
« Je vous appelle pour vous faire part d’une sombre nouvelle »
Le film s’ouvre sur une sorte de diaporama a priori kitch de figures grecques flottant dans le ciel : on commence par reconnaître un Dionysos ( !), avant d’apercevoir divers Orphée et Eurydice. Puis on tombe sur une série de coups de téléphone, à un, deux, trois, et finalement treize acteurs connus, et même très connus, filmés à fleur de peau. Chacun répond sous sa vraie identité, avec son ton, son expression et ses manières propres.
« Je vous appelle pour vous faire part d’une sombre nouvelle… », leur indique une voie lente, quelque peu maniérée. Leur ami Antoine Anthac, metteur en scène monomaniaque de l’Eurydice de Jean Anouilh, pièce dans laquelle ils ont tous excellé sous sa direction, vient de casser sa pipe. Ils sont convoqués dans sa villa, pour lui rendre un dernier hommage.
Les fantômes viennent à notre rencontre
Dans la somptueuse demeure de l’« auteur dramatique », tout n’est que décors en trompe l’œil ; tout n’est que théâtre – et cinéma ; tout n’est que jeu – et sérieux. A vrai dire comme dans tous les films de Resnais. Le bricolage, la technique, pour dire l’amour, la passion : la musique de la vie – et de la mort.
Une fois passé le pont – l’arrivée, les retrouvailles, les embrassades, les bavardages de circonstance –, le majordome fait s’installer les acteurs dans un grand salon, en face d’un imposant tableau, derrière lequel il fait se dévoiler un écran. Puis il fait baisser la lumière – et voilà que les fantômes viennent à notre rencontre.
D’abord, sur l’écran, apparaît le fantôme d’Antoine, qui commence par les remercier de leur présence et rappelle à chacun d’entre eux avec quel brio il a jadis joué dans ses multiples mises en scène de sa pièce fétiche. Puis il leur indique ce qu’il attend d’eux : qu’ils jugent de la qualité de sa dernière Eurydice, la plus moderne, jouée par une troupe de jeunes gens dans un entrepôt désaffecté. Suite au fantôme d’Antoine, ce sont les fantômes d’Orphée et d’Eurydice eux-mêmes qui viennent à notre rencontre. Et ils ne se contentent pas de s’animer sur l’écran, sous les traits des personnages de la pièce filmée, mais s’animent aussi dans le salon, sous les traits des acteurs qui la regardent médusés. Et à la longue, mystérieusement, aussi en nous-mêmes.
Epoustouflante mise en abyme
Projetée sur l’écran, l’ultime mise en scène d’Eurydice donne lieu à une vertigineuse mise en abyme : au fil des scènes, la confusion entre l’artificiel et le naturel, la fiction et la réalité, le formel et le réel, le jeu et le sérieux, le mensonge et la vérité se fait de plus en plus troublante. Ce qui se passe sous nos yeux – sur l’écran de cinéma comme dans le salon de la villa – et dans nos têtes vient à se mêler.
D’un côté il y a la présence (et surtout absence) d’Antoine, sorte d’Orphée postmoderne suicidé pour avoir perdu son amoureuse. D’un autre, il y a la présence – sur le mode de l’absence (par écrans interposés) – des jeunes personnages de la pièce filmée. D’un autre encore, il y a les amis d’Antoine, présents en tant que spectateurs, mais qui ont tôt fait de redevenir acteurs. Ils sont tellement plongés dans l’intensité des scènes qu’ils en viennent, comme par enchantement, à les accompagner et rejouer en même temps.
En face de tout ça, nous sommes toujours plus captés par les images. Nous sommes en présence-absence de plusieurs Orphée et Eurydice à la fois : d’abord le couple de la pièce, mais ensuite aussi celui que forment, à leur manière, différente, Pierre Arditi et Sabine Azéma, et encore, à leur manière, différente également, Lambert Wilson et Anne Consigny. Sans parler de l’ombre d’Antoine et de sa bien-aimée qui plane sur l’ensemble.
Mécanisme mystérieux
Au début, c’est l’artifice et l’invraisemblance qui triomphent. Dans un premier temps, les images, les scènes, les jeux se font jour comme autant de constructions formelles, sèches, apparemment maladroites. Avec pour conséquence de nous renforcer dans notre position de spectateurs modernes, critiques, de juges froids bien confortablement installés dans notre fauteuil. Mais très vite, par un mécanisme mystérieux, ce qui nous place de prime abord à distance se met à se rapprocher. Jusqu’à nous méduser. Et voilà que tous les éléments convergent. Les scènes, les acteurs et les personnages se fondent, se confondent, se dissolvent et viennent à exprimer le même : la même vie, la même mort, les mêmes désirs et passions amoureuses qui, progressivement, nous travaillent tout autant que les personnages.
Loin de rester extérieurs, de garder notre position distanciée, loin de nous identifier comme on le fait d’habitude à tel ou tel acteur, à tel ou tel personnage ou rôle qui nous a séduit de prime abord : mine de rien, nous nous mettons à glisser d’un personnage à l’autre, d’une scène à l’autre, d’un acteur à l’autre, pour nous retrouver soudain à notre tour en jeu, en relation avec chacun d’entre eux, plongés dans chacun d’entre eux. D’abord séparément, puis tous à la fois. Et voilà que les forces abyssales qui grondent et travaillent au fond de chacun d’entre eux, qui les travaillent et agitent de fond en comble, se mettent à faire écho en nous et en dehors de nous.
Orphée, Eurydice, Dionysos et nous
Nous sommes soudain tout autant Orphée qu’Eurydice, et en même temps aussi tous les autres personnages. A la fois hommes et femmes, heureux et malheureux, honnêtes et tricheurs, sérieux et joueurs, crédules et sceptiques, confiants et jaloux, optimistes et pessimistes, romantiques et pragmatiques, jubilants et souffrants. Nous ne pouvons faire autrement qu’aimer tant le bien que le mal, le beau que le laid, le plaisir que la souffrance, la vie que la mort, le mensonge que la vérité, le rire que les larmes, la facilité que la difficulté.
Nous sommes soudain tout amour, toute passion, tout jeu : toute la musique de vie. Non seulement celle de notre époque moderne, idéaliste, réflexive et critique que reflète l’Eurydice d’Anouilh, mais aussi, par-delà celle-ci, celle, archaïque, tragique, où tout n’est que destin et différences de degrés du même des vieux mythes grecs. Nous voilà Dionysos lui-même, l’enfantin dieu artiste de la vie et de la mort en l’honneur duquel sont jouées toutes les tragédies.
Lisez notre décryptage du mythe d’Orphée ici
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