Gradation du vivant

Nature dominée par l'idée

DEPUIS LE DÉBUT DE NOTRE TRADITION, fondée dans la Grèce antique par Platon et Aristote, on considère les êtres vivants, les phénomènes de la nature, selon une gradation. Gradation du vivant qui va de la matière première, inorganique jusqu’aux dieux, en passant par toute une série d’êtres vivants toujours plus évolués.

Or le critère de cette gradation est la capacité vitale : c’est-à-dire l’accroissement du déploiement ou de l’éclosion de la vie (phusis), caractérisée par le fait de se nourrir, de croître et de procréer de soi et par soi, à partir de ses profondeurs cachées.

Si cette capacité vitale est nulle dans l’eau, la terre, les pierres, etc., elle apparaît de manière très limitée dans les plantes, qui se trouvent confinées à l’endroit où elles plongent leurs racines. Chez les animaux, elle est plus riche, et même de plus en plus riche selon leur développement et évolution. Et ce jusqu’à l’homme, chez qui d’ailleurs la gradation continue à se poursuivre, en fonction des possibilités de chaque individu – possibilités innées (le talent) autant qu’acquises (par l’exercice et le travail).

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Gradation du vivant par Michysos
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Mais Aristote ne s’arrête pas en si bon chemin. Arrivé à ce stade, il opère un saut, qui a d’immenses conséquences… Saut du sensible au suprasensible, qui aboutit au monde métaphysique, divin : dans l’idée de Dieu comme être en éclosion ou phusis plénière, suprême, de l’ordre de la pure présence éternelle, sans défaut ni faille, faisant qu’il se trouve dans une permanente contemplation et jouissance de lui-même. Il s’agit évidemment là d’un phantasme de l’homme, qui s’imagine l’existence d’une telle capacité vitale suprême, qui justement lui fait défaut. Idée de Dieu qui devient le modèle, la jauge et mesure de toute existence.

A y regarder de plus près, toujours chez Aristote (dans les deux premiers livres du De Anima et le premier de la Métaphysique), cette gradation des capacités vitales dépend du degré de leur aisthèsis : de leur perception sensible ou, mieux, de leur sensibilité esthétique (ou artistique, comme on l’a dit).

C’est en effet avec la sensation, la perception sensible ou donc, mieux, la sensibilité esthétique, artistique, que commence la vie. C’est elle qui permet à l’être vivant d’accéder et de s’ouvrir à son milieu ambiant, sur lequel il est progressivement en mesure d’avoir une influence.

Or cette ouverture de l’être vivant à soi-même et aux phénomènes qui l’entourent s’accroît par degrés (« aisthésiques »), qui sont selon Aristote autant de modalités de la vie : de la vie la plus brute et physique à la plus fine et éthérée, de l’ordre de la divine connaissance abstraite, méta-physique.

Tout débute par le sens du toucher, révélateur de l’agréable et du désagréable. Après le toucher, il y a le goût, puis l’odorat, puis l’ouïe et, enfin, la perception sensible suprême, car la moins physique : la vue. Vue qui implique l’imagination (phantasia) et qui aboutit finalement à la pensée abstraite (noèsis), d’ordre idéaliste.

C’est en suivant ces degrés d’ouverture que la vie s’élève de la vie purement physique, à la vie pensante, humaine, d’ordre méta-physique : éclosion, ouverture et révélation progressive de la vie ou vérité tout entière (alètheia apasa), qui atteint donc son déploiement suprême dans l’esprit divin.

Là où Aristote se trompe – et où toute la tradition s’est trompée à sa suite –, c’est dans le saut opéré, par le truchement de l’imagination, du sensible, de la sensibilité esthétique (aisthèsis), au suprasensible, à la pensée intelligible (noèsis) ; et dans le fait qu’on prenne cette dernière comme jauge et mesure suprême de tout ce qui est sensible. Pour finir par manquer de sentir les phénomènes de la vie et ne vivre plus que dans nos idées ; aveuglés par nos idées et en train de manipuler les phénomènes de la vie.

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