PHUSIS a été invité par la Société nantaise de philosophie à présenter son travail dans le cadre de son cycle de conférences internationales 2013/2014 sur le cinéma. Trouvez-en ci-dessous le résumé proposé par Joël Gaubert suite à la présentation.
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L’exposition succincte de la phusis poïétique ou musique tragique de l’existence a débouché sur un certain nombre de remarques préliminaires ainsi que le dévoilement du parcours proposé. Les gens ont ensuite eu l’occasion de s’installer confortablement dans leur fauteuil et… le film a commencé…
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… par un extrait d’un petit texte de Tanguy Viel, qui s’appelle Hitchcock par exemple (Naïve, 2010). Extrait de texte que Tanguy Viel a repris et complété dans son spectacle Nos images élaboré avec Mathilde Monnier et Loïc Touzé. Il distingue le cinéma français du cinéma américain. Et ce en écho aux recherches qu’il a faites autour de la littérature américaine pour son dernier roman – roman qu’il appelle « américain » – et qui a pour titre La disparition de Jim Sullivan.
« Nous autres Français, nous n’avons peut-être pas de très bons cinéastes, mais nous avons de très bons critiques. Dès lors qu’on appartient à un pays qui a passé des siècles à faire salon, qui a inventé à peu près toutes les formes de fauteuils pour faire la conversation, il n’y a pas d’alternative. C’est même pour ça que nous sommes meilleurs critiques que les Américains ; mais c’est pour ça aussi que nous sommes moins bons cinéastes. Le cinéaste français, assis dans un fauteuil, passe son temps à réfléchir ; et, à la fin, il essaie de mettre sa pensée en images et évidemment ça ne marche pas, parce qu’à chaque fois qu’il met sa pensée en images, il continue de penser, et donc l’image suivante essaie de suivre la pensée qui a surgi de l’image précédente, et ainsi de suite, de sorte que toutes les images du cinéma français ont comme un temps de retard sur leur propre pensée, sont toujours un peu désynchronisées, tandis que les images américaines, elles, sont synchrones. Les Américains pensent à la vitesse de la lumière, et donc à la vitesse de la pensée. Ils ne courent pas après l’action en parlant et gesticulant comme les acteurs français. Les Américains n’ont pas Jean-Paul Belmondo, ils ont Clint Eastwood. Nous autres Français, je vais vous dire ce que nous aimons : nous aimons nous morfondre dans l’inaction, et dans le drame de nos frasques solitaires, pourvu de ne jamais joindre le geste à la parole. C’est pourquoi nous avons Jean Eustache, c’est pourquoi nous avons Jean-Luc Godard et Marguerite Duras. »
Tanguy Viel distingue donc, non sans humour et provocation – mais pas sans pertinence – deux visions et rapports au monde qui imprègnent non seulement le cinéma, mais d’une manière générale nos existences. D’un côté, il y a les Français, de l’autre les Américains.
Marqués qu’ils sont par la pensée et la réflexion, les Français sont certes meilleurs critiques que les Américains, mais de fait moins bons cinéastes. Alors que les images du cinéma français sont toujours en retard sur la pensée de leurs auteurs, celles des cinéastes américains sont toujours synchrones. Pourquoi ? C’est simple : parce que les Américains « pensent à la vitesse de la lumière », c’est-à-dire « à la vitesse de la pensée » ; bref, parce qu’ils ne pensent pas trop… Les Américains ne sont pas des êtres de pensée, mais des êtres d’action. Chez eux, tout geste, tout événement n’est nullement le fruit d’une longue réflexion, mais se déroule toujours immédiatement, en même temps que la parole et la pensée.
Résumé : d’un côté, français, la critique, la pensée, la réflexion, et par suite l’inaction, ou la désynchronisation avec l’action. De l’autre, américain, l’action qui se déroule toujours en même temps que la pensée et la parole. D’un côté on traîne, on réfléchit, on tourne en rond ; de l’autre on fonce et on agit.
En observant le propos de Tanguy Viel sur un plan philosophique, c’est-à-dire en le généralisant, on arrive à un résultat assez intéressant. Avec une ouverture de focale relativement petite, on reconnaît d’une part, côté français, la tradition cartésienne ; de l’autre, côté américain, la tradition empirique.
Suite à Descartes, toute la modernité philosophique (qui dépasse largement la France – mais imprègne toute ladite pensée idéaliste, ou continentale) est marquée par le doute généralisé ; doute dont seul le sujet conscient de soi sort indemne. Loin d’avoir une réalité en soi, le monde entier n’existe dès lors que comme objet pour le sujet conscient de soi, au sens où il le réfléchit, c’est-à-dire opère le retour réflexif sur soi : la relation sujet-objet. Toutes les représentations des choses et du monde, le langage lui-même, loin d’être de l’ordre de simples faits objectifs, positivement donnés, sont dès lors problématiques, dignes d’inquiétude et de réflexion. D’où donc – ça coule de source – le talent critique des Français…
De l’autre côté, les Américains ont un tout autre rapport au monde. Marqués qu’ils sont par la tradition anglo-saxonne, empirique (empereia veut dire expérience en grec), ils sont des êtres d’expérience, de êtres pragmatiques, nullement travaillés et affectés par le doute vis-à-vis des faits (pragmata). C’est très simple : le monde réel ici et maintenant a pour eux une réalité proprement dite, tout à fait indubitable. S’appuyant sur les faits bruts, leur rapport à ce dernier n’est aucunement d’ordre subjectif et réflexif, mais au contraire d’ordre objectif et réaliste. Aussi – et voilà qui coule également de source – les Américains ont-ils infiniment moins de problèmes… et sont infiniment plus efficaces que nous autres continentaux qui, loin de parvenir à joindre l’action, la pensée et la parole, avons tendance… à « nous morfondre dans l’inaction et le drame de nos frasques solitaires ». Avec pourtant pour avantage d’être un peu moins des brutes… un peu moins binaires… un peu moins idiots… ; et d’avoir notamment conscience du fait que ce que les Américains considèrent comme la réalité proprement dite tout d’une pièce n’est somme toute que le fruit d’une interprétation et réduction aveugle – à vrai dire idéaliste – de la phusis en son double mouvement réciproque.
En ouvrant davantage la focale, on peut aller jusqu’à dire que les Français renouent à leur manière avec la pensée idéaliste, pour ainsi dire verticale et inspirée d’un Platon, chez qui l’essence, l’être, la vérité de toute chose se trouve dans les Idées suprasensibles, d’ordre méta-physique. Ce qui, en cinéma, donne le « cinéma d’auteur ». Et on peut aller jusqu’à dire que les Américains sont plutôt redevables du meilleur élève de Platon qu’est Aristote ; qui est venu modérer la position de son maître et ré-ancrer les idées suprasensibles dans le sensible, ouvrant par là la voie à un idéalisme non seulement vertical, mais aussi horizontal-pragmatique, fondant par suite la science, volontiers oublieuse du fait qu’elle repose elle aussi sur un fondement idéaliste, c’est-à-dire métaphysique. Contrairement au « cinéma d’auteur », ça donne l’« industrie du cinéma américain ». D’un côté on a les « artistes », de l’autres les « artisans ».
Ça ne fait aucun doute : les deux rapports au monde, français et américain, dont sont tributaires les cinémas français et américain, proviennent de l’Athènes du 4e siècle avant J.-C., en particulier des deux grands fondateurs de notre tradition idéaliste que sont Platon et Aristote. Tel est le nœud des deux visions du monde qui dominent aujourd’hui très largement, d’ailleurs le plus souvent ensemble, notre planète. Reste donc à démêler ce nœud…
Pour le faire, nous devons revenir à Platon, chez qui se joue la fondation de notre conception traditionnelle (et actuelle) de l’art – française et américaine, ce n’est plus vraiment la question : il s’agit désormais de l’art en général, aujourd’hui d’ailleurs largement mondialisé. Avant de voir comment sa vision de l’art a évolué, au travers d’Aristote, jusqu’à nos jours ; et ce jusque dans le cinéma – art majeur qui est, dans certains cas, capable d’ouvrir sur de nouvelles (et à la fois très anciennes) possibilités d’existence.
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La fondation de la philosophie de l’art chez Platon
Tout le monde s’accorde pour le dire, Platon est le fondateur proprement dit de notre tradition. Ce qu’on relève moins, c’est que, loin de tomber du ciel, il vient lui-même accomplir toute une tradition, à savoir celle de la Grèce dite archaïque avant lui. Sa pensée, sa philosophie éclot du souci de trouver une tenue ferme, une stable constance au sein de la phusis, marquée par l’incessant va-et-vient des phénomènes, le perpétuel flux et reflux et les innombrables métamorphoses de toute chose. Ne supportant d’être ballotté par l’obscur revirement tragique de l’un dans l’autre, Platon cherche à gagner une connaissance claire et stable de ce qui est. Pour ce faire, il vient à interroger tout phénomène en son être, en sa vérité stable et constante : alètheia.
Or cette alètheia ou vérité stable et constante se trouve selon lui – et c’est par là qu’il initie toute notre tradition idéaliste – dans ce qui est complètement « aléthique », c’est-à-dire totalement dé-voilé, exempt d’ombre, exempt de retrait, de mouvement et donc de changement ; ce qui est autrement dit pleinement manifeste, qui se présente en toute clarté, toute brillance, toute beauté et bonté. Or cette vérité, il la trouve certes dans la phusis : non pas dans la phusis sensible ici et maintenant, mais dans la phusis telle qu’elle lui apparaît dans son Idée, au niveau intelligible, méta-physique, au sens où elle se situe metà tà phusiká, par-delà la phusis sensible tragique.
Alors que, jusqu’à Platon, la phusis était expérimentée comme éclosion productrice à partir de et dans le retrait et la destruction, c’est-à-dire comme jeu musical, tragique de forces surpuissantes (Dionysos), Platon la voit tout autrement : il la pense sur le modèle des artefacts, comme relevant du travail d’un dieu inédit, non plus enfantin, joueur, hypersensible, mais sérieux, calculateur et moral (germe du Dieu chrétien). Un dieu-architecte qui, fort de son savoir-faire (technè poiètkè), conduit téléologiquement le monde idéal, suprasensible à la présence manifeste dans le sensible, — monde qui sera forcément le plus beau, le plus vrai, le meilleur (et partant le moins tragique) possible.
Et, comme il a lui aussi en vue le monde des Idées vraies, le philosophe de prendre à son compte la tâche qui revenait auparavant aux artistes : celle d’éducateur, et même de législateur de la cité, dès lors non plus établie sur la musique dionysiaque, sur l’énigmatique inspiration musicale qui exprime le va-et-vient tragique des phénomènes, mais sur un véritable modèle idéal, parfaitement rationnel.
Platon l’indique lui-même dans le dixième livre de la République : sa pensée renoue à vrai dire avec « une ancienne lutte entre la philosophie et l’art » (607 b5-b6) autour de la question de la vérité. Tout l’enjeu, que ce soit en matière d’art ou de connaissance, est selon lui la vérité : dire, dévoiler et mettre en œuvre la vérité. Est-ce l’art ou la connaissance qui est le mieux à même de dévoiler la phusis en sa vérité et a partant la primauté pour l’existence humaine ?
La réponse de Platon est bien connue : si, avant lui, c’est l’art (et notamment la tragédie) qui avait le rang suprême dans la cité, voilà que le fondateur de notre tradition prouve en toute logique rationnelle, en toute clarté, à partir de ses Idées stables et constantes, à partir de la vérité elle-même, que ce n’est pas du tout l’art, mais bien la philosophie, soit la connaissance, qui a le privilège de dévoiler la vérité et de guider les hommes dans leur existence. Philosophie, connaissance qui a, au fil du temps, été relayée par la religion, puis par la science, dont la puissance est aujourd’hui redoublée par son union avec la technique.
C’est dans le cadre de cette lutte entre l’art et la connaissance que Platon fonde la philosophie de l’art. En tant que premier philosophe proprement dit, il est le premier à penser véritablement l’art, soit la production artistique comme telle. Il se fait par là le fondateur de la conceptualité traditionnelle de la philosophie de l’art, qui travaille jusqu’à nos jours, notamment dans le cinéma. Il est intéressant de relever qu’à bien y regarder, le mot « art » lui-même – qui nous vient du latin « ars », traduction du terme grec « technè » – ne se limite nullement, en Grèce antique, à notre grande catégorie des « artistes ». C’est difficile à penser pour nous aujourd’hui : avant Platon, toute œuvre, toute production (artisanale, architecturale, proprement « artistique » ou même scientifique – de la poterie aux mathématique en passant par la musique, la politique, la gymnastique, la rhétorique, etc.) était à vrai dire appelée « art » ; toute production était le résultat d’une technè, d’un savoir-faire, d’une sagesse pratique, que les hommes étaient capables de mettre en œuvre. Et même plus : un art ou une technè sacré, religieux, pour ne pas dire phusique. A cette époque, tout est imprégné par le divin ; tout est sacré, religieux ; tout est au fond culte : culte artistique, musical du monde, du monde comme phusis ou expression productrice de la vie à partir des profondeurs cachées et de la mort.
L’éducation, elle, était l’affaire de ceux qu’on appelait les « chanteurs-poètes », qui n’étaient autres que des « musiciens », au sens large des hommes inspirés par ces divinités inspiratrices que sont les Muses. C’est ainsi que Platon indique encore, dans son quatrième livre des Lois (719 c-d) : « Lorsque le poète est installé sur le trépied de la Muse, il n’est plus maître de son esprit mais, à la façon d’une source, laisse volontiers couler ce qui afflue ». C’est là la première thématisation – Platon est le premier à thématiser en bonne et due forme les choses – de l’inspiration musicale comme mousikè technè : mystérieuse expérience qu’il va essayer de comprendre rationnellement.
Loin d’être des amants de la sagesse, des philosophes, les chanteurs-poètes, les musiciens sont à l’époque considérés comme des « sages » proprement dits. En tant qu’êtres hyper-sensibles, qui sentent et perçoivent si bien les forces du monde qu’ils parviennent à les mettre en œuvre, ils détiennent l’ensemble du savoir et de la sagesse phusique et endossent la responsabilité de toute l’éducation grecque. Education qui ne se déroule pas encore dans des écoles (Académie, Lycée, etc.), mais se joue çà et là, au rythme des nombreuses célébrations de la vie et des dieux qui marquent le quotidien des Grecs : cultes, banquets, concours musicaux, joutes sportives, etc.
Mais voilà que pris, obnubilé qu’il est par son monde intelligible, par sa vérité ou phusis idéale, Platon ne comprend forcément pas grand-chose à ces œuvres d’art, qu’il trouve sinon contradictoires, du moins bien obscures. Voici comment il vient à se distinguer, en tant que philosophe, des chanteurs-poètes, qui apparaissent dès lors comme ses adversaires : « L’harmonie, dit Platon dans le Timée, a été donnée par les Muses, à titre d’alliée, à celui qui se sert des Muses avec raison, en vue du rétablissement du bon ordre du monde et de l’accord de l’âme avec elle-même » (Timée, 47 d-e). Le maître-mot du passage est évidemment la « raison » : seul l’homme qui se sert des Muses non pas spontanément, en faisant simplement écho aux forces du monde, en les accompagnant productivement, mais « avec raison » – c’est-à-dire en mettant en œuvre sa pensée logique, rationnelle –, est garant, selon Platon, de l’harmonie et de l’équilibre au sein du cosmos. De qui s’agit-il ? On l’a compris : le seul « musicien » qui se sert des Muses « avec raison » est le philosophe Platon lui-même : lui seul a en vue le cosmos des idées suprasensible, marqué par l’identité, la stabilité, la constance, etc.
Pour revenir à la lutte entre l’art et la connaissance, toute la question est à vrai dire selon Platon de savoir ce qu’on prend en compte dans sa production ; autrement dit quel usage on fait des forces qui nous inspirent. Or selon lui, le problème de l’artiste est qu’il n’a pas, contrairement au philosophe, en vue les Idées stables et constante mais la phusis en son va-et-vient tragique instable. Au lieu de se laisser inspirer par une Muse idéale, toute rationnelle, toute de clarté, de beauté et de bonté, il se laisse inspirer par une Muse tragique, remplie de contradictions logiques. Certes comme l’est la vie elle-même, avec ses va-et-vient incessants, mais comme il ne faudrait pas qu’elle soit ; et comme toute la tradition cherche, depuis Platon, à faire en sorte qu’elle ne soit pas.
Aussi l’artiste proprement dit a-t-il toutes les chances de fourvoyer son public. Le voilà en effet amené à dire des choses propres à nous faire tourner la tête, à nous détourner de la vue droite des Idées qui, seule permettent à l’homme d’acquérir une ferme tenue dans ce monde et de gérer convenablement son existence. Car seul le savoir, la connaissance de l’Idée constante, à savoir la philosophie, peut accorder à l’homme une éthique constante.
Comme les chanteurs et poètes avant lui, le philosophe, loin d’être autonome, loin de s’occuper de ce qui l’intéresse, est comme l’artiste (pour autant que ce ne soient des imposteurs) possédé par une force ou musique qui le dépasse. Il est pris d’une folie qui relève « d’un détournement divin <je souligne> des usages habituels » (Phèdre, 265 a). Dans le Banquet (218 b), Socrate va encore plus loin : il dit du philosophe qu’il est grisé par une ivresse bacchique (baccheia) – du nom de Bacchos, autre appellation de Dionysos, dieu éminemment sensible de la vie et de la mort (phusis).
A l’instar des chanteurs et poètes, le véritable philosophe (à vrai dire seulement Platon lui-même) est lui aussi sous l’emprise du jaillissement de la vie dionysiaque, enivré par l’esprit de la musique. Mais d’un Dionysos nouvelle manière qui, conformément à l’évolution de la Grèce telle qu’elle se joue dans la puissante raison de Platon, est de toute clarté, toute brillance, toute lumière. Et Platon de dévoiler lui-même sa philosophie en termes de « musique suprême » (Phédon, 61 a) : art des Muses, mousikè technè, par excellence.
S’opposant explicitement aux chanteurs-poètes, l’Athénien des Lois ne s’en cache pas, dévoilant au passage les concepts clé de sa philosophie de l’art : « Nous sommes nous-mêmes poètes de tragédies, dit Platon, les plus belles et en même temps les meilleures : toute notre constitution politique s’établit en effet en tant que mimèsis de la vie la plus belle et la meilleure, et c’est là vraiment selon nous la tragédie la plus vraie. Poètes donc vous êtes, poètes aussi nous sommes de la même poésie, vos rivaux dans la technè et vos adversaires dans le concours du drame le plus beau, que seule accomplit selon la phusis la loi vraie » (817 b).
Incapable de déterminer en bonne et due forme son expérience de l’inspiration musicale (telle que la phusis lui apparaît dans sa pensée), Platon vient à penser l’ensemble de ce que nous appellerions aujourd’hui les beaux-arts sur le modèle des artefacts, comme technè poiètikè, savoir-faire poïétique, c’est-à-dire prise en vue, prise en compte d’une idée (technè) en vue de la production (poiètikè) ; pro-duction, c’est-à-dire conduite à la présence manifeste. Voilà donc que Platon énonce que, loin de se faire à l’aveugle, en prolongeant la phusis elle-même (comme l’ont fait les artistes avant lui), toute poièsis, toute production est toujours dirigée par une technè, un savoir-faire qui guide l’artiste comme l’artisan dans son travail.
Et Platon de distinguer logiquement la technè poiètikè de l’artiste de celle des arts artisanaux, des artefacts, en fonction de ce que chacun prend en compte dans sa production. Les œuvres n’émergent plus de l’intériorité de la vie, mais d’un processus, d’une technique. Si l’artisan, par exemple le producteur de lit (c’est l’exemple de Platon) a en vue l’idée du lit comme tel dans sa production, idée qu’il conduit ensuite à la présence manifeste dans la matérialité sensible ; l’artiste, au lieu de se fier à l’Idée, se fie bien plutôt aux phénomènes phusiques sensibles en perpétuel devenir et par suite toujours changeants. Et même pire, d’après Platon, il s’appuie sur la pure et simple apparence (fantasma) du phénomène en question ; apparence selon un certain angle de vue, un certain éclairage, une certaine perspective, d’autant plus instable et fourvoyante. Et ce n’est pas tout : l’artiste ne se contente pas seulement de reprendre ce fantasma (qu’on traduit aussi par fantasme, ou fantôme – que l’artiste confond volontiers avec les Idées de Platon lui-même…), mais en fait de plus ce qu’il appelle – autre terme devenu fondamental en philosophie de l’art – la mimèsis : non pas au sens de la simple copie ou imitation, comme on traduit couramment le mot, mais au sens de la reprise et mise en évidence de l’apparence en question en vue de lui conférer tout un éclat et toute une beauté, plus trompeuse encore que la pure et simple apparence sensible elle-même.
Et Platon de rejeter par là, en toute logique, sur une base tout à fait rationnelle – et donc plus puissante que tout – tous les artistes de sa cité idéale. L’art n’est pas seulement considéré comme un simple jeu d’enfant, dénué de sérieux, un pur divertissement, inutile, mais encore dangereux pour la bonne constitution de l’âme humaine, qu’il a tendance à chambouler et faire sombrer dans le trouble.
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La modération de la position de Platon par Aristote
Aristote, le meilleur élève de Platon, n’admet pas la critique on ne peut plus radicale des arts que fait son maître. Comme il le fait vis-à-vis de l’ensemble de la position de ce dernier, il la reprend certes à son compte, mais pour la modérer. Alors que pour Platon l’Idée suprasensible est complètement séparée de la chose sensible, n’existe que dans la seule sphère métaphysique de l’intelligible, elle existe pour Aristote à titre de trace dans le phénomène sensible lui-même.
Au contraire de Platon, pour Aristote, toute œuvre d’art (toujours comprise comme technè poiètikè) est, comme la philosophie elle-même, mais dans une moindre mesure, capable de dévoiler l’essence ou l’idée du phénomène en question. Le fantasma, complètement dégradé par Platon, se trouve chez Aristote nettement revalorisé. L’apparence représente selon lui un prélude sensible à la saisie de l’Idée comme telle par la pure pensée ; et, travaillée qu’elle est par l’imagination mimétique de l’artiste, l’apparence artistique le fait d’autant plus, étant donné qu’elle rassemble en une seule apparence générale quantité d’apparences particulières et présente ainsi, d’une première manière, le « comment » général, c’est-à-dire l’Idée intelligible du phénomène en question.
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Reprise et ouverture sur l’art et en particulier le cinéma
Nous sommes désormais en mesure de reprendre aux trois questions suivantes : qu’est-ce que la musique ? Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la philosophie ? Elles nous permettent de mieux fixer l’essentiel pour mieux ouvrir sur le cinéma.
Qu’est-ce que la musique ? C’est l’art des Muses : l’expression par l’intermédiaire de certains hommes d’exception (hypersensibles) des divines forces musicales (phusiques) qui nous traversent et dépassent tous de part en part. Ce qu’on peut appeler le « souffle inspirant » des artistes archaïques devient, chez Platon, ce qu’on peut appeler une « idée inspiratrice ». On est pour ainsi dire passé d’un équilibre tragique, de la chair et du sang, à un équilibre idéal, de l’ordre de la pure pensée.
Qu’est-ce que l’art ? Jusqu’à Platon, ce que nous appelons l’« art » est donc la « musique » ; le fruit de l’inspiration musicale. A partir de Platon, l’art est interprété et réduit rationnellement en termes de technè poiètikè mimétique, de savoir-faire, de production guidée par la reprise et mise en évidence d’une apparence.
Qu’est-ce que la philosophie ? Selon cette perspective, elle est chez Platon rien d’autre que l’accomplissement suprême de l’activité artistique ou musique tragique.
Il s’avère ainsi que Platon représente un formidable tournant dans l’histoire de l’Occident, tout en étant à vrai dire lui-même à cheval entre une expérience purement musicale des arts et de la vie et la rationalisation de celle-ci et compréhension du monde et des arts en termes de technè poiètikè. Il ouvre ainsi une nouvelle tendance : au lieu d’appréhender et vivre le monde à partir des sens et de l’apparence, ce dernier est toujours de nouveau jaugé et jugé à partir de ses Idées. Il s’agit d’une véritable révolution dans notre rapport – ou plutôt vision – du monde, qui a depuis envahi la planète toute entière – et par suite les arts et le cinéma du monde entier, à quelques heureuses exceptions près.
Depuis Platon, les concepts de technè poiètikè, de mimèsis et de fantasma imprègnent l’ensemble de notre tradition, selon son double pan (Tanguy Viel), idéaliste et empirique, métaphysique et pragmatique ; tradition aujourd’hui dominée par la morale (idéaliste) et la science (empirique) en son union avec la technique. Technique qui n’est autre que ladite technè généralisée, instrumentalisée, massifiée, qui rend possible la fabrication machinée de toute chose, y compris – et ça nous intéresse pour le cinéma – de nouveaux objets de production ou de transmission artistiques. Le but est à vrai dire partout toujours celui de Platon : rendre le monde sensible ici et maintenant le plus conforme possible au monde suprasensible idéal.
Ce faisant, prise dans ce mouvement toujours croissant (aujourd’hui mondialisé), la vie phusique (musicale, artistique) se trouve sans cesse écartée en sa nature et ressource tragique ; et se voit par suite contrainte de réagir de manière toujours plus maligne et violente (maladies, catastrophes…) pour rétablir l’équilibre perdu sous l’influence massive des structures idéalistes complètement séparées de la terre. C’est la révolte de la vie (de l’ombre, de la mort, aussi) face à la domination outrée de la lumière des idées abstraites ; lumière qui refuse le monde tel qu’il est, en son va-et-vient tragique, et qui veut le transformer en monde idéal, soit en paradis terrestre.
Partout, la vie (ou phusis) cherche toujours de nouveau des possibilités de s’exprimer, et par suite de ressourcer les structures idéalistes. Non seulement par des maladies et des catastrophes, mais aussi par et dans l’art. Les puissances artistiques ou musicales continuent en effet à travailler tout azimut pour corriger le tir. Or, avec le temps, l’union de la science et de la technique permet l’émergence de nouvelles techniques et de nouveaux arts, dont le cinéma qui, dans certains cas, à vrai dire exceptionnels – quand l’artiste n’est pas empêché par ses idées – permettent le mystérieux retour à la vie musicale et par suite la revitalisation de la phusis poïétique.
A l’instar des œuvres d’art musicales archaïques de jadis, le cinéma représente un étonnant complexe artistique qui allie verbe, chant, rythme et mouvement. Etonnant complexe a priori de part en part artificiel – non seulement du fait qu’il implique une très lourde organisation, mais encore qu’il est tributaire de tout un appareillage technique –, mais qui ouvre quantité de nouvelles (et anciennes) possibilités. C’est un grand mystère : la vie phusique (ou musique tragique), qui cherche partout à s’exprimer, trouve dans l’évolution de la technique elle-même de nouvelles (ou anciennes) manières d’exister et de s’exprimer ; nouvelles manières pour ainsi dire véhiculées par la technique elle-même.
Et c’est incontestable, le cinéma de représenter un des arts les mieux à même d’ouvrir au mystère musical de la vie comme phusis. Pas vraiment le cinéma français (pour reprendre la distinction de Tanguy Viel), trop idéaliste, trop réflexif : dans sa technè mimétique, il ne parvient quasi jamais à reprendre et mettre en évidence l’apparence des phénomènes phusiques comme tels à partir de leur profondeur cachée, mais se voit toujours contraint de les jauger et juger à l’aune de ses idées (traditionnelles, morales) ; idées intelligibles et apparences sensibles qu’il a grand peine à faire jouer ensemble, et à reproduire dans son film ; ce qui fait que « les images du cinéma français ont toujours comme un temps de retard sur leur propre pensée, sont toujours désynchronisées » ; bref qu’elles ne collent pas vraiment à la réalité et apparaissent comme artificielles.
Et pas vraiment non plus le cinéma américain, quant à lui trop pragmatique – et à vrai dire idéaliste sans le savoir : l’apparence sensible que le cinéaste américain (ou plutôt l’industrie du cinéma américain) reprend et met en évidence dans sa technè mimétique, loin d’être la réalité proprement dite, n’est là aussi que la réinterprétation (inconsciente) de celle-ci à partir des idées traditionnelles, morales. Une prétendue réalité donc qui a pour avantage de correspondre spontanément aux Idées, mais nullement à la réalité phusique en son va-et-vient clair-obscur.
Aussi, en règle générale, le cinéma américain se fourvoie tout autant que le cinéma français, du moins pour ce qui est de l’expression de la phusis en sa nature propre – et partant l’éducation musicale vers celle-ci. Tous deux manquent la dimension cachée et mystérieuse de la vie qui, justement, rend possible toute apparence phusique (pulsionnelle, surhumaine, tragique – et non artificielle, superficielle, idéaliste) : les Français parce qu’ils la cherchent dans leur pensée (où il est vain de la chercher puisque tout y est de toute clarté et tout abstrait) ; les Américains parce qu’ils la cherchent dans l’apparence inconsciemment comprise à partir de l’idée ; ce qui revient finalement au même.
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Ouverture sur le cinéma
En comprenant et en étant formé à l’art comme technè poiètikè, il est évidemment terriblement difficile pour l’artiste de passer de l’art à la vie (de la technè à la phusis), c’est-à-dire de transmettre son expérience phusique du monde sans l’investir d’un but, d’une idée, d’un concept ou plan préalable. Et le fait d’avoir un tel but ou plan n’est pas sans conséquence : l’artiste travaille quasi spontanément comme le fait l’artisan ; avec toutes les chances de passer à côté du mouvement producteur de la vie sensible ou phusis elle-même et de manquer sa tâche de sage éducateur des hommes. Et bien entendu : si la phusis tragique, l’éclosion productrice à partie des profondeurs cachées parvient tout de même à s’exprimer dans ses œuvres, elle a toutes les chances de se trouver écartée lorsque l’artiste fait retour sur son travail, qu’il aura en effet spontanément tendance à juger à partir de ses idées et autres catégories de raison, toujours redevable de… Platon.
C’est ainsi que la plupart des artistes et cinéastes sont amenés à ne dire, montrer et répéter que ce qui se trouve – ou peut se trouver – dans leurs idées, certes selon un certain contexte, certaines influences et une certaine inspiration, mais sans parvenir à se plonger vraiment dans le terreau de la phusis poïétique elle-même. Et voilà que la plupart des artistes prolonge, fructifie, serait-ce de manière on ne peut plus inspirée et fantasmatique, nos idées et visions du monde, dans une espèce de méli-mélo entre phusis et technè.
La question se pose évidemment de savoir comment faire autrement. Car il est bel et bien possible de faire autrement : quantité d’œuvres d’art le prouvent, notamment dans le cinéma. On peut même aller jusqu’à se demander si l’ensemble de l’histoire de l’art ne consiste pas en un immense cheminement – certes semé de quantité d’embûches – que fait la vie ou phusis elle-même en direction de la libération des structures de pensée traditionnelle ; et donc vers un retour à la dimension musicale de l’existence, marquée par sa mystérieuse harmonie tragique, qui repose sur l’équilibre du perpétuel va-et-vient de la vie et de la mort, de l’incessant flux et le reflux des phénomènes à partir des profondeurs cachées…
Mais comment faire donc pour être un « musicien tragique » – et non un pâle surgeon du « musicien suprême » qu’est Platon : une sorte de méli-mélo, comme l’est la grande majorité, entre la phusis et les idées. Nietzsche ne voit qu’une possibilité, qui renoue avec l’expérience grecque archaïque de la « musique » et à vrai dire avec le travail de tous les grands artistes de tous les temps : il faut se plonger dans l’intériorité de la vie ou phusis elle-même, se fondre dans les forces musicales qui nous traversent et travaillent de fond en comble et « laisser, comme dit Platon, couler ce qui afflue » ou mieux jaillir à partir des profondeurs cachées ce qui doit le faire.
Nietzsche voit deux manières de le faire, qui reviennent somme toute au même : il s’agit, par-delà nos idées, ou en-deçà de celles-ci, de se plonger dans les deux « phénomènes physiologiques » que sont le rêve ou l’ivresse (d’ailleurs plutôt naturelle qu’artificielle, alcoolique) : deux états de vie lors desquels notre claire raison sommeille, ou notre propension à analyser, mesurer, catégoriser, juger, moraliser, etc. est en veille ; moments privilégiés où nous nous trouvons libérés de nos schémas de pensée et par suite au plus près de la phusis ; moments où nous sommes plongés dans la musique de la vie comme telle et partant en mesure de prolonger les divines forces musicales qui y sont à l’œuvre ; et peut-être devenir à notre tour des vecteurs de la volonté de la vie elle-même, et par là des éducateurs de et pour celle-ci.
Les œuvres qui en découlent ont bien évidemment leur temporalité propre : celle du ressenti. Le temps de la durée, de l’expérience l’emporte forcément sur celui de la suite linéaire des maintenant. Les phénomènes eux-mêmes, les actions elles-mêmes apparaissent dès lors le plus souvent comme des moments exceptionnels, des émergences mystérieuses, quasi magiques, d’une intériorité complexe, d’un fond noueux et caché. Toute surface visible se dévoile alors comme épiderme, comme fragile voûte qui recouvre une immense profondeur, insondable et abyssale. L’allusion, l’allégorie, le jeu des signes, le langage symbolique y ont leur part belle. Tout y est en mouvement, en va-et-vient, à la fois clair et obscur, évident et latent, stimulant et effrayant. L’ambiguïté, l’énigme, le mystère sont de mise. Les choses, les phénomènes ne sont pas seulement montrés ou cachés, mais sont insinués, évoqués, suggérés, indiqués. Ce qui se passe dans l’obscurité, dans l’absence, compte soudain tout autant, sinon plus que ce qui se dévoile au grand jour ; un geste délicieusement retenu compte soudain plus qu’un exploit ; et ce précisément en tant que ressource de ce qui, dans cette vie, apparaît miraculeusement à la lumière. Telle une fête.
C’est là ce que parviennent à exprimer certains cinéastes d’exception. Par-delà – ou en-deçà de – l’idéalisme réflexif (à la française) et du pragmatisme réaliste (à l’américaine). Et par-delà – ou en-deçà de – les innombrables problèmes et dispositifs techniques qu’impliquent la réalisation d’un film. Par-delà – ou en-deçà de – tout ça, les meilleurs cinéastes parviennent à montrer et laisser travailler quantité de traces qui expriment les puissances musicales de la vie elles-mêmes, et par suite à prendre à leur compte, ne serait-ce qu’un peu, la tâche des chanteurs-poètes de l’époque archaïque. C’est ainsi qu’ils présentent, sinon seulement des traces des forces vives (claires-obscures) de la mystérieuse phusis, de véritables possibilités d’existence qui ne sont pas (ou que peu…) prisonnières des structures idéalistes ; ou qui présentent des germes de libération. Et de tels films existent bel et bien, tant en France qu’aux Etats-Unis, et un peu partout dans le monde…
Monsieur,
Merci pour votre intervention à Nantes ce 29 novembre.
Juste une petite question
Comment expliquez-vous l’échec commercial du film spendide « la Porte du paradis » de M.Cimino,1980
Salutations distinguées
Paul Pavageau
Je n’ai malheureusement pas (encore) vu le film. Pour ce qui est des échecs commerciaux des grandes œuvres (de toutes sortes), difficiles à dire. Je crains qu’elles soient victimes de ladite « machination généralisée » dont parle Joël Gaubert dans l’excellent résumé de ma présentation…
cher Michysos, concernant votre dernière ligne: l’orthographe est Gaubert et non Gobert; en toute amitié phusique.
Voilà qui est fait : merci – et pas que pour ce commentaire…