On s’accorde pour dire que notre tradition est apparue au 4e siècle avant J.-C., à Athènes, sous l’impulsion de Platon, premier philosophe proprement dit. Au sortir de la guerre du Péloponnèse : 30 ans de conflits face à Sparte, qui ont mis fin au « siècle de Périclès », la période la plus florissante de la Grèce. Vaincue, la cité est en crise, en proie à la maladie, aux imbroglios socio-politiques, culturels et artistiques. Tel est le contexte dans lequel naît et grandit Platon (~428-348), jeune homme très sensible et très intelligent, qui a tôt fait de se faire connaître comme excellent musicien. Il s’adonne en digne successeur des aèdes et poètes avec succès à l’épopée, au dithyrambe et à la tragédie.
Vers 407, il rencontre Socrate, qui a alors 63 ans, penseur athénien connu pour son opposition à la culture et à l’art de son temps ainsi que sa quête effrénée d’èthos, de lieu salubre au sein du va-et-vient tragique de la vie, de stasis, de tenue ferme dans l’incessant revirement de l’un dans l’autre. Pendant huit ans, Platon est l’élève de Socrate, le fondateur de ce qu’on appelle la « philosophie morale ». Le jeune Platon épaule son maître jusqu’à sa condamnation à mort, en 399, pour trois chefs d’accusations : incroyance aux dieux traditionnels, introduction de nouvelles divinités dans la cité et corruption de la jeunesse. Sous l’influence de son maître, Platon se met à son tour en quête de stabilité, de clarté, de bonté. Dans un de ses cours à l’Université de Bâle, Nietzsche en parle en termes de « plante malade, assoiffée de lumière ». Dans La naissance de la tragédie, il montre comment il se détourne de son activité artistique, la « musique tragique », pour se vouer à ce qu’il présente comme la « musique suprême » : la connaissance philosophique.
Voici comment, dans le Banquet, Platon présente son tournant : attiré par la beauté, la pureté, le penseur est emporté par Éros – dieu-démon de l’amour – de la beauté sensible, physique (celle des jeunes hommes, en particulier) en direction d’une autre, plus haute, d’ordre suprasensible, métaphysique. Conduit par la lumière de la raison, il découvre dans sa pensée un monde de toute clarté, beauté et vérité : le monde intelligible des idées stables et constantes ; monde idéal éclairé par une Idée plus lumineuse encore, analogue au soleil, l’idée du Bien.
C’est cet enthousiasme érotique – que Platon lui-même taxe de mania, de folie, de détournement divin des vues habituelles –, qui en fait la fondateur de la « philosophie » comme amour (philia) de la sagesse, du savoir (sophia) et l’initiateur de notre vision idéaliste : il engage tout un chacun à dépasser les phénomènes sensibles, toujours changeants – et donc sources de souffrances, jusque dans la mort –, pour les contempler en leur vérité, c’est-à-dire en idée ou être stable et constant, afin de les produire dans le monde sensible ici et maintenant.
Alors que jusque-là, la nature (phusis) était expérimentée et accompagnée en son mystérieux va-et-vient, comme éclosion productrice à la lumière à partir du retrait et de la destruction, elle est dès lors pensée sur le modèle des artefacts, comme relevant d’un Dieu-architecte (cf. le Timée de Platon) qui, par son savoir-faire, conduit le monde idéal à sa présence manifeste dans le sensible. Et le philosophe, le religieux, le scientifique, le technicien, l’homme occidental en général de prendre à son compte ce savoir-faire, en vue de rendre le monde ici et maintenant le plus beau, le plus vrai, le meilleur possible.
Mais attention, il y a un problème : le tournant métaphysique de Platon, fondateur de toute notre tradition et rapport au monde, n’est pas fondé. Il souffre d’un manque de fondation. Rien ne prouve en effet que la vérité réside bien dans la lumière des idées…
Tel le soleil, le soir, la vérité platonico-chrétienne, devenue techno-scientifique a dès son apparition tendance à décliner. La clarté tend à se retirer, les ombres à croître, la pensée à sombrer dans la nuit. A la fin du 19e siècle, Nietzsche voit l’ensemble du cheminement de notre tradition comme une tentative, toujours renouvelée, toujours affinée, de repousser la terrible reconnaissance que notre vérité métaphysique, idéaliste, notre vision rationnelle-morale, dualiste du monde est une erreur, une « erreur in physiologicis », dit-il : une dangereuse mécompréhension de la phusis ici et maintenant en son mystérieux et cohérent va-et-vient, où il n’y a pas de contraires, pas de lumière sans ombre, d’éclosion sans retrait, de production sans destruction, de vie sans mort, mais où tout est différences de degrés du même, de la même débordante volonté (dionysiaque) de puissance, de maîtrise et de production (apollinienne) que Nietzsche appelle « volonté de puissance ».
Cette terrible reconnaissance, Nietzsche l’exprime dans sa célèbre formule de la « mort de Dieu ». Expression qui, loin d’être une profession personnelle d’athéisme, est un constat tragique, d’ordre ontologique : ce n’est plus Dieu, à savoir la lumière de l’idée suprême et tout ce qu’on a rangé sous ce vocable – la trinité du vrai, du bien et du beau – qui façonne, imprègne et règle aujourd’hui la vie humaine. Ce qu’on a des siècles durant cru être tout, le but suprême, se dévoile n’être rien, un dangereux néant. C’est le « nihilisme : le but fait défaut ; la réponse au « pourquoi ? » fait défaut ; (…) les valeurs suprêmes se dévalorisent », écrit Nietzsche. L’homme s’accroche à ses Idées, à ses vérités, à ses valeurs, à ses structures de pensée, alors qu’elles sont vides de contenu, dénuées de réalité et de sens. Et même de grand danger. Au lieu de réaliser le meilleur des mondes possibles, notre savoir-faire crée en effet, via la religion, la science, la technique, l’intelligence artificielle, les pires déséquilibres, révoltes et catastrophes.
A bien y regarder, la débordante volonté de puissance, de maîtrise et de production propre à la phusis se trouve corrompue par la perspective platonicienne, les lumières de la raison et de la morale qui ont conduit à notre modernité. Elle dégénère en ce que Nietzsche appelle une « volonté nihiliste de puissance », une « impuissance de puissance » : volonté égoïste qui refuse la vie dionysiaque comme telle, l’interdépendance de toute chose, la juste part attribuée à chacun, l’exigence de se plier à l’ordre naturel, de contribuer à son équilibre, son harmonie ; et donc de s’engager à se connaître et maîtriser soi-même avant de chercher à gagner la puissance sur autrui.
Alors qu’il prépare son premier livre, La Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique, Nietzsche parle de sa philosophie en termes de « platonisme inversé ». Le philologue spécialiste de poésie archaïque vient corriger le tournant fondateur de notre tradition : en situant la vérité dans les idées rationnelles-morales, Platon a renversé le « philtre magique » de l’art tragique dans la poussière au profit de notre civilisation techno-scientifique. L’enjeu est de dévoiler et corriger le fourvoiement de Platon et de notre tradition. À bien y regarder, la position de Nietzsche s’avère être celle d’un platonisme « musicalement » inversé, au sens où, en plus de replacer la vérité dans la phusis ici et maintenant, il revalorise l’art des Muses, les divinités inspiratrices des chanteurs et poètes. Chanteurs et poètes qu’Aristote lui-même (le meilleur élève de Platon), fondateur des sciences, considère encore, en distinction des philosophes, qui sont des amants de la sagesse, comme les sages proprement dits.
C’est à l’écoute des Muses, des forces musicales qui nous traversent, que naissent sous la plume de Nietzsche les Dithyrambes de Dionysos. C’est à l’écoute de ces mêmes forces que nous reconnaissons que chacun des dithyrambes vient faire trois choses : corriger l’erreur de Platon, replacer l’être humain au sein du tout du monde et libérer en nous et en dehors de nous des possibilités de pensées et d’existence inouïes.