De Parménide à Nietzsche

A l’aube de notre tradition, il y a quelque 26 siècles, le penseur-poète grec Parménide amorce le tournant vers la philosophie. Et ce notamment en affirmant que : « C’est une seule et même chose : penser et être » (Poème, fr. III).

Depuis lors – et notamment depuis Platon, qui vient renforcer et ratifier l’affirmation de Parménide –, seul existe, seul est, au sens fort du terme, au sens où il a un être stable et constant, ce que nous pouvons penser. Ce qui revient à dire que tout ce qu’on ne peut pas saisir par les outils de notre raison n’est pas, n’a pas d’être proprement dit – et n’est donc pas digne d’intérêt.

C’est là évidemment un tournant énorme, qui a des conséquences qui ne sont pas moins énormes. La vue de l’esprit, la pensée, qui avec Platon, puis Aristote, devient pensée distinctive, logico-rationnelle, a depuis lors la primauté sur tous les autres sens. Voilà que l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goût et tous les autres sens non catégorisés sont relégués aux Calendes grecques, dans le domaine sinon de l’animal, du mois du primitif ou du vulgaire.

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25 siècles plus tard, au XIX^e siècle, à l’autre bout de la tradition amorcée par Parménide, le philosophe-poète allemand Friedrich Nietzsche reconnaît dans le tournant de Parménide un terrible fourvoiement. Aux antipodes de Parménide et de toute la tradition qu’il a initiée, Nietzsche énonce que : « Penser et être ne sont en aucune façon le même ». En effet : « La pensée est nécessairement incapable d’approcher l’être et de le saisir », dit-il (FP, Septembre 1870-janvier 1871, 5 [92], p. 243).

Pourquoi cette inaptitude ? Parce que l’être stable et constant, le « cœur sans tremblement de la vérité bien ronde », comme dit Parménide dans son Poème – c’est-à-dire ce qu’il y a de stable et constant dans le mouvement même de la vie, dans le mystérieux processus d’apparaître productivement à la lumière à partir des profondeurs cachées et de la destruction –, parce que cet être, ce cœur ne se cerne pas par les outils de la pensée, mais se vit, s’expérimente, et se partage dans la multiplicité des expressions de la vie.

Alors que chez et depuis Parménide la sagesse, le savoir se détourne de l’expérimentation globale du monde (de l’expérience artistique de la vie) pour se concentrer sur la pure pensée logico-rationnelle, Nietzsche fait le chemin inverse et replace la sagesse dans le domaine de l’expérience et le partage ici et maintenant. Il reconnaît que la vue, et en particulier la vue intelligible – qui paraissait être tant, qui même paraissait être tout – n’est qu’un sens parmi d’autres nous permettant d’appréhender le monde.

Et Nietzsche d’aller encore plus loin : « Ce qui peut être pensé doit certainement être une fiction. La pensée [la vue intelligible] n’a aucune prise sur la réalité » (FP, Printemps 1888, 14 [148], p. 115). Toute pensée, toute détermination, toute objectivation univoque n’est somme toute qu’une fiction : une construction de l’imagination, une réduction du surabondant et surpuissant jeu de la vie et de la mort en des concepts et schémas stables et rassurants.

Toute prétention de dire, de dévoiler, de cerner une fois pour toutes la réalité est une erreur : une arrogance, un outrage de l’homme qui ne s’en sort pas dans le va-et-vient des phénomènes de l’existence et qui, pour se rassurer, réduit la complexe réalité à des éléments simples.

Conclusion : si Parménide a vu juste en nous mettant sur la voie de l’être, il s’est nonobstant fourvoyé en croyant que ce dernier ne s’atteignait que par la pensée.

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Un jeudi sur deux, le Dr. Ludovic MietZsche (GRE/CHN/FRA/GER/GBR/USA) vous rappelle quelques fondamentaux de la philosophie traditionnelle. Non sans dévoiler en même temps, dans les plis et replis négligés par notre vision idéaliste, quantité de perspectives cachées.