« Lazarus » est un morceau de Blackstar, le dernier disque de David Bowie. Lazare est un compagnon de Jésus-Christ, malade, que ce dernier ressuscite quatre jours après sa mort.
David Bowie est décédé le 10 janvier 2016. Quatre jours plus tard, il s’est passé quantité de choses, des belles et des moins belles, mais David Bowie n’est pas revenu. Pourtant, bien que noire, la brillante star est toujours là, parmi nous, en nous ; comme tous les grands qui meurent et laissent derrière eux une œuvre qui nous arrache de notre course effrénée contre le temps qui passe.
Prenons le temps d’une chanson, d’un morceau. Plongeons-nous dans Lazarus. Ouvrons tout grands nos oreilles, laissons-nous porter ; mourons pour mieux vivre avec lui.
*
D’abord, c’est le silence.
Puis on pèse sur « Play » et, comme par enchantement, ça commence, ça commence à jouer.
Bruits stellaires, avant l’arrivée d’une guitare, pure, et d’une batterie. Deux rythmes : l’un rapide, l’autre plus lent, plus poussif : comme un cœur qui bat, dans un monde qui bat son plein. Un cœur qui bat, mais pas régulièrement, pas tout à fait. Un cœur qui se bat, pour la vie, pour faire circuler le sang dans ses veines, jusqu’aux plus lointaines extrémités – et retour.
Et voilà qu’intervient un saxophone, et que ça se met à planer : s’ouvre un monde, tout un monde, stellaire, et en même temps éminemment terrestre, léger, lourd, plein de couleurs, de tensions, de joies, de peines, d’attentes, de douceur, de violence, d’inquiétude, de vie, de mort. En mode mineur.
Puis apparaît la voix de Bowie : « Look up here, I’m in heaven : regarde là-haut, je suis au ciel ».
Il a des cicatrices qu’on ne peut voir. Sa vie a été un jeu, une grande pièce de théâtre : avec des hauts et des bas, des masques, des histoires, des blessures, des jubilations que jamais personne ne lui volera. Tout le monde le connait maintenant, comme il est : comme le chanteur, l’artiste, l’homme, l’être multiple, protéiforme qu’il est : Bowie a été classé, une fois pour toutes, dans les livres, dans les têtes. « Look up here, I’m in heaven ».
Mais il y a quelque chose qui cloche : certains rythmes, certains sons sont très légèrement décalés. Et la voix de Bowie est tremblante, plaintive.
« Look up here, men, I’m in danger : regarde là-haut, homme, je suis en danger ». En danger de ne plus rien pouvoir faire, de perdre consistance, d’être pris pour autre chose que ce qu’il est, de n’apparaître que comme une image, un pantin, un guignol, un masque dénué de chair. Il n’a plus rien à perdre, tellement il a tout perdu, tellement il a perdu la vie. Il est si haut, dans le ciel, que ça lui donne le tournis, qu’il ne sait plus très bien où il en est. Qu’il a lâché la pression, la tension, qu’il s’est laissé aller, s’est assoupi, a laissé tomber son portable. Il est définitivement inatteignable.
« Ain’t that just like me : n’est-ce pas là justement moi, comme je suis ? »
N’est-ce pas là justement Bowie comme il a toujours été ? Entre consistance et inconsistance, tension et laisser-aller, pour mieux se dé-couvrir, se dé-voiler, se produire, se multiplier, comme l’être ambigu, protéiforme qu’il est et qu’on est au fond tous ?
Et le tout de monter d’un cran, de se contracter, et de se déglinguer, en même temps, comme seul Bowie sait le faire. Pour rappeler comment ça s’est passé avant, à New York. « By the time I got to New York ».
Ses dernières années sur terre, il les a passées à New York. Il y a vécu comme un roi. Il y a fait ce qu’il voulait, dépensé tout son argent, sa vie, à la recherche… non pas de gloire, ou de sens, mais de… fesses : « I was looking for your ass ».
Quelles fesses ? Celles de sa top model de femme ? D’autres ? Qu’importe ! Qu’importe tout ça, comment ça s’est passé, à New York et ailleurs : comme-ci ou comme ça, ou pas du tout. La seule chose qui est sûre est qu’elle savait, qu’on savait tous – sans le savoir, sans y croire – qu’un jour Bowie serait libre ; qu’un jour il serait libéré, juste libre, comme ce merlebleu.
« Now ain’t that just like me : maintenant, n’est-ce pas là justement moi, comme je suis ?, comme je suis, moi ? Comme j’ai toujours été ?
Oh, un jour je serai libéré, juste libre, comme ce merlebleu.
Et la voix de Bowie de s’évanouir progressivement dans une musique de plus en plus stellaire, de plus en plus jazzy, avec le saxophone qui danse, cherche, sature, s’élève, plonge, pour mieux chercher, pour mieux trouver, pour mieux se libérer, tout en pulsions, tout en spasmes, au plus près de la vie, du ciel, de la terre, avant de s’évanouir à son tour.
Pour laisser la place à la guitare, aux sons, aux rythmes du début, aux battements de cœur du début, plus éthérés, apaisés, qui finissent par s’évanouir eux aussi, déchirés, stimulés, par de gros bruits, comme autant d’électrochocs violents qui rythment la fin, finalement, cessent aussi – et marquent… la naissance du merlebleu.
*
Paroles
Look up here, I’m in heaven
I’ve got scars that can’t be seen
I’ve got drama, can’t be stolen
Everybody knows me now
Look up here, man, I’m in danger
I’ve got nothing left to lose
I’m so high it makes my brain whirl
Dropped my cell phone down below
Ain’t that just like me
By the time I got to New York
I was living like a king
Then I used up all my money
I was looking for your ass
This way or no way
You know, I’ll be free
Just like that bluebird
Now ain’t that just like me
Oh I’ll be free
Just like that bluebird
Oh I’ll be free
Ain’t that just like me
*
Traduction
Regardez par ici, je suis au paradis
J’ai des cicatrices qui ne peuvent se voir
J’ai des histoires, qui ne peuvent être volée
Tout le monde me connait maintenant
Regarde par ici, homme, je suis en danger
Je n’ai plus rien à perdre
Je suis si haut que ça me fait tournoyer mon cerveau
J’ai laissé tomber mon portable
N’est-ce pas juste comme moi
Quand je suis allé à New York
Je vivais comme un roi
Puis j’ai dépensé tout mon argent
Je cherchais tes fesses
De cette façon ou d’aucune façon
Tu sais, je serai libre
Juste comme ce merle bleu
Maintenant, n’est-ce pas juste comme moi
Oh je serai libre
Juste comme ce merle bleu
Oh je serai libre
N’est-ce pas juste comme moi
*
L’article résonne aussi bien que la chanson…!