous autres hommes supĂ©rieurs ! Vous le savez bien : crĂ©er nâest pas une sinĂ©cure. On ne choisit pas dâenfanter. On ne doit pas choisir dâenfanter. Celui qui enfante ne peut faire autrement. Il est malade, il souffre. Non pas dâun manque, dâun dĂ©faut, mais de trop plein : il dĂ©borde de richesse. Il est malade et doit crĂ©er parce que ça dĂ©borde, en lui ; parce quâil doit se libĂ©rer de sa richesse, qui lui pĂšse, qui lui fait mal. Oh, crĂ©er, enfanter nâest pas une sinĂ©cure. Câest une charge dâautant plus lourde, dâautant plus dĂ©sagrĂ©able quâune fois que câest fait, quâune fois quâon a enfantĂ©, quâon sâest libĂ©rĂ© de son fardeau, loin dâĂȘtre plus pur, loin dâĂȘtre purifiĂ©, on est au contraire sali, souillĂ©, impur, Ă©puisĂ©, tant lâenfantement exige quâon se donne Ă fond.
Demandez aux femmes, vous autres crĂ©ateurs, vous autres hommes supĂ©rieurs : on nâenfante pas parce que ça fait plaisir. Non, câest la douleur qui fait enfanter ! Regarder les poules, câest la douleur qui les fait caqueter ! Regardez les poĂštes : câest la douleur qui les fait produire leurs Ćuvres !
Vous autres crĂ©ateurs, regardez comme vous ĂȘtes souillĂ©s ! Regardez toute lâimpuretĂ© quâil y a en vous ! Cela montre bien que vous nâĂȘtes pas des imposteurs, que vous avez dĂ» enfanter, que vous vous ĂȘtes donnĂ©s pour crĂ©er : que vous avez dĂ» ĂȘtre des mĂšres, et prendre sur vous quantitĂ© de souffrances.
Un nouvel enfant, une nouvelle Ćuvre est nĂ©e : ĂŽ, combien de nouvelle saletĂ© vous avez en mĂȘme temps produite en vous-mĂȘmes, dans votre Ăąme ! Ce nâest pas rien de crĂ©er ! Câest une lourde Ă©preuve, une lourde tĂąche, qui implique de grandes souffrances, de grandes saletĂ©s. Allez, Ă©cartez-vous ! Et que quiconque a enfantĂ© se retire pour nettoyer et purifier son Ăąme !
Telle est la douziÚme des vingt leçons de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Vous autres créateurs, vous autres hommes supérieurs ! Quiconque doit enfanter est malade ; mais qui a enfanté est impur.
Demandez aux femmes : on nâenfante pas parce que ça fait plaisir. La douleur fait caqueter les poules et les poĂštes.
Vous autres crĂ©ateurs, il y a beaucoup dâimpur en vous. Cela fait que vous avez dĂ» ĂȘtre des mĂšres.
Un nouvel enfant : Î, combien de nouvelle saleté est aussi venue au monde ! Ecartez-vous ! Et que quiconque a enfanté nettoie et purifie son ùme !
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Il sâagit ci-dessus de la douziĂšme partie du treiziĂšme chapitre de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.
N’y a-t-il pas une purification de l’Ăąme aussi dans l’enfantement?
Si la surabondance est vue comme un trop-plein de richesse, un excĂšs de plĂ©nitude, il n’y a pas de purification de l’Ăąme qui vaille lors de l’enfantement. Hormis peut-ĂȘtre chez les sujets centrĂ©s sur eux-mĂȘmes, qui ressentiront quelque chose comme une satisfaction personnelle, qu’ils auront tĂŽt fait d’interprĂ©ter Ă leur avantage, en terme de purification…
Le terme « saletĂ©s » me dĂ©range… Je parlerais de « fatigue »…
Ah, Romanysos ! D’abord je ne voulais pas rĂ©pondre, mais me voilĂ qui le fais quand : il n’y va nullement de dire ce qui nous dĂ©range ou nous arrange (opinions personnelles), mais des mots (vĂ©ritĂ©) de Zarathoustra lui-mĂȘme, que nous autres devons tout faire pour comprendre !
En Ă©cho à « épuisé » du premier paragraphe, « fatigue » aurait pu apparaĂźtre…