De vieilles et de nouvelles tables 3

C’EST LÀ AUSSI, EN CHEMIN, EN VOLANT VERS LE LOINTAIN, que j’ai ramassé le mot « surhomme », et que j’ai remarqué que l’homme était quelque chose qui devait être surmonté.

C’est là que je me suis rendu compte que l’homme, loin d’être une fin, un but en soi, n’est qu’un pont, une passerelle entre l’animal et le surhomme. Ainsi, s’il se loue de son midi et de son soir, de son apogée et de son déclin, de ses victoires et de ses défaites, c’est au fond comme chemin vers de nouvelles aurores, de nouvelles possibilités.

La parole proférée par Zarathoustra sur le grand midi – moment où le soleil est au zénith, où la clarté est la plus grande, l’ombre la plus infime, moment où le soleil, sur le point de décliner, célèbre son cheminement vers le soir, le crépuscule, la mort, comme unique chemin vers de nouvelles aurores –, cette parole et toutes les autres que Zarathoustra a suspendues au-dessus de l’homme ne sont que de seconds couchants ou crépuscules pourpres en direction du surhomme.

En vérité, ce n’est pas là tout ce que j’ai offert aux hommes : je leur ai aussi fait voir de nouvelles étoiles dans le ciel, et fait expérimenter de nouvelles nuits ; et par-dessus les nuages, tant du jour que de la nuit, j’ai étendu le rire, comme une tente salvatrice, bariolée.

Je leur ai appris ma manière de condenser mes expériences, de les rendre poétiques ; je leur ai appris toute ma poésie et toute mon aspiration : condenser et réunir sous un seul chapeau ce qui, en l’homme, n’est que fragments, énigmes et terrible hasard.

En tant que poète, découvreur d’énigmes et rédempteur du hasard, je leur ai appris à travailler non seulement sur l’avenir, en direction de l’avenir, mais aussi sur le passé : tout ce qui était, je leur ai appris à le racheter, à le délivrer de ses chaînes. Comment ? Par un travail de recréation, comme il se doit, en fonction du but à venir qu’est le surhomme.

J’ai appris à libérer en l’homme le passé de ses chaînes et à transformer par le travail tout « Ça s’est passé comme ça » en l’affirmation de cette volonté : « J’ai voulu que ça se passe comme ça ! Et je vais continuer à vouloir que ça se passe comme ça ».

Voilà ce que j’ai appelé pour eux rédemption, délivrance ; voilà la seule chose que je leur ai appris à appeler rédemption, délivrance. Non pas un rachat traditionnel de la souffrance et du mal dans un au-delà bienheureux, mais un rachat immanent à cette vie-ci, avançant en direction du surhomme.

Et me voilà qui attends maintenant ma propre rédemption, ma propre délivrance, mon propre rachat – afin que je descende une dernière fois vers eux, les hommes.

Car une fois encore je veux aller chez eux : une fois encore, je veux décliner parmi eux ; mourant, je veux leur donner mon don le plus riche !

Mon don et mon déclin, je ne les ai pas inventés, loin de là : je les ai appris de l’astre surabondant qu’est le soleil qui, quand il se couche, ne manque pas de répandre son inépuisable richesse d’or dans la mer.

Faisant ainsi, même le plus pauvre des pêcheurs a encore le bonheur de ramer avec une rame d’or ! Ah, j’ai eu l’occasion de voir ça, jadis, quand j’étais en bord de mer, ou même sur la mer ; et je n’ai pu me rassasier de larmes en regardant un tel spectacle !

Pareil au soleil, Zarathoustra veut lui aussi décliner et répandre sa surabondante richesse d’or, sa sagesse tragique sur les hommes : le voilà maintenant assis là, entouré à la fois des vieilles tables brisées et de nouvelles tables, pour l’heure encore à moitié écrites seulement ; assis à attendre que la vie me fasse signe pour me dire qu’il est désormais temps que je me mette en route.

***

Traduction littérale

C’est là aussi que j’ai ramassé du chemin le mot « surhomme », et que l’homme était quelque chose qui devait être surmonté.

– que l’homme est un pont et non pas un but : se louant de son midi et de son soir, comme chemin vers de nouvelles aurores :

– la parole de Zarathoustra sur le grand midi, et ce que j’ai suspendu d’autre au-dessus de l’homme, comme de seconds couchants pourpres.

En vérité, je leur ai aussi fait voir de nouvelles étoiles avec de nouvelles nuits ; et par-dessus les nuages et le jour et la nuit, j’ai étendu le rire comme une tente bariolée.

Je leur ai appris toute ma poésie et aspiration : condenser et réunir en Un ce qui en l’homme est fragment et énigme et terrible hasard, –

– en tant que poète, découvreur d’énigmes et rédempteur du hasard, je leur ai appris à travailler sur l’avenir, et tout ce qui était – à le délivrer en créant.

A délivrer le passé en l’homme et à transformer tout « il était » jusqu’à ce que la volonté dise : « Mais je l’ai voulu ainsi ! Je vais le vouloir ainsi – »

– C’est ceci que j’ai appelé pour eux rédemption, c’est cela seul que je leur ai appris à appeler rédemption. – –

Maintenant j’attends ma rédemption – afin d’aller pour la dernière fois chez eux.

Car une fois encore je veux aller vers les hommes : parmi eux, je veux décliner, mourant, je veux leur donner mon plus riche don !

Je l’ai appris du soleil, quand il se couche, le surabondant : il répand alors de l’or à partir d’une inépuisable richesse dans la mer, –

– de sorte que le plus pauvre des pêcheurs rame encore avec une rame d’or ! Car j’ai vu cela jadis et n’ai pu me rassasier de larmes en le regardant. – –

Pareil au soleil, Zarathoustra veut lui aussi décliner : il est maintenant assis là et attend, entouré à la fois de vieilles tables brisées et de nouvelles tables, – à moitié écrites.

***

Il s’agit là de la partie 3 (sur 30) du douzième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.

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