Avant de plonger dans les Dithyrambes de Dionysos, un petit rappel s’impose sur notre vision du monde. Elle apparaît au 4e siècle avant J.-C. en Grèce ancienne, sous l’impulsion de Platon. Athènes sort de près de 30 ans de conflits armés : la guerre du Péloponnèse a mis fin au «siècle de Périclès », la période la plus florissante de la Grèce. Vaincue par Sparte, la cité est en crise, en proie à la maladie, en plein imbroglio social, politique, artistique et sanitaire. Tel est le contexte dans lequel naît et grandit Platon, jeune homme brillant, très sensible, très intelligent, qui se fait d’abord connaître comme musicien. En digne successeur des aèdes et poètes, il s’adonne avec succès à l’épopée, au dithyrambe, à la tragédie.
Avant de rencontrer Socrate, connu à Athènes pour son opposition à la culture, à l’art, à la physiologie de son temps, pour sa quête d’èthos, de stasis, de ferme tenue dans l’incessant revirement de l’un dans l’autre. Platon en devient l’élève, huit ans durant, jusqu’à la condamnation à mort (en 399 av. J.C.) pour impiété, introduction de nouvelles divinités et corruption de la jeunesse. Comme son maître, Platon s’est mis en quête de stabilité, de clarté, de bonté. Nietzsche en parle en termes de « plante malade, assoiffée de lumière ». Platon se détourne de son activité artistique, de la « musique tragique », pour se vouer à ce qu’il considère comme la « musique suprême », la connaissance philosophique.
Voici comment le Banquet présente le tournant philosophique fondateur de notre tradition idéaliste : attiré par la beauté, la pureté, le penseur est emporté par Éros – dieu-démon de l’amour – de la beauté sensible, physique (celle des jeunes hommes, en particulier) en direction d’une autre, plus haute, d’ordre suprasensible, métaphysique. Conduit par la lumière de la raison, il découvre dans sa pensée un monde de toute clarté, de toute beauté et de toute vérité : le monde intelligible des Idées stables et constantes ; monde idéal éclairé par une Idée plus lumineuse encore, analogue au soleil, l’Idée du Bien.
C’est cet enthousiasme érotique – sorte de mania, de folie, de détournement divin des vues habituelles –, qui fait que Platon fonde la philosophie comme amour (philia) de la sagesse, du savoir (sophia) et initie notre vision du monde occidentale : il engage tout un chacun à dépasser les phénomènes sensibles, toujours changeants – et donc sources de souffrances, jusque dans la mort –, pour les contempler en leur vérité, c’est-à-dire en Idée ou être stable et constant.
Alors que jusque-là, la nature (phusis) était expérimentée et accompagnée en son mystérieux va-et-vient, comme éclosion productrice à la lumière à partir du retrait et de la destruction, elle est dès lors pensée sur le modèle des artefacts, comme relevant d’un Dieu-architecte qui, par son savoir-faire, conduit le monde idéal à sa présence manifeste dans le sensible. Et le philosophe, le religieux, le scientifique, le technicien, l’homme occidental en général de prendre à son compte ce savoir-faire, en vue de rendre le monde ici et maintenant le plus beau, le plus vrai, le meilleur possible.
Mais attention, dès le début, il y a un gros problème : le tournant métaphysique de Platon souffre d’un manque, d’une absence de fondation. Rien en effet n’est en mesure de prouver que la vérité réside bien dans la lumière des Idées. Tel le soleil, le soir, la vérité platonico-chrétienne, techno-scientifique, a tendance à décliner. La clarté tend à se retirer, les ombres à croître, la pensée à sombrer dans la nuit. A la fin du 19e siècle, Nietzsche voit l’ensemble du cheminement de notre tradition comme une tentative, toujours renouvelée, toujours affinée, de repousser la terrible reconnaissance : notre vérité, notre perspective métaphysique, idéaliste, notre vision rationnelle-morale, duelle du monde est une dangereuse « erreur in physiologicis », dit Nietzsche : une mécompréhension de la phusis ici et maintenant en son mystérieux et cohérent va-et-vient, où il n’y a pas de contraires, pas de lumière sans ombre, d’éclosion sans retrait, de production sans destruction, de vie sans mort, mais où tout est différences de degrés du même, de la même débordante volonté (dionysiaque) de puissance, de maîtrise et de production (apollinienne) que Nietzsche appelle « volonté de puissance ».
Cette terrible reconnaissance, Nietzsche l’exprime, au soir de notre tradition, dans sa célèbre formule de la « mort de Dieu ». Expression qui, loin d’être une profession personnelle d’athéisme, est un constat tragique, d’ordre ontologique : ce n’est en effet plus Dieu, à savoir l’Idée suprême et tout ce qu’on a rangé sous ce vocable – la trinité du vrai, du bien et du beau – qui façonne, imprègne et règle la vie humaine. Ce qu’on a des siècles durant cru être tout, le but suprême, se dévoile n’être rien, un dangereux néant. C’est le « nihilisme : le but fait défaut ; la réponse au « pourquoi ? » fait défaut ; (…) les valeurs suprêmes se dévalorisent ». L’homme s’accroche à ses Idées, ses vérités, ses valeurs, ses structures de pensée, bien qu’elles soient vides de contenu, dénuée de réalité et de sens. Et même plus : immensément dangereuses. Au lieu de réaliser le meilleur des mondes possibles, notre savoir-faire crée en effet, via la religion, la science, la technique, l’intelligence artificielle, des déséquilibres, des idéologies, révoltes et catastrophes monstres.
A bien y regarder, la débordante volonté de puissance, de maîtrise et de productions se trouve corrompue par la perspective platonicienne, les lumières de la raison, nos Idées morales. Elle dégénère en ce que Nietzsche appelle une « volonté nihiliste de puissance », une « impuissance de puissance » : une volonté égoïste, qui refuse la vie dionysiaque comme telle, l’interdépendance de toute chose, la juste part attribuée à chacun, l’exigence de se plier à l’ordre naturel, de contribuer à son équilibre, son harmonie ; et donc de s’engager à se connaître et maîtriser soi-même avant de chercher à gagner la puissance sur autrui.
Alors qu’il prépare son premier livre, La Naissance de la tragédie, Nietzsche parle de sa philosophie en termes de « platonisme inversé ». Le philologue spécialiste de poésie archaïque considère le tournant fondateur de notre tradition comme une catastrophe : en situant la vérité dans les Idées morales, il a – écrit-il dans La Naissance de la tragédie – renversé le « philtre magique » de l’art tragique dans la poussière, mis fin à toute possibilité de santé tragique et initié notre asséchante civilisation philosophico-scientifique. Son œuvre durant, Nietzsche se consacre à dévoiler et corriger le fourvoiement de Platon et de notre tradition. A la fin de son cheminement, sa position apparaît comme un platonisme « musicalement » inversé, au sens où, en plus de replacer la vérité dans la phusis ici et maintenant, il revalorise l’art des Muses, les divinités inspiratrices des chanteurs et poètes. Chanteurs et poètes qu’Aristote lui-même (le meilleur élève de Platon), le fondateur des sciences, considère encore, en distinction des philosophes, qui sont des amants de la sagesse, comme les sages proprement dits (par exemple dans l’Ethique à Nicomaque, VI, 7, 1141 a11).
C’est à l’écoute des Muses, des forces musicales qui nous traversent, que naissent sous la plume de Nietzsche les Dithyrambes de Dionysos. C’est à l’écoute de ces mêmes forces musicales que nous reconnaissons que chacun d’entre eux vient faire trois choses : corriger l’erreur de Platon, replacer l’être humain au sein du tout du monde et libérer en nous et en dehors de nous des possibilités de pensées et d’existence inouïes.