Cinquième partie du long prêche de sagesse tragique que Zarathoustra distille à ses hôtes, les hommes supérieurs, là-haut, dans sa caverne perchée dans les montagnes.
« L’homme est méchant, l’homme est mauvais » – voilà comment m’ont parlé les plus sages, tous les plus sages : vous savez, les hommes les plus avisés, les plus réfléchis, les plus conscients et constants, les mieux pensants qui nous entourent, les plus moraux.
« L’homme est méchant, l’homme est mauvais » – voilà comment ils m’ont parlé. Vous savez pourquoi ils m’ont dit ça ? En guise de… consolation face aux innombrables actions moralement mauvaises, moralement méchantes qu’accomplissent toujours de nouveau partout les hommes. Comme si j’avais besoin d’être consolé des mauvaises actions des hommes !
Comme ils se trompaient : moi, j’avais plutôt tendance à les aimer, ces mauvaises actions, ces actions méchantes ! Si j’avais besoin d’être consolé, moi, c’est justement du fait qu’elles se font de plus en plus rares ; du fait que l’homme soit devenu tout gentil.
« L’homme est méchant, l’homme est mauvais. » Ah, si seulement c’était encore vrai ! Si seulement il y avait aujourd’hui encore des hommes qui vont à l’encontre de la morale traditionnelle : de la prétendue bonté, beauté et vérité, transformés en pur pragmatisme et efficacité !
Mais ce n’est plus le cas : l’homme est devenu… gentil : fade, mou, tout rond ; docile et conciliant. Il a perdu sa méchanceté : il a perdu la meilleure de ses forces. Il a perdu la méchanceté, la révolte face à la bien-pensance, à la ratiocination, à la médiocrité, à la morale grégaire qui pousse à la faiblesse, à la passivité, à la quête de confort, à la gentillesse, à la fadeur, au grégarisme.
« Pour cheminer en direction du surhomme, l’homme doit devenir meilleur et… plus méchant » – voilà ce que j’enseigne, moi. Oui, le plus méchant est nécessaire au meilleur du surhomme. Car c’est ce qu’il y a de plus méchant en l’homme qui lui permet de surmonter ce qu’il y a de plus faible en lui : c’est le plus méchant qui lui permet de s’élever au-dessus de sa nature vulgaire, grégaire, animale, médiocre, égoïste, repliée, toute molle, toute… gentille.
Bien sûr, pour ce prédicateur de morale de petites gens – je veux dire Jésus-Christ, vous l’aurez compris –, bien sûr, pour ce prédicateur, ça pouvait être une bonne chose que de souffrir, de porter, de prendre sur soi tous les péchés de l’homme, de tous les hommes. Ça pouvait être une bonne chose au sens où, pris qu’était l’homme par et dans la morale chrétienne, il le consolait vis-à-vis de sa nature méchante, mauvaise. Il faisait office de soupape, de consolateur.
Mais moi, Zarathoustra, contrairement à lui, Jésus-Christ, je me réjouis du grand pécher, de la grande méchanceté ; du grand pécher et de la grande méchanceté à l’égard de la faiblesse, du grégarisme, de la médiocrité qu’insuffle la morale traditionnelle : je m’en réjouis comme de ma grande consolation !
Mais attention, prenez garde : ces choses ne sont pas proférées pour tout le monde ; et surtout pas pour les gens qui ont de longues oreilles d’âne. Vous le savez aussi bien que moi, vous autres hommes supérieurs : chaque mot ne convient pas à chaque bouche ; comme chaque bouche ne convient pas à chaque oreille.
Ce sont là des choses subtiles et lointaines, que je prononce : des choses dont les sabots de moutons ne doivent en aucun cas s’emparer. Des choses pour les hommes supérieurs, comme vous, qui cherchent à dépasser l’homme tel qu’il était jusqu’ici, qui ont les moyens de dépasser le vulgaire, le grégaire, l’égoïsme et toute les faiblesses humaines trop humaines qui découlent de la morale traditionnelle. Oui, ces choses ne sont proférées que pour les hommes qui sont en route vers le… surhomme. Pour les autres, elles sont dangereuses, très dangereuses : mal comprises, elles risquent d’engendrer le pire.
Telle est la cinquième des vingt leçons de Zarathoustra.
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Traduction littérale
« L’homme est méchant » – voilà comment m’ont parlé les plus sages en guise de consolation. Ah, si seulement c’est encore vrai aujourd’hui. Car la méchanceté est la meilleure force de l’homme.
« L’homme doit devenir meilleur et plus méchant » – voilà ce que j’enseigne, moi. Le plus méchant est nécessaire pour le meilleur du surhomme.
Ça pouvait être bon, pour ce prédicateur de petites gens, qu’il souffre et porte les péchés de l’homme. Mais moi je me réjouis du grand pécher comme de ma grande consolation. –
Mais ces choses ne sont pas dites pour de longues oreilles. Chaque mot ne convient pas à chaque bouche. Ce sont là des choses subtiles et lointaines : des sabots de mouton ne doivent s’en emparer.
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Il s’agit ci-dessus du treizième chapitre (4/20) de la « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.