Seizième leçon du prêche de sagesse tragique que Zarathoustra distille à ses hôtes, les hommes supérieurs, dans sa caverne perchée dans les montagnes.
Voulez-vous que je vous dise quel a été jusqu’ici sur terre le plus grand pêché, le plus grand crime ? C’est une parole : une parole de malédiction, proférée il y a longtemps, très longtemps, contre la vie ; parole qui a fait date et qui imprègne aujourd’hui encore notre vision du monde.
C’est la parole de celui qui a dit : « Malheur à ceux qui rient ici-bas ! » Mots de Jésus, défenseur des pauvres, des faibles, des opprimés ; mots de Jésus, le fondateur de notre tradition, mort sur la croix et ressuscité pour prouver l’existence de l’au-delà , de l’idéal.
Mais comment a-t-il pu dire une chose pareille ? Comment a-t-il pu souhaiter le malheur des gens qui rient ? N’a-t-il pas lui-même trouvé de raisons de rire sur terre ? A-t-il mal cherché ? Etait-il trop sérieux, trop adulte, trop moral ? Regardez autour de vous : les êtres purs, les enfants trouvent partout toujours des raisons de rire.
S’il en a été ainsi, s’il n’a pas trouvé de raisons de rire, s’il a condamné tous ceux qui rient, c’est qu’il n’a pas assez aimé ! Oui, le fils du Dieu amour qu’il prétend être n’a pas assez aimé ; sinon il nous aurait aussi aimés nous, nous autres qui rions volontiers ! Mais au lieu de nous aimer, il nous a détestés et nous a maudits : aux antipodes de son paradis, promis aux gens sérieux, tristes, il nous a, à nous, promis des terribles hurlements et grincements de dents.
Mais est-ce bien juste de directement maudire là où on n’aime pas ? Doit-on toujours choisir ceci ou cela, classer le monde dans des catégories binaires ? Cela me semble de bien mauvais goût. Mais c’est ce qu’il a fait, cet inconditionnel, cet absolutiste. Pourquoi ? Parce qu’il venait des pauvres, des faibles, de la populace, à qui on a appris à tout regarder et juger à l’aune de l’au-delà .
Tout le problème est là , et seulement là  : Jésus n’aimait pas assez. Sinon il se serait moins fâché contre nous, contre nous qui rions, qui nous moquons de lui. Son amour était trop petit ! Car qu’on se le dise : contrairement à ce qu’on croit, tout grand amour ne veut pas l’amour en retour, ne veut pas que l’amour en retour : il veut bien plus que ça : tout grand amour veut la vie !
Ecartez-vous du chemin de tous les inconditionnels, de tous les absolus qui se revendiquent d’un monde idéal ! C’est un genre d’hommes dégénérés : pauvres, malades, fruits de la populace telle que notre monde la fabrique pour mieux la manipuler, l’automatiser, l’utiliser. Ils regardent cette vie gravement, avec sérieux, à partir de leurs idées : ils ont le regard mauvais pour cette vie, pour le mystérieux jeu de l’existence, les infinies richesses de cette terre.
Ecartez-vous du chemin de tous les inconditionnels, de tous les absolus qui se revendiquent d’un monde idéal ! Ils ont les pieds pesants et les cœurs lourds : ils n’entendent rien à la musique de la vie ; ils ne savent pas danser, ils ne savent pas vivre ; tout ce qu’ils font c’est juger, chercher à se rassurer, fuir dans leurs idées.
Ils se révoltent sans cesse : ils mettent tout en œuvre pour rendre le monde meilleur, plus conforme à leur idéal. Ils voudraient que la terre soit plus légère, et aussi leurs pieds, leurs cœurs. Ils voudraient qu’il y ait moins de problèmes, moins de difficultés.
Mais comment, au vu de la situation, de leur manière de faire, de vivre, de condamner le rire, comment la terre voudrait-elle leur être légère, à eux les faibles, les opprimés, les fossoyeurs de la vie !
Seizième des vingt leçons de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Quel a été à ce jour ici sur terre le plus grand pêché ? N’était-ce pas la parole de celui qui a dit : « Malheur à ceux qui rient ici-bas ! »
N’a-t-il lui-même pas trouvé de raisons de rire sur terre ? C’est qu’il a mal cherché. Un enfant trouve ici encore des raisons.
Il –n’a pas assez aimé : sinon il nous aurait aussi aimés nous, les rieurs ! Mais il nous a détestés et s’est moqué de nous, il nous a promis des hurlements et des claquements de dents.
Mais doit-on directement maudire où on n’aime pas ? Cela – me semble de mauvais goût. Mais c’est comme ça qu’il a fait, cet absolu. Il venait de la populace.
Et lui-même n’aimait seulement pas assez : sinon il se serait moins fâché qu’on ne l’aime pas. Tout grand amour ne veut pas l’amour : – il veut plus.
Ecartez-vous du chemin de tous ces absolus ! C’est un genre pauvre et malade, un genre populacier : ils regardent cette vie gravement, ils ont le regard mauvais pour cette terre.
Ecartez-vous du chemin de tous ces absolus ! Ils ont les pieds pesants et les cœurs lourds : – ils ne savent pas danser. Comment la terre voudrait-elle leur être légère !
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Il s’agit ci-dessus de la seizième partie du treizième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.
Pourquoi Zarathoustra déteste-t-il tant Jésus?
A bien y regarder, Zarathoustra en a surtout contre Jésus-Christ, que Paul a interprété à sa manière, fait revenir d’entre les morts et élevé au rang de principe fondateur.