ZARATHOUSTRA A TRAVERSÉ BEAUCOUP DE CONTRÉES et rencontré beaucoup de peuples. Ce faisant, il a découvert les valeurs de beaucoup de peuples, ce qu’ils considèrent comme bien et ce qu’ils estiment être mal, autrement dit leurs règles morales. Et Zarathoustra n’a pas trouvé plus grande puissance sur terre que ces valeurs du bien et du mal.
L’évaluation des valeurs se trouve à l’origine de tous les peuples. Nul d’entre eux ne peut vivre sans principes moraux. Pour se conserver, chacun d’entre eux doit décider de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas. S’il ne le fait pas, son déclin est assuré. Et son évaluation, il doit toujours la faire de manière indépendante de son voisin, voire même en distinction de celui-ci.
Voilà ce que j’ai observé : les choses qu’un peuple trouve bonnes, un autre n’y reconnaît que plaisanterie et ignominie. Et la réciproque n’est pas moins vraie : il y a beaucoup de choses qu’on appelle ici mauvaises et qui se trouvent ailleurs auréolées de la pourpre des honneurs. Tout est question de perspectives.
Mais revenons aux voisins. Jamais un peuple n’a compris son voisin : toute âme s’est toujours étonnée de la folie et méchanceté de son prochain. Il est donc peine perdue de chercher à copier ou partager les valeurs de son voisin.
C’est ainsi que chaque peuple a suspendu une table des biens au-dessus de lui. Et regardez, ce n’est pas n’importe quelle table, dressée au gré du vent : chacune retrace les dépassements du peuple en question. Et écoutez, ce n’est pas n’importe quelle voix qui y parle, mais celle de la volonté de puissance du peuple en question. Volonté de puissance au double sens de la volonté de maîtrise de soi et des autres.
Voici comment, chez chaque peuple, émergent les tables des valeurs : le dépassement qu’il trouve difficile, il l’appelle louable ; celui qu’il estime indispensable et difficile, il le nomme bien ; et celui qu’il considère comme rare, comme le plus difficile, c’est-à -dire celui qui libère de la plus extrême misère, il le célèbre comme sacré. Plus le dépassement est d’ampleur, plus il est placé haut dans la hiérarchie des valeurs.
Qu’est-ce qu’un peuple considère comme le plus élevé, comme le premier ? Qu’est-ce qu’il estime être la mesure et le sens de toutes choses ? Nul autre que ce qui exprime la plus grande volonté de puissance, ce qui lui permet de dominer le plus fortement, de se maîtriser soi-même et les autres le plus fortement. Volonté d’être victorieux et brillant, pour soi-même et pour les autres. A ses yeux et aux yeux des autres. Au point finalement de faire peur à son voisin et de le rendre jaloux.
En vérité, mon frère, as-tu déjà regardé derrière ce que montre un peuple ? As-tu déjà reconnu la misère, la terre, le ciel et le voisin qui se cache derrière sa face visible ? Alors tu as sans doute deviné la loi de ses dépassements. Et la raison pour laquelle il grimpe, barreau après barreau, sur l’échelle qui le conduit vers son espoir de puissance et de domination.
Tel est l’adage : « Tu dois toujours être le premier et dépasser les autres : personne ne doit aimer ton âme jalouse, sinon l’ami » – voilà ce qui a fait trembler l’âme grecque : et voilà ce qui lui a permis de s’avancer sur le chemin de la grandeur. Sans concession. Jusqu’au grand style.
« Dire la vérité et savoir bien manier arc et flèches » – ceci a semblé à la fois cher et difficile au peuple dont provient mon nom : les Zoroastriens – nom qui m’est lui aussi cher et difficile. Comme il a fallu qu’ils surmontent la tendance au mensonge et à la paix, je dois quant à moi surmonter l’origine Perse et historique de mon nom.
« Honorer père et mère et se soumettre à leur volonté jusque dans les racines de l’âme » : cette table du dépassement, un autre peuple, juif, l’a suspendue au-dessus de lui. Et il est devenu grâce à elle puissant et éternel, tellement les lois filiales ont fini par devenir chez lui une deuxième nature.
« Être fidèle et par fidélité mettre jusqu’à son honneur et son sang au service de choses mauvaises et dangereuses » : c’est en s’enseignant ainsi qu’un autre peuple, chrétien, s’est maîtrisé lui-même ; et en se dominant ainsi il s’est engrossé et est devenu lourd de grands espoirs. Quitte à se fourvoyer.
En vérité, ce sont les hommes qui se sont donnés leur bien et leur mal. En vérité, ils ne l’ont pas pris à d’autres, ils ne l’ont pas trouvé quelque part, il ne leur est pas arrivé comme une voix tombée du ciel, comme une subite inspiration. Non, ses valeurs, chaque peuple se les est créées.
Pourquoi les hommes se sont-ils mis à valoriser les choses ? Pour se conserver. C’est pour leur propre sauvegarde qu’ils ont créé le sens des choses, qu’ils ont donné un sens humain aux phénomènes ! Raison pour laquelle l’homme s’appelle « Mensch », du latin mens, la mesure : il est l’évaluateur.
Donner des valeurs aux choses, donner un sens aux phénomènes, c’est créer : entendez-le, vous autres créateurs ! Les choses elles-mêmes ne sont pas un trésor et un joyau. Seule leur évaluation, leur interprétation fait d’elles un trésor et un joyau.
Les choses n’ont de valeur que par l’évaluation, l’interprétation qu’on en fait : sans évaluation, sans interprétation, la noix de l’existence est creuse. Entendez-le, vous autres créateurs ! Si on ne valorise pas les phénomènes, ils ne sont que des faits vides et sans valeurs.
Pour qu’il y ait de nouvelles valeurs, il faut qu’il y ait de nouveaux créateurs. Nouveaux créateurs qui doivent commencer par être des destructeurs : avant de pouvoir se mettre à créer de nouvelles tables, il faut en effet d’abord détruire les anciennes.
Jadis, les peuples étaient des créateurs. Ce n’est que plus tard que les individus ont pris la place des peuples. L’individu lui-même en est à vrai dire encore la plus jeune des créations du peuple : une certaine évaluation, un certain jugement de valeur du peuple.
Fort de leur volonté de puissance, les peuples ont donc commencé par suspendre au-dessus d’eux une table du bien et du mal, des règles de conduite. Ensemble, l’amour qui veut dominer – volonté de puissance sur les autres – et l’amour qui veut obéir – volonté de puissance sur soi – se sont produits de telles tables, de tels guides de vie.
Oui, le plaisir du troupeau est plus vieux que le plaisir du Moi : les envies du peuple précèdent celles des individus. Et aussi longtemps que la bonne conscience s’appelle troupeau, aussi longtemps que le plaisir du peuple est synonyme de bien, le Moi sera la proie de la mauvaise conscience. De cette manière, seul l’individu, le Moi en marge du peuple a le sentiment de ne pas vivre comme il faut.
Mais on a beau croire, ce n’est pas le Moi intelligent, avisé, magnanime mais sans amour, le Moi qui veut son avantage dans l’avantage de la plupart qui est à l’origine du troupeau, à l’origine de la croissance du peuple. Il est au contraire à l’origine de sa perte, de son déclin.
Ce ne sont pas les êtres intelligents, magnanimes et sans amour, qui ont créé les valeurs des peuples. Les êtres créateurs à l’origine du bien et du mal ont toujours été des êtres amoureux, des êtres passionnés. Oui, le feu de l’amour et le feu de la colère rougeoient dans tous les noms de vertus.
Zarathoustra a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples : Zarathoustra n’a pas trouvé plus grande puissance sur terre que les œuvres des êtres amoureux, des êtres passionnés. Or ces œuvres s’appellent « bien » et « mal » : elles sont les tables des valeurs morales suspendues au-dessus de chaque peuple.
En vérité, la puissance de la valorisation est monstrueuse. On ne s’imagine pas avec quelle force nos jugements de valeur, nos interprétations imprègnent nos vies. Toutes les louanges et tous les blâmes de tous les peuples ont la force d’un monstre. D’une bête effrayante, à mille têtes, extrêmement difficile à maîtriser. Oui, on se trompe toujours dans les valorisations d’autrui. Quelles qualités il faut posséder pour ne pas plaquer ses valeurs, ses interprétations, ses catégories sur les affaires des autres ! Dites-moi, mes frères, qui d’entre vous est capable de me maîtriser, de me dompter ce monstre ? Dites-moi, mes frères, qui d’entre vous arrive à lancer une corde par-dessus les mille nuques de cet animal ? Qui d’entre vous est en mesure de maîtriser les mille et un buts moraux qui guident tous les peuples ?
Il y a jusqu’ici eu mille buts, car il y a eu mille peuples. Mais le lien des milles nuques manque encore. Le but unique manque encore. L’humanité n’as pas encore de but, de but partageable par tous, rassemblant les efforts de chacun.
Mais dites-moi donc, mes frères : si l’humanité n’a pas encore trouvé son but, n’est-ce pas l’humanité comme telle qui manque encore ?
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Zarathoustra a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples : il a ainsi découvert le bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathoustra n’a pas trouvé puissance plus grande sur terre que le bien et le mal.
Aucun peuple ne pourrait vivre s’il n’a pas d’abord évalué ; mais s’il veut se conserver, il ne faut pas qu’il évalue comme évalue son voisin.
Beaucoup de choses que ce peuple a trouvé bonnes ont semblé à un autre plaisanterie et ignominie : c’est ainsi qu’il m’a semblé. Il y a beaucoup de choses que j’ai vues appelées ici mauvaises et nettoyées là de la pourpre des honneurs.
Jamais un voisin n’a compris l’autre : son âme s’est toujours étonnée de la folie et méchanceté du voisin.
Une table des biens est suspendue au-dessus de tout peuple. Regardez, c’est sa table de ses dépassements ; regardez, c’est la voix de sa volonté de puissance.
Louable est ce qu’il trouve difficile ; ce qui est indispensable et difficile s’appelle bien ; et ce qui libère de la plus extrême misère, le rare, le plus difficile, – il le célèbre comme sacré.
Ce qui, là , fait qu’il domine, soit victorieux et brillant, ce qui jette son voisin dans la frayeur et la jalousie : cela, il le considère comme le haut, le premier, la mesure, le sens de toutes choses.
En vérité, mon frère, as-tu déjà reconnu la misère et la terre et le ciel et le voisin d’un peuple : alors tu as sans doute deviné la loi de ses dépassements, et pourquoi c’est sur cette échelle qu’il grimpe vers son espoir.
« Tu dois toujours être le premier et dépasser les autres : personne ne doit aimer ton âme jalouse, ne serait-ce sinon l’ami » – ceci a fait trembler l’âme d’un Grec : il s’est par là avancé sur son chemin de la grandeur.
« Dire la vérité et savoir bien manier arc et flèches » – ceci a semblé à la fois cher et difficile au peuple dont provient mon nom – le nom qui m’est en même temps cher et difficile.
« Honorer père et mère et se soumettre à leur volonté jusque dans les racines de l’âme » : cette table du dépassement, un autre peuple l’a suspendue au-dessus de lui et grâce à elle est devenu puissant et éternel.
« Être fidèle et par fidélité mettre aussi son honneur et son sang au service de choses mauvaises et dangereuses » : c’est en s’enseignant ainsi qu’un autre peuple s’est maîtrisé lui-même, et en se maîtrisant ainsi il s’est engrossé et est devenu lourd de grands espoirs.
En vérité, les hommes se sont donnés tout leur bien et leur mal. En vérité, ils ne l’ont pas pris, ils ne l’ont pas trouvé, il ne leur est pas arrivé comme une voix tombée du ciel.
L’homme n’a donné de valeurs aux choses que pour se conserver, – il a alors créé le sens des choses, un sens humain ! C’est pourquoi il s’appelle « homme », c’est-à -dire : l’évaluateur.
Evaluer, c’est créer : entendez-le, vous autres créateurs ! L’évaluation elle-même est le trésor et joyau de toutes les choses évaluées.
Ce n’est que par l’évaluation qu’il y a de la valeur : et sans évaluation, la noix de l’existence serait creuse. Entendez-le, vous autres créateurs !
Le changement des valeurs, – c’est le changement des créateurs. Celui qui doit être un créateur toujours détruit.
Les créateurs étaient d’abord des peuples, et plus tard seulement des individus ; en vérité, l’individu lui-même est encore la plus jeune création.
Les peuples ont d’abord suspendu une table du bien au-dessus d’eux. L’amour qui veut dominer et l’amour qui veut obéir se sont produits, ensemble, de telles tables.
Le plaisir du troupeau est plus vieux que le plaisir du Moi : et aussi longtemps que la bonne conscience s’appelle troupeau, il n’y a que la mauvaise conscience qui dit : Moi.
En vérité, le Moi avisé, sans amour, qui veut son avantage dans l’avantage de la plupart : ce n’est pas l’origine du troupeau, mais son déclin.
Ce sont toujours des êtres amoureux et créateurs qui ont créé le bien et le mal. Le feu de l’amour rougeoie dans tous les noms de vertus, et le feu de la colère.
Zarathoustra a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples : Zarathoustra n’a pas trouvé plus grande puissance sur terre que les œuvres de ceux qui aiment : « bien » et « mal » est leur nom.
En vérité, la puissance de ces louanges et blâmes est un monstre. Dites, qui me le maîtrise, vous autres frères ? Dites, qui lance à cet animal le lien par-dessus les mille nuques ?
Il y a jusqu’ici eu mille buts, car il y a eu mille peuples. Mais le lien des milles nuques manque encore, il manque le but unique. L’humanité n’as pas encore de but.
Mais dites-moi donc, mes frères : si l’humanité n’a pas encore de but, ne manque-t-il pas aussi – l’humanité elle-même ? –
Parole de Zarathoustra.
***
Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Quinzième chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« Première partie »). Les précédents se trouvent ici.
Mille et une questions, ou presque…
Au fond, pour le peuple crĂ©ateur il est peine perdue d’essayer de comprendre, copier ou partager les valeurs de son voisin. Sa volontĂ© de puissance, reflet de son Ă©volution et dĂ©passement, tend Ă la maĂ®trise, Ă la domination de l’autre : c’est ce qu’on observe actuellement avec l’Ă©largissement au monde entier des valeurs occidentales, qui s’imposent et Ă©crabouillent. Difficile de comprendre toutefois dans quelle mesure les valeurs occidentales « retracent son dĂ©passement »? Peut-on dire par exemple que le bonheur suprĂŞme des chrĂ©tiens, le paradis, reprĂ©sente un dĂ©passement de la vie ici bas, du christianisme mĂŞme? Et en quoi le paradis, pour les chrĂ©tiens, exprime-t-il leur plus grande volontĂ© de puissance, leur permettant de mieux dominer?
L’individu créateur, lui-même création du peuple à partir de son jugement de valeur : est-ce parce que les valeurs du peuple sont trop élevées qu’il a constamment mauvaise conscience parce qu’il ne peut les atteindre ? Pour lui aussi, le plaisir n’est-il pas toujours synonyme de bien ? Comment peut-il se détacher, être en marge du peuple, alors qu’il en est le fruit ?
Quel sens peut-on donner à l’amour qui porte les créateurs du bien et du mal ? Amour de l’humain, parce que s’il n’y a pas de valeurs, il va à sa perte ?
Le peuple n’est pas en mesure de maĂ®triser les diverses valeurs, quel qu’en soit le nombre, sans imposer les siennes aux autres. Ainsi, le risque n’est-il pas d’arriver Ă un but commun, si les 1000 peuples et leur buts ne persistent pas, sont englouti par une seule table de valeur? Pourquoi alors Zarathoustra recherche-t-il un but unique et le rend indispensable Ă l’humanitĂ©? Est-ce lĂ donc l’affaire de l’individu qui se dĂ©passe, le surhomme, qui peut maĂ®triser, en respectant et sans imposer ?
Mille et une questions pour un but: comprendre. Texte visiblement difficile, voire très difficile. Comment rĂ©pondre? J’ai finalement choisi l’option, trop scolaire Ă mon goĂ»t, de reprendre chacune des remarques ou questions dans l’ordre et de pointer ce qui ne collait pas. Pour essayer de mettre un peu de lumière lĂ -dedans. Tant bien que mal.
– Chaque peuple est crĂ©ateur
– La volontĂ© de puissance tend Ă la maĂ®trise DE SOI et de l’autre.
– La comprĂ©hension de l’autre est en effet difficile pour les peuples, Ă©tant donnĂ© qu’ils se sont « construits » en dĂ©marcation les uns des autres.
– A l’origine des peuples, il y a des Ă©valuations de valeurs. Autrement dit: chaque peuple a, au dĂ©but, Ă©valuĂ© les choses. Il s’est par lĂ dĂ©passĂ© lui-mĂŞme et a dĂ©passĂ© les autres.
– Le monde occidental est marquĂ© par quantitĂ© de peuples qui se sont « retrouvĂ©s » dans certaines valeurs (dites occidentales: valeurs judĂ©o-platonico-aristotĂ©lo-chrĂ©tiennes).
– Bonheur suprĂŞme des chrĂ©tiens comme dĂ©passement de l’ici-bas? Oui: mais est-ce vraiment la question…
– C’est dans l’idĂ©e (en gĂ©nĂ©ral, pas seulement de paradis d’ailleurs) que l’Occident trouve sa plus grande volontĂ© de puissance: maĂ®trise de soi et des autres. A des fins idĂ©ales.
– Individu crĂ©ateur. Zarathoustra dit que l’individu est une crĂ©ation du peuple crĂ©ateur (il pense d’ailleurs sĂ»rement Ă l’Occident, oĂą l’individualitĂ© prime). Mais il ne dit pas que l’individu créé par le peuple est lui-mĂŞme crĂ©ateur. Il insinue plutĂ´t le contraire.
– Question mauvaise conscience: bien que le Moi (= l’individu) prime, ce sont toujours les valeurs du peuple qui triomphent. Raison pour laquelle le Moi, en suivant ses propres plaisir (et non ceux du peuple) se sentira-t-il mal vu et aura mauvaise conscience, sentiment de ne pas vivre comme il devrait.
– Le plaisir du Moi ne peut ĂŞtre synonyme de bien que s’il correspond au plaisir du peuple (et donc aux valeurs Ă©tablies). Si son plaisir s’en distingue, il se sentira en marge et aura donc mauvaise conscience (bis). Pour que ce ne soit pas le cas, le Moi doit lui-mĂŞme ĂŞtre crĂ©ateur, ce qu’il n’est pas.
– L’individu apparaĂ®t non seulement comme le fruit (une crĂ©ation) du peuple (occidental), mais encore comme une excroissance (pour ainsi dire malade) de ce dernier. En crĂ©ant l’individu, le peuple a créé la possibilitĂ© pour l’homme de se dĂ©tacher du peuple: de chercher son propre plaisir – qui finit par le faire sombrer dans la mauvaise conscience.
– L’amour des crĂ©ateurs: amour passionnĂ© qui se distingue de l’absence d’amour des individus intelligents. L’amour du crĂ©ateur, Ă l’origine des valeurs du peuple, est un amour pour la vie, pour le monde, pour le peuple – non pour l’humanitĂ© toute entière. Le crĂ©ateur est pris de passion, portĂ© par des forces (amoureuses) qui le dĂ©passent.
– Le peuple ne fait qu’une chose: suivre les valeurs Ă©tablies. PersuadĂ© que les siennes sont les meilleures, l’Occident s’est mis Ă les imposer Ă travers le monde. Mais ce ne sont pas les valeurs du monde, mais les valeurs occidentales.
– Ce que cherche somme toute Zarathoustra, ce sont des individus crĂ©ateurs de nouvelles valeurs, cette fois pour l’humanitĂ© entière: des valeurs mondiales qui font tenir ensemble (et qui n’Ă©crasent pas) toutes les valeurs du peuple.
– En gros, ce qu’il propose, c’est un cosmopolitisme phusique (crĂ©ation de nouvelles valeurs de la part d’un Moi capable de rassembler tous les peuples sous une nouvelle idĂ©e d’humanitĂ© – en chemin vers le surhomme) en rĂ©ponse Ă la mondialisation occidentale (imposition des valeurs d’un peuple outrecuidant, guidĂ© par l’idĂ©e de l’homme comme ĂŞtre rationnel, sur tous les autres)…
Peut-il/doit-il vraiment y avoir une humanité avec un but qui rassemble tout le monde?
Je vois mal comment des peuples qui valorisent des choses totalement diffĂ©rentes peuvent rĂ©ussir une synthèse, si ce n’est en faisant des compromis ou en choisissant arbitrairement un modèle. Ce qui ne parait pas aller vers le surhomme.
Le fait qu’il y ait plein d’humanitĂ©s n’est il pas le garant que cette humanitĂ© existe, le meilleure moyen pour elle de survivre?
L’idĂ©e de passer une corde autour des nuques de cet immense monstre est de maĂ®triser le chaos pour avancer vers le surhomme?
Mais si c’est le cas il y a tellement de manière de se tromper, de mal comprendre, ça semble impossible…
Zarathoustra ne dirait par le contraire: les peuples eux-mĂŞmes sont bien incapables de rĂ©ussir Ă crĂ©er une synthèse. D’ailleurs, une fois que le peuple a créé ses valeurs, il se met en veille: utilise les valeurs qu’il a créées. Non sans chercher Ă les imposer au-delĂ de ses frontières.
Tel est bien ce qui se passe avec nos valeurs: créées qu’elles ont Ă©tĂ© il y a des centaines d’annĂ©es, elle ne sont nullement remises en cause, et par suite continuent Ă nous guider. Et ne cessent en mĂŞme temps de chercher Ă s’imposer partout. Elles renvoient d’ailleurs une telle image, toute de brillance (faite de bontĂ©, de beautĂ©, de vĂ©ritĂ©, de libertĂ©, d’efficacitĂ©, de confort) que les peuples eux-mĂŞmes se mettent Ă se dĂ©barrasser de leurs valeurs au profit des nĂ´tres (Tunisie, Egypte, et ce n’est pas fini…).
Le problème, avec nos valeurs, dirait Nietzsche, c’est que, aussi brillantes et parfaites qu’elles paraissent, elles sont somme toute vides, vides de sens: le fruit d’idĂ©es purement intellectuelles, complètement abstraites, finalement dĂ©tachĂ©e de toute de vie: idĂ©es mĂ©ta-physiques, sans rapport avec la vie ici et maintenant.
Aussi, plaquĂ© qu’il est sur tout ce qui bouge et vit, notre modèle idĂ©al (dĂ©mocratique, humaniste, Ă©galitariste, droit-de-l’hommiste, scientifique, technique, etc.) est toujours de nouveau – oui, toujours de nouveau – contraint de faire des compromis. Des compromis monstres.
Loin de ce modèle, ce que Zarathoustra cherche (Ă promouvoir) est l’individu crĂ©ateur capable de donner – par la crĂ©ation de nouvelles valeurs, de nouvelles tables du bien et du mal – Ă l’humanitĂ© dans son ensemble son but: but qui est bel et bien le surhomme.
Alors que ce sont les valeurs de l’homme occidental dĂ©fini comme « être vivant douĂ© de raison » (guidĂ© par l’idĂ©al) qui triomphent partout et Ă©crasent au passage toutes les diffĂ©rences; Nietzsche souhaite l’apparition d’un individu capable de crĂ©er des valeurs nouvelles qui conduisent l’homme, non pas vers l’idĂ©al (qui n’est finalement qu’un dangereux fantasme de l’esprit rationnel: une erreur, un mensonge), mais vers le surhomme.
La tâche de cet individu crĂ©ateur serait de façonner des valeurs non pas pour son propre peuple, mais pour tous les peuples, pour le monde entier: valeurs qui correspondent Ă tous les hommes, quels qu’ils soient, d’oĂą qu’ils viennent. C’est en ce sens qu’il faut comprendre qu’il sera en mesure de lier ensemble les mille nuques des mille peuples. Pour ce faire, il ne partira Ă©videmment pas de la dĂ©finition de l’homme en termes d' »être vivant douĂ© de raison », mais sans doute de quelque chose comme d’une expĂ©rience… phusique de tout phĂ©nomène.
Les perspectives et les enjeux sont immenses! Et la discussion très stimulante!
Première mesure à prendre:
faire remplacer Google par « www.phusis.ch ». Le problème (qui n’en est pas un) serait ensuite de traduire l’entier du site dans toutes les langues qui existent. En fait non, mĂŞme pas: juste en espĂ©ranto (et en anglais pour les fâcheux).
Très stimulant effectivement.
Les nouvelles valeurs créées par l’individu (capable de création) seraient donc une sorte de lien entre les hommes, entre les peuples, tous les peuples. Elles rassemblent tous les hommes, les guident au surhomme, tout en préservant les valeurs des peuples de chacun. Mais comment ces valeurs nouvelles peuvent-elles, pour préserver toutes celles de tous les peuples, ne pas interférer avec ces dernières au risque de les étouffer et les faire disparaître ? Elles doivent se créer sur un plan nouveau, lier les nuques mais ne pas les serrer pour ne pas les briser, ne pas les détuire ?
Par exemple, de nouvelles valeurs, qui partent de l’homme comme « expĂ©rience phusique », peuvent-elles vraiment faire le lien entre les peuples, en respectant et prĂ©servant les valeurs de chacun : c’est-Ă -dire en prĂ©servant Ă©galement, par exemple, celles du peuple occidental et sa dĂ©finition de l’homme comme « être douĂ© de raison » ?
Nietzsche n’inclue-t-il pas la destruction dans la crĂ©ation? « … avant de pouvoir se mettre Ă crĂ©er de nouvelles tables, il faut en effet d’abord dĂ©truire les anciennes ». Alors, dĂ©truire les anciennes valeurs (considĂ©rer les valeurs de tous les peuples comme anciennes?), ou lier tous les peuples en respectant leurs diffĂ©rentes valeurs ?
Et si le surhomme était un idéal…
Bonne nouvelle: les trop scolaires reprise et pointage des problèmes ont porté leur fruits. La discussion devient toujours plus excitante.
Oui, c’est vrai: toute crĂ©ation implique une destruction. Aussi pour ce qui est des valeurs. Pour pouvoir crĂ©er de nouvelles valeurs, l’individu crĂ©ateur de valeurs doit d’abord dĂ©truire les anciennes. Comme le chameau doit devenir lion pour finalement se faire enfant. Mais attention: cette action de destruction en vue de la production ne se fait pas d’emblĂ©e Ă Ă©chelle mondiale, mais d’abord uniquement personnelle: la destruction des valeurs ne concerne en premier lieu que le crĂ©ateur lui-mĂŞme.
GuidĂ© qu’il est pas le cheminement vers le surhomme – ouvert qu’il est Ă l’expĂ©rience du monde comme phusis, disons-nous -, les nouvelles valeurs créées feront alors inĂ©vitablement Ă©cho aux valeurs des divers peuples – pour autant qu’on puisse encore, aujourd’hui, Ă l’ère de la mondialisation de nos valeurs, parler de divers peuples.
Chacun devra en somme dĂ©passer ses propres valeurs au profit des nouvelles, plus englobantes, plus ouverte, plus vraies, pour ne pas dire encore une fois… phusiques.
Bien sĂ»r que le dĂ©passement des vieilles valeurs au profit des nouvelles ne va pas aller sans remises en question et sans destructions. Mais tout porte Ă croire que les nouvelles valeurs vont finalement s’imposer d’elles-mĂŞmes. Pourquoi? Parce que tout le monde reconnaĂ®tra qu’elles sont meilleures.
Nouvel idĂ©alisme? Oui, mais tragique: ce ne sera plus la vie en sa bontĂ©, beautĂ© et vĂ©ritĂ© (vie mĂ©taphysique, abstraite, finalement parfaite, paradisiaque telle que l’a conçue l’animal douĂ© de raison) qui guidera l’homme, mais la vie en ce qu’elle a trait au bouc (tragos, compagnon de Dionysos), la vie en le va-et-vient incessant des phĂ©nomènes (vie phusique, sensible comme union de ce que notre raison nous fait voir comme des contraires mais qui ne sont Ă vrai dire que deux faces extrĂŞmes du mĂŞme).
Ainsi l’humanitĂ© aura trouvĂ© son but: permettre Ă l’homme de se dĂ©passer lui-mĂŞme en direction du surhomme.
Je ne suis pas sĂ»r de saisir pleinement la signification du mot « surhomme »: s’agit-il de la « version » de l’homme portĂ© par ces nouvelles valeurs (j’aurais pu Ă©crire « ses »…pour autant qu’il se les soit appropriĂ©es)?
Hem hem hem: le surhomme a depuis longtemps été défini par Zarathoustra (cf. le prologue).
Il s’agit de l’homme de l’avenir: de l’homme qui dĂ©passe l’homme tel qu’il est (devenu). L’homme ne doit plus ĂŞtre compris en termes d’animal douĂ© de raison (dĂ©finition traditionnelle), mais en termes de pont en direction du surhomme (nouvelle dĂ©finition).
Comme l’homme traditionnel a dĂ©passĂ© le simple animal qu’il a d’abord et avant tout Ă©tĂ©, il doit maintenant se dĂ©passer en direction du surhomme. De manière d’autant plus urgente que son prĂ©cĂ©dent dĂ©passement est en train de le conduire Ă dĂ©gĂ©nĂ©rer en une affreuse espèce de singe imitateur, consommateur, jouisseur et utilisateur de machines…