Ă MES FRĂRES, AVEZ-VOUS DONC COMPRIS MA PAROLE, ma mise en garde contre les bons et les justes ? Et ce que jâai dit jadis, il y a longtemps, sur le « dernier homme », vous lâavez compris ? Vous vous rappelez, le plus laid, le plus mĂ©prisable des hommes : lâhomme dâaujourdâhui, cultivĂ©, imbu de lui-mĂȘme, qui se croit la mesure de toute chose, qui ratatine tout alors mĂȘme quâil est incapable dâenfanter quoi que ce soit ! Vous vous rappelez ? Lâhomme dont il sâagit de venir Ă bout !
Dites-moi, les bons et les justes ne reprĂ©sentent-ils pas le plus grand danger pour lâavenir de lâhumanité ? Ne sont-ils pas prĂ©cisĂ©ment les plus laids des hommes, les hommes les plus mĂ©prisables, les « derniers hommes » ? Ceux quâil faut Ă tout prix surmonter pour pouvoir avancer en direction du surhomme ?
Allez, brisez, brisez-moi les bons et les justes ! Brisez-moi les plus laids des hommes, les « derniers hommes » et toutes les valeurs quâils incarnent ! â Ă mes frĂšres, vous avez compris ma mise en garde ? Alors brisez-moi sans dĂ©lai tout ce beau monde, en vous et en dehors de vous !
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Traduction littérale
Ă mes frĂšres, avez-vous aussi compris cette parole ? Et ce que jâai dit un jour du « dernier homme » ? â â
Chez qui se trouve le plus grand danger de tout avenir humain ? Nâest-ce pas chez les bons et les justes ?
Brisez, brisez-moi les bons et les justes ! â Ă mes frĂšres, avez-vous aussi compris cette parole ?
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Il sâagit ci-dessus de la partie 27 (sur 30) du douziĂšme chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.
Hello Michel!
Il me semble que cette interprĂ©tation correspond en partie Ă la pensĂ©e de Nietzsche, mais je voudrais rĂ©pĂ©ter l’arriĂšre-fond chrĂ©tien bien connu de l’auteur (son pĂšre Ă©tait pasteur) qui me permet de comprendre le « dernier homme » dans le sens biblique prĂ©cis que revĂȘt cette acception, et non dans le sens d’une expression voulant dire: »homme mĂ©prisable », « laid », rebut de l’humanitĂ©, dernier des derniers, etc.
Voici le texte:
En 1 Corinthiens 15:45-49, l’apĂŽtre Paul Ă©crit: « 45. Le premier homme a Ă©tĂ© fait en Ăąme vivante; et le dernier Adam en esprit vivifiant. 46. Or ce qui est spirituel, n’est pas le premier; mais ce qui est animal; et puis ce qui est spirituel. 47. Le premier homme Ă©tant de la terre, est tirĂ© de la poussiĂšre; mais le second homme, savoir, le Seigneur, est du ciel. 48. Tel qu’est celui qui est tirĂ© de la poussiĂšre, tels sont aussi ceux qui sont tirĂ©s de la poussiĂšre; et tel qu’est le cĂ©leste, tels sont aussi les cĂ©lestes. 49. Et comme nous avons portĂ© l’image de celui qui est tirĂ© de la poussiĂšre, nous porterons aussi l’image du cĂ©leste. »
Voici ma glose:
Tout d’abord, Adam en hĂ©breu veut dire « homme ». Nous sommes dans un contexte d’explication sur la rĂ©surrection des corps, Ă laquelle s’attend le chrĂ©tien Ă la fin des temps. Paul explique qu’Adam est venu avant JĂ©sus-Christ. Adam est un homme, il est tirĂ© de la poussiĂšre selon le rĂ©cit de la GenĂšse, il est terrestre, et surtout il est pĂ©cheur. JĂ©sus-Christ est aussi homme, mais il est en mĂȘme temps Dieu et c’est pourquoi il vient du ciel (cĂ©leste) de par son incarnation. Aux v.48-49, l’apĂŽtre explique qu’il y a une transmission de pĂšre en fils, c’est-Ă -dire par le sang et la chair, de la condamnation qui consiste Ă ĂȘtre sĂ©parĂ©s de Dieu. Tous les hommes sont sous cette condamnation depuis Adam, et le dernier homme,JĂ©sus-Christ, est venu du ciel pour sauver ses disciples, qui doivent lui ressembler (les cĂ©lestes), de la condamnation.
Si l’on revient Ă Nietzsche maintenant:
A mon avis, Nietzsche ici critique les chrĂ©tiens, parce qu’ils se veulent bons et justes pour ressembler Ă JĂ©sus-Christ, je me base sur la citation du « dernier homme ».
Ce que je retiens de bon ici, ce n’est pas sa critique du dernier homme et de ses imitateurs, mais sa mĂ©fiance envers les bien pensants, envers ceux qui dĂ©goulinent de bons sentiments (qu’on peut malheureusement aussi trouver dans les Ă©glises), dans le sens oĂč ils cherchent Ă transformer la sociĂ©tĂ© d’aprĂšs leur idĂ©al. Ce sont les idĂ©alistes, les idĂ©ologues de notre temps. (Par exemple les pĂ©dagogues de la HEP, qui cherchent sincĂšrement Ă faire le bien, mais qui en poursuivant l’utopie font Ă vrai dire beaucoup de mal aux Ă©lĂšves.)
Je crois que Nietzsche attaque avant tout la tradition des LumiĂšres, les droits de l’homme, qui sont trĂšs dangereux parce qu’ils imposent une norme morale Ă n’importe quel contexte, et surtout de façon trĂšs douce, sous couvert de bons sentiments. D’oĂč le terme de « totalitarisme doux » qu’on peut utiliser pour dĂ©signer le rĂ©gime dans lequel nous vivons.
Je pense que Nietzsche estime, et c’est Ă juste titre, que l’idĂ©ologie humanitaire issue de l’humanisme puis des LumiĂšres de la raison proviennent du christianisme. C’est pourquoi il met la faute sur le dernier homme! Je m’empresse d’ajouter qu’il s’agit d’un faux christianisme, non orthodoxe -pas le mien en tout cas-. d’un christianisme dĂ©viant. Je crois que Nietzsche rejette toute forme de christianisme pour cette raison, et que c’est bien dommage, parce qu’avec son discernement il aurait fait un formidable serviteur de Dieu!
Fedi
RĂ©ponse un peu sĂšche: en lisant que « cette interprĂ©tation correspond en partie Ă la pensĂ©e de Nietzsche », on a envie de savoir en quoi n’y correspond pas. Or la remarque sur l’arriĂšre-fond chrĂ©tien, le texte de Paul et la glose prĂ©sentent une rĂ©flexion personnelle sur divers thĂšmes qui n’interviennent que de maniĂšre trĂšs latente dans le passage…
Dans le Prologue de Zarathoustra, le dernier homme apparaĂźt comme le fier, que l’intelligence fait se croire supĂ©rieur Ă toute chose, et le place mĂȘme au centre du monde, alors qu’il est incapable d’enfanter quoi que ce soit, et incapable de se mĂ©priser lui-mĂȘme. En ce sens, le dernier homme est l’humain, trop humain, l’idĂ©aliste romantique qu’il s’agit de surmonter en direction du surhomme (idĂ©al tragique). Nietzsche, « formidable disciple de Dieu »? Oui, bien sĂ»r! Mais de Dionysos, en-deçà et par-delĂ nos vieilles tables et catĂ©gories rationnelles-morales!
Nietzsche Ă©crit: « Vous vous rappelez, le plus laid, le plus mĂ©prisable des hommes : lâhomme dâaujourdâhui, cultivĂ©, imbu de lui-mĂȘme, qui se croit la mesure de toute chose, qui ratatine tout alors mĂȘme quâil est incapable dâenfanter quoi que ce soit ! Vous vous rappelez ? Lâhomme dont il sâagit de venir Ă bout ! »
La question de savoir ce que signifiait cette critique de l' »homme cultivé », « incapable d’enfanter » a trottĂ© dans ma tĂȘte quelques jours, et elle a fait son chemin puisqu’en survolant l’essai de Denis de Rougemont intitulĂ© « Penser avec les mains », paru en 1936 et consacrĂ© Ă la crise de la culture, j’ai pu trouver moi-mĂȘme Ă©clairage sur la question.
Denis de Rougemont, Ă©crivain neuchĂątelois de la premiĂšre moitiĂ© du siĂšcle dernier, l’un des principaux maĂźtres Ă penser avec Jean Monnet de la crĂ©ation de l’Union europĂ©enne, Ă©crit:
« L’adjectif culturel se voit le plus souvent accouplĂ© au substantif hĂ©ritage: « sauver notre hĂ©ritage culturel ». Cet automatisme en dit long sur la notion courante de la culture, non seulement dans la bourgeoisie mais encore chez les ennemis marxistes de cette classe. En somme, tout le monde s’accorde, ou s’accorderait le cas Ă©chĂ©ant, -car la plupart n’ont jamais rĂ©flĂ©chi Ă ce problĂšme- pour dĂ©finir la culture comme un acquis spirituel Ă transmettre. C’est-Ă -dire comme une chose faite, et non pas une chose Ă faire, ou qui se fait. A l’idĂ©e de culture s’associe tout naturellement dans notre esprit l’idĂ©e de l’homme cultivĂ©, plutĂŽt que celle du crĂ©ateur; l’idĂ©e de luxe plutĂŽt que celle de travail, de combat spirituel et de puissance en marche. Pour reprendre les termes de Sorel, disons  » qu’on
en est arrivé à considérer la culture comme un produit de consommation, et non comme une activité de production. »
Je crois que Nietzsche critique l' »homme cultivĂ©, imbu de lui-mĂȘme, et incapable d’enfanter », c’est-Ă -dire celui qui face Ă la culture se pose comme un consommateur. Il cherche Ă Ă©tablir un rapport oubliĂ© de l’homme Ă la culture, celui de crĂ©ateur, que les Grecs avant Platon connaissaient, et qui a disparu Ă cause des lumiĂšres de la raison.
Il s’agit chez Nietzsche de favoriser une « vraie culture », qui ne soit que simple « dĂ©coration de vie » et divertissement: une culture enracinĂ©e dans la vie.
Je trouve certaines pages trÚs édifiantes ! Merci Michel Herren
(mon ancien entraĂźneur d’athlĂ©tisme) pour ce website de philosophie inspirĂ©e de Nietzsche, dĂ©diĂ© Ă la Phusis créée par toi.
Je crois que l’homme est nĂ© libre. Je vis libre de mes choix, d’occuper mon esprit avec de la philosophie ou bien avec ce qui est futile. Enfin je mourrai conscient d’avoir Ă©tĂ© libre de ma vie.
Je trouve un sens Ă rectifier ici ce que j’avais Ă©crit en 2012 sur ce mĂȘme site, parce que ce n’Ă©tait pas juste.
-La tradition des LumiĂšres, les droits de l’homme, dĂ©fend des valeurs justes dans le monde, l’Ă©galitĂ© et la libertĂ©.
-Les hautes Ă©coles dispensent des connaissances qui donnent accĂšs Ă l’esprit critique et Ă la facultĂ© de juger librement.