Menace et révolte de Dionysos

Louis-SoutterAPRÈS AVOIR VU dans quelle mesure Dionysos est davantage que le dieu du vin, le texte ci-dessous – deuxième partie de la première rencontre du cycle « Vin et philosophie » qui a porté sur « Dionysos, dieu du vin ? » – approfondit nos gains et ouvre sur le danger que représente le dieu pour quiconque le refuse.

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Dieu de la transeDieu de la transe

Lié à la pulsivité et à l’humidité fécondante de la nature, Dionysos est le dieu de tous les sucs vitaux, plus mystérieux les uns que les autres : sève, urine, sperme, lait, sang, etc. Il est un dieu de la génération, de l’expansion, du dédoublement, de la vie et de la mort, du déclin et de la renaissance de la végétation comme de l’individu. Ses attributs que sont le lierre, les fleurs, la pomme de pin, le thyrse, la panthère, le faon, la vigne, le vin…, incluent tout ce qui touche aux cycles de la régénération, de la fermentation, de la création – et de l’incontournable destruction qui va de pair.

Dionysos est un dieu surabondant, épidémique : il survient comme une maladie qui nous prend, qui nous chevauche, nous possède, nous transforme, nous élève au-delà de nous-mêmes et nous plonge en-deçà de nous-mêmes. Aussi est-il le dieu de tout ce qui est excentrique, de tout ce qui est marginal, de tout ce qui déborde la juste mesure, la bienséance, l’identité stricte, les idées rigides, le rigorisme « bien comme il faut ». Avec Dionysos, le bon sens rationnel, la morale établie, et d’une manière générale les règles et les normes absolues sont renvoyés aux oubliettes.

Dionysos est le dieu du banquet, de la fête, de la joie, du théâtre, de l’illusion artistique et des arts en général. Le dieu de la transe, de la nature et de l’équilibre sauvage et précaire. Il stimule le côté inconscient, naïf, enfantin, animal, pulsionnel, musical de tout un chacun. Souvent, en Grèce ancienne, on le trouve entouré de satyres en érection ; alors que lui-même n’apparaît jamais comme tel. S’il entretient un rapport intime avec la sexualité, loin d’être un dieu phallique (ce que sont les satyres), il se contente pour sa part de stimuler, d’emporter tout un chacun dans le désir créateur de vie, et partant dans le délire de production artistique et sexuelle.

Dionysos est par là une force qui échappe à tout contrôle : il incarne la passion amoureuse, la fureur érotique, la frénésie sexuelle et folie créatrice qui nous dépasse de fond en comble et nous conduit loin au-delà de nous-mêmes et de nos idées préconçues.

Menace pour la raisonMenace pour la raison

Dionysos représente évidemment une menace pour la raison, un risque pour le bon ordre et le bon équilibre des institutions artificiellement établies ; en particulier celle du couple, du mariage, de la possession. Mettant les hommes et les femmes en transe, les plongeant dans la sensualité, sexualité et les excès les plus enflammés de la nature, il les arrache de la fonction qui leur est assignée au sein de la cité. Quand la vie manque de jeu, de rire, de mouvement, d’air, Dionysos se met à gronder. Et finit par intervenir, d’abord en toute finesse, et si nécessaire en toute violence là où triomphent le béton, la stérilisation, l’aseptisation et l’imbécilité en général.

Pour rétablir l’ordre et l’équilibre dans la nature, il est prêt à tous les tours de magie et de passe-passe ; jusqu’à pousser celui qui lui résiste à engendrer les plus atroces maladies et commettre les pires infamies. Dionysos enivre et rend à tel point fou celui qui le refuse qu’il lui fait perdre toute subjectivité, toute raison, toute santé et, dans le plus profond oubli de soi et du monde, le conduit dans le chaos et la barbarie.

Révolte du dieu

En tant que dieu du délire extatique, révélateur de la divine joie et souffrance de toute vie, Dionysos ne peut être exclu ni de la cité, ni des individus, ni d’une manière générale de la surface de la terre. Si on cherche à s’en défaire, à se débarrasser du mystère et de l’autre sous toutes ses formes, si on veut exclure les ombres, les nuances, les mauvaises herbes, on crée un déséquilibre auquel le dieu a tôt fait de réagir. Si on n’accepte pas ce qui est différent de la norme, en marge de nos principes et idées de stabilité, d’identité et de raison, si on néglige la vie en sa musique et harmonie propre, si on refuse Dionysos, sa vengeance s’annonce terrible. Pour l’individu d’abord ; pour la communauté ensuite, enfin pour le monde humain en général.

Si on réduit Dionysos à n’être que le dieu de la vigne et du vin, si on le considère comme un dieu étranger et tard-venu, si on le confine à la mythologie grecque, si on en fait une marque, un supplément d’âme nominal de son petit groupe ou de sa petite entreprise, si on le stigmatise ou ridiculise comme dieu populaire de l’excès alcoolique et sexuel, il est déjà en train de faire retour. Si on ne tolère pas le banquet, la fête, le jeu, le théâtre, l’illusion ; si on ne ménage pas un espace pour l’autre, pour la vie de l’autre, l’autre finit toujours par nous envahir. Et voilà que nous perdons notre identité et nous transformons en monstre.

Pour savoir qui on est, qui on est au fond, au fin-fond de nous-mêmes, il faut apprendre à regarder autour de nous et en nous avec un œil de sympathie (souffrir et jubiler ensemble) et de compréhension (comprendre avec). Ce n’est que par là, ensemble, en communauté et communion avec l’autre et les autres, qu’on peut trouver notre vraie identité, reconnaître et stimuler la partie divine qui nous est commune à tous : Dionysos qui, loin de se révolter et de nous pousser à l’excès et à la barbarie, nous enthousiasme alors à vivre la vie selon son dessein propre, comme union des contraires et enfantin jeu divin.

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La première partie de ce texte se trouve ici.

D’autres articles sur Dionysos, dieu de la phusis, se trouvent .

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