ZARATHOUSTRA A TRAVERSĂ BEAUCOUP DE CONTRĂES et rencontrĂ© beaucoup de peuples. Ce faisant, il a dĂ©couvert les valeurs de beaucoup de peuples, ce quâils considĂšrent comme bien et ce quâils estiment ĂȘtre mal, autrement dit leurs rĂšgles morales. Et Zarathoustra nâa pas trouvĂ© plus grande puissance sur terre que ces valeurs du bien et du mal.
LâĂ©valuation des valeurs se trouve Ă lâorigine de tous les peuples. Nul dâentre eux ne peut vivre sans principes moraux. Pour se conserver, chacun dâentre eux doit dĂ©cider de ce qui est bien et de ce qui ne lâest pas. Sâil ne le fait pas, son dĂ©clin est assurĂ©. Et son Ă©valuation, il doit toujours la faire de maniĂšre indĂ©pendante de son voisin, voire mĂȘme en distinction de celui-ci.
VoilĂ ce que jâai observé : les choses quâun peuple trouve bonnes, un autre nây reconnaĂźt que plaisanterie et ignominie. Et la rĂ©ciproque nâest pas moins vraie : il y a beaucoup de choses quâon appelle ici mauvaises et qui se trouvent ailleurs aurĂ©olĂ©es de la pourpre des honneurs. Tout est question de perspectives.
Mais revenons aux voisins. Jamais un peuple nâa compris son voisin : toute Ăąme sâest toujours Ă©tonnĂ©e de la folie et mĂ©chancetĂ© de son prochain. Il est donc peine perdue de chercher Ă copier ou partager les valeurs de son voisin.
Câest ainsi que chaque peuple a suspendu une table des biens au-dessus de lui. Et regardez, ce nâest pas nâimporte quelle table, dressĂ©e au grĂ© du vent : chacune retrace les dĂ©passements du peuple en question. Et Ă©coutez, ce nâest pas nâimporte quelle voix qui y parle, mais celle de la volontĂ© de puissance du peuple en question. VolontĂ© de puissance au double sens de la volontĂ© de maĂźtrise de soi et des autres.
Voici comment, chez chaque peuple, Ă©mergent les tables des valeurs : le dĂ©passement quâil trouve difficile, il lâappelle louable ; celui quâil estime indispensable et difficile, il le nomme bien ; et celui quâil considĂšre comme rare, comme le plus difficile, câest-Ă -dire celui qui libĂšre de la plus extrĂȘme misĂšre, il le cĂ©lĂšbre comme sacrĂ©. Plus le dĂ©passement est dâampleur, plus il est placĂ© haut dans la hiĂ©rarchie des valeurs.
Quâest-ce quâun peuple considĂšre comme le plus Ă©levĂ©, comme le premier ? Quâest-ce quâil estime ĂȘtre la mesure et le sens de toutes choses ? Nul autre que ce qui exprime la plus grande volontĂ© de puissance, ce qui lui permet de dominer le plus fortement, de se maĂźtriser soi-mĂȘme et les autres le plus fortement. VolontĂ© dâĂȘtre victorieux et brillant, pour soi-mĂȘme et pour les autres. A ses yeux et aux yeux des autres. Au point finalement de faire peur Ă son voisin et de le rendre jaloux.
En vĂ©ritĂ©, mon frĂšre, as-tu dĂ©jĂ regardĂ© derriĂšre ce que montre un peuple ? As-tu dĂ©jĂ reconnu la misĂšre, la terre, le ciel et le voisin qui se cache derriĂšre sa face visible ? Alors tu as sans doute devinĂ© la loi de ses dĂ©passements. Et la raison pour laquelle il grimpe, barreau aprĂšs barreau, sur lâĂ©chelle qui le conduit vers son espoir de puissance et de domination.
Tel est lâadage : « Tu dois toujours ĂȘtre le premier et dĂ©passer les autres : personne ne doit aimer ton Ăąme jalouse, sinon lâami » â voilĂ ce qui a fait trembler lâĂąme grecque : et voilĂ ce qui lui a permis de sâavancer sur le chemin de la grandeur. Sans concession. Jusquâau grand style.
« Dire la vĂ©ritĂ© et savoir bien manier arc et flĂšches » â ceci a semblĂ© Ă la fois cher et difficile au peuple dont provient mon nom : les Zoroastriens â nom qui mâest lui aussi cher et difficile. Comme il a fallu quâils surmontent la tendance au mensonge et Ă la paix, je dois quant Ă moi surmonter lâorigine Perse et historique de mon nom.
« Honorer pĂšre et mĂšre et se soumettre Ă leur volontĂ© jusque dans les racines de lâĂąme » : cette table du dĂ©passement, un autre peuple, juif, lâa suspendue au-dessus de lui. Et il est devenu grĂące Ă elle puissant et Ă©ternel, tellement les lois filiales ont fini par devenir chez lui une deuxiĂšme nature.
« Ătre fidĂšle et par fidĂ©litĂ© mettre jusquâĂ son honneur et son sang au service de choses mauvaises et dangereuses » : câest en sâenseignant ainsi quâun autre peuple, chrĂ©tien, sâest maĂźtrisĂ© lui-mĂȘme ; et en se dominant ainsi il sâest engrossĂ© et est devenu lourd de grands espoirs. Quitte Ă se fourvoyer.
En vĂ©ritĂ©, ce sont les hommes qui se sont donnĂ©s leur bien et leur mal. En vĂ©ritĂ©, ils ne lâont pas pris Ă dâautres, ils ne lâont pas trouvĂ© quelque part, il ne leur est pas arrivĂ© comme une voix tombĂ©e du ciel, comme une subite inspiration. Non, ses valeurs, chaque peuple se les est créées.
Pourquoi les hommes se sont-ils mis Ă valoriser les choses ? Pour se conserver. Câest pour leur propre sauvegarde quâils ont créé le sens des choses, quâils ont donnĂ© un sens humain aux phĂ©nomĂšnes ! Raison pour laquelle lâhomme sâappelle « Mensch », du latin mens, la mesure : il est lâĂ©valuateur.
Donner des valeurs aux choses, donner un sens aux phĂ©nomĂšnes, câest crĂ©er : entendez-le, vous autres crĂ©ateurs ! Les choses elles-mĂȘmes ne sont pas un trĂ©sor et un joyau. Seule leur Ă©valuation, leur interprĂ©tation fait dâelles un trĂ©sor et un joyau.
Les choses nâont de valeur que par lâĂ©valuation, lâinterprĂ©tation quâon en fait : sans Ă©valuation, sans interprĂ©tation, la noix de lâexistence est creuse. Entendez-le, vous autres crĂ©ateurs ! Si on ne valorise pas les phĂ©nomĂšnes, ils ne sont que des faits vides et sans valeurs.
Pour quâil y ait de nouvelles valeurs, il faut quâil y ait de nouveaux crĂ©ateurs. Nouveaux crĂ©ateurs qui doivent commencer par ĂȘtre des destructeurs : avant de pouvoir se mettre Ă crĂ©er de nouvelles tables, il faut en effet dâabord dĂ©truire les anciennes.
Jadis, les peuples Ă©taient des crĂ©ateurs. Ce nâest que plus tard que les individus ont pris la place des peuples. Lâindividu lui-mĂȘme en est Ă vrai dire encore la plus jeune des crĂ©ations du peuple : une certaine Ă©valuation, un certain jugement de valeur du peuple.
Fort de leur volontĂ© de puissance, les peuples ont donc commencĂ© par suspendre au-dessus dâeux une table du bien et du mal, des rĂšgles de conduite. Ensemble, lâamour qui veut dominer â volontĂ© de puissance sur les autres â et lâamour qui veut obĂ©ir â volontĂ© de puissance sur soi â se sont produits de telles tables, de tels guides de vie.
Oui, le plaisir du troupeau est plus vieux que le plaisir du Moi : les envies du peuple prĂ©cĂšdent celles des individus. Et aussi longtemps que la bonne conscience sâappelle troupeau, aussi longtemps que le plaisir du peuple est synonyme de bien, le Moi sera la proie de la mauvaise conscience. De cette maniĂšre, seul lâindividu, le Moi en marge du peuple a le sentiment de ne pas vivre comme il faut.
Mais on a beau croire, ce nâest pas le Moi intelligent, avisĂ©, magnanime mais sans amour, le Moi qui veut son avantage dans lâavantage de la plupart qui est Ă lâorigine du troupeau, Ă lâorigine de la croissance du peuple. Il est au contraire Ă lâorigine de sa perte, de son dĂ©clin.
Ce ne sont pas les ĂȘtres intelligents, magnanimes et sans amour, qui ont créé les valeurs des peuples. Les ĂȘtres crĂ©ateurs Ă lâorigine du bien et du mal ont toujours Ă©tĂ© des ĂȘtres amoureux, des ĂȘtres passionnĂ©s. Oui, le feu de lâamour et le feu de la colĂšre rougeoient dans tous les noms de vertus.
Zarathoustra a vu beaucoup de contrĂ©es et beaucoup de peuples : Zarathoustra nâa pas trouvĂ© plus grande puissance sur terre que les Ćuvres des ĂȘtres amoureux, des ĂȘtres passionnĂ©s. Or ces Ćuvres sâappellent « bien » et « mal » : elles sont les tables des valeurs morales suspendues au-dessus de chaque peuple.
En vĂ©ritĂ©, la puissance de la valorisation est monstrueuse. On ne sâimagine pas avec quelle force nos jugements de valeur, nos interprĂ©tations imprĂšgnent nos vies. Toutes les louanges et tous les blĂąmes de tous les peuples ont la force dâun monstre. Dâune bĂȘte effrayante, Ă mille tĂȘtes, extrĂȘmement difficile Ă maĂźtriser. Oui, on se trompe toujours dans les valorisations dâautrui. Quelles qualitĂ©s il faut possĂ©der pour ne pas plaquer ses valeurs, ses interprĂ©tations, ses catĂ©gories sur les affaires des autres ! Dites-moi, mes frĂšres, qui dâentre vous est capable de me maĂźtriser, de me dompter ce monstre ? Dites-moi, mes frĂšres, qui dâentre vous arrive Ă lancer une corde par-dessus les mille nuques de cet animal ? Qui dâentre vous est en mesure de maĂźtriser les mille et un buts moraux qui guident tous les peuples ?
Il y a jusquâici eu mille buts, car il y a eu mille peuples. Mais le lien des milles nuques manque encore. Le but unique manque encore. LâhumanitĂ© nâas pas encore de but, de but partageable par tous, rassemblant les efforts de chacun.
Mais dites-moi donc, mes frĂšres : si lâhumanitĂ© nâa pas encore trouvĂ© son but, nâest-ce pas lâhumanitĂ© comme telle qui manque encore ?
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Zarathoustra a vu beaucoup de contrĂ©es et beaucoup de peuples : il a ainsi dĂ©couvert le bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathoustra nâa pas trouvĂ© puissance plus grande sur terre que le bien et le mal.
Aucun peuple ne pourrait vivre sâil nâa pas dâabord Ă©valué ; mais sâil veut se conserver, il ne faut pas quâil Ă©value comme Ă©value son voisin.
Beaucoup de choses que ce peuple a trouvĂ© bonnes ont semblĂ© Ă un autre plaisanterie et ignominie : câest ainsi quâil mâa semblĂ©. Il y a beaucoup de choses que jâai vues appelĂ©es ici mauvaises et nettoyĂ©es lĂ de la pourpre des honneurs.
Jamais un voisin nâa compris lâautre : son Ăąme sâest toujours Ă©tonnĂ©e de la folie et mĂ©chancetĂ© du voisin.
Une table des biens est suspendue au-dessus de tout peuple. Regardez, câest sa table de ses dĂ©passements ; regardez, câest la voix de sa volontĂ© de puissance.
Louable est ce quâil trouve difficile ; ce qui est indispensable et difficile sâappelle bien ; et ce qui libĂšre de la plus extrĂȘme misĂšre, le rare, le plus difficile, â il le cĂ©lĂšbre comme sacrĂ©.
Ce qui, lĂ , fait quâil domine, soit victorieux et brillant, ce qui jette son voisin dans la frayeur et la jalousie : cela, il le considĂšre comme le haut, le premier, la mesure, le sens de toutes choses.
En vĂ©ritĂ©, mon frĂšre, as-tu dĂ©jĂ reconnu la misĂšre et la terre et le ciel et le voisin dâun peuple : alors tu as sans doute devinĂ© la loi de ses dĂ©passements, et pourquoi câest sur cette Ă©chelle quâil grimpe vers son espoir.
« Tu dois toujours ĂȘtre le premier et dĂ©passer les autres : personne ne doit aimer ton Ăąme jalouse, ne serait-ce sinon lâami » â ceci a fait trembler lâĂąme dâun Grec : il sâest par lĂ avancĂ© sur son chemin de la grandeur.
« Dire la vĂ©ritĂ© et savoir bien manier arc et flĂšches » â ceci a semblĂ© Ă la fois cher et difficile au peuple dont provient mon nom â le nom qui mâest en mĂȘme temps cher et difficile.
« Honorer pĂšre et mĂšre et se soumettre Ă leur volontĂ© jusque dans les racines de lâĂąme » : cette table du dĂ©passement, un autre peuple lâa suspendue au-dessus de lui et grĂące Ă elle est devenu puissant et Ă©ternel.
« Ătre fidĂšle et par fidĂ©litĂ© mettre aussi son honneur et son sang au service de choses mauvaises et dangereuses » : câest en sâenseignant ainsi quâun autre peuple sâest maĂźtrisĂ© lui-mĂȘme, et en se maĂźtrisant ainsi il sâest engrossĂ© et est devenu lourd de grands espoirs.
En vĂ©ritĂ©, les hommes se sont donnĂ©s tout leur bien et leur mal. En vĂ©ritĂ©, ils ne lâont pas pris, ils ne lâont pas trouvĂ©, il ne leur est pas arrivĂ© comme une voix tombĂ©e du ciel.
Lâhomme nâa donnĂ© de valeurs aux choses que pour se conserver, â il a alors créé le sens des choses, un sens humain ! Câest pourquoi il sâappelle « homme », câest-Ă -dire : lâĂ©valuateur.
Evaluer, câest crĂ©er : entendez-le, vous autres crĂ©ateurs ! LâĂ©valuation elle-mĂȘme est le trĂ©sor et joyau de toutes les choses Ă©valuĂ©es.
Ce nâest que par lâĂ©valuation quâil y a de la valeur : et sans Ă©valuation, la noix de lâexistence serait creuse. Entendez-le, vous autres crĂ©ateurs !
Le changement des valeurs, â câest le changement des crĂ©ateurs. Celui qui doit ĂȘtre un crĂ©ateur toujours dĂ©truit.
Les crĂ©ateurs Ă©taient dâabord des peuples, et plus tard seulement des individus ; en vĂ©ritĂ©, lâindividu lui-mĂȘme est encore la plus jeune crĂ©ation.
Les peuples ont dâabord suspendu une table du bien au-dessus dâeux. Lâamour qui veut dominer et lâamour qui veut obĂ©ir se sont produits, ensemble, de telles tables.
Le plaisir du troupeau est plus vieux que le plaisir du Moi : et aussi longtemps que la bonne conscience sâappelle troupeau, il nây a que la mauvaise conscience qui dit : Moi.
En vĂ©ritĂ©, le Moi avisĂ©, sans amour, qui veut son avantage dans lâavantage de la plupart : ce nâest pas lâorigine du troupeau, mais son dĂ©clin.
Ce sont toujours des ĂȘtres amoureux et crĂ©ateurs qui ont créé le bien et le mal. Le feu de lâamour rougeoie dans tous les noms de vertus, et le feu de la colĂšre.
Zarathoustra a vu beaucoup de contrĂ©es et beaucoup de peuples : Zarathoustra nâa pas trouvĂ© plus grande puissance sur terre que les Ćuvres de ceux qui aiment : « bien » et « mal » est leur nom.
En vérité, la puissance de ces louanges et blùmes est un monstre. Dites, qui me le maßtrise, vous autres frÚres ? Dites, qui lance à cet animal le lien par-dessus les mille nuques ?
Il y a jusquâici eu mille buts, car il y a eu mille peuples. Mais le lien des milles nuques manque encore, il manque le but unique. LâhumanitĂ© nâas pas encore de but.
Mais dites-moi donc, mes frĂšres : si lâhumanitĂ© nâa pas encore de but, ne manque-t-il pas aussi â lâhumanitĂ© elle-mĂȘme ? â
Parole de Zarathoustra.
***
Il sâagit lĂ de la suite de la retraduction commentĂ©e et littĂ©rale du Zarathoustra de Nietzsche. QuinziĂšme chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« PremiĂšre partie »). Les prĂ©cĂ©dents se trouvent ici.
Mille et une questions, ou presqueâŠ
Au fond, pour le peuple crĂ©ateur il est peine perdue d’essayer de comprendre, copier ou partager les valeurs de son voisin. Sa volontĂ© de puissance, reflet de son Ă©volution et dĂ©passement, tend Ă la maĂźtrise, Ă la domination de l’autre : c’est ce qu’on observe actuellement avec l’Ă©largissement au monde entier des valeurs occidentales, qui s’imposent et Ă©crabouillent. Difficile de comprendre toutefois dans quelle mesure les valeurs occidentales « retracent son dĂ©passement »? Peut-on dire par exemple que le bonheur suprĂȘme des chrĂ©tiens, le paradis, reprĂ©sente un dĂ©passement de la vie ici bas, du christianisme mĂȘme? Et en quoi le paradis, pour les chrĂ©tiens, exprime-t-il leur plus grande volontĂ© de puissance, leur permettant de mieux dominer?
Lâindividu crĂ©ateur, lui-mĂȘme crĂ©ation du peuple Ă partir de son jugement de valeur : est-ce parce que les valeurs du peuple sont trop Ă©levĂ©es quâil a constamment mauvaise conscience parce quâil ne peut les atteindre ? Pour lui aussi, le plaisir nâest-il pas toujours synonyme de bien ? Comment peut-il se dĂ©tacher, ĂȘtre en marge du peuple, alors quâil en est le fruit ?
Quel sens peut-on donner Ă lâamour qui porte les crĂ©ateurs du bien et du mal ? Amour de lâhumain, parce que sâil nây a pas de valeurs, il va Ă sa perte ?
Le peuple nâest pas en mesure de maĂźtriser les diverses valeurs, quel quâen soit le nombre, sans imposer les siennes aux autres. Ainsi, le risque nâest-il pas dâarriver Ă un but commun, si les 1000 peuples et leur buts ne persistent pas, sont englouti par une seule table de valeur? Pourquoi alors Zarathoustra recherche-t-il un but unique et le rend indispensable Ă l’humanitĂ©? Est-ce lĂ donc lâaffaire de lâindividu qui se dĂ©passe, le surhomme, qui peut maĂźtriser, en respectant et sans imposer ?
Mille et une questions pour un but: comprendre. Texte visiblement difficile, voire trĂšs difficile. Comment rĂ©pondre? J’ai finalement choisi l’option, trop scolaire Ă mon goĂ»t, de reprendre chacune des remarques ou questions dans l’ordre et de pointer ce qui ne collait pas. Pour essayer de mettre un peu de lumiĂšre lĂ -dedans. Tant bien que mal.
– Chaque peuple est crĂ©ateur
– La volontĂ© de puissance tend Ă la maĂźtrise DE SOI et de l’autre.
– La comprĂ©hension de l’autre est en effet difficile pour les peuples, Ă©tant donnĂ© qu’ils se sont « construits » en dĂ©marcation les uns des autres.
– A l’origine des peuples, il y a des Ă©valuations de valeurs. Autrement dit: chaque peuple a, au dĂ©but, Ă©valuĂ© les choses. Il s’est par lĂ dĂ©passĂ© lui-mĂȘme et a dĂ©passĂ© les autres.
– Le monde occidental est marquĂ© par quantitĂ© de peuples qui se sont « retrouvĂ©s » dans certaines valeurs (dites occidentales: valeurs judĂ©o-platonico-aristotĂ©lo-chrĂ©tiennes).
– Bonheur suprĂȘme des chrĂ©tiens comme dĂ©passement de l’ici-bas? Oui: mais est-ce vraiment la question…
– C’est dans l’idĂ©e (en gĂ©nĂ©ral, pas seulement de paradis d’ailleurs) que l’Occident trouve sa plus grande volontĂ© de puissance: maĂźtrise de soi et des autres. A des fins idĂ©ales.
– Individu crĂ©ateur. Zarathoustra dit que l’individu est une crĂ©ation du peuple crĂ©ateur (il pense d’ailleurs sĂ»rement Ă l’Occident, oĂč l’individualitĂ© prime). Mais il ne dit pas que l’individu créé par le peuple est lui-mĂȘme crĂ©ateur. Il insinue plutĂŽt le contraire.
– Question mauvaise conscience: bien que le Moi (= l’individu) prime, ce sont toujours les valeurs du peuple qui triomphent. Raison pour laquelle le Moi, en suivant ses propres plaisir (et non ceux du peuple) se sentira-t-il mal vu et aura mauvaise conscience, sentiment de ne pas vivre comme il devrait.
– Le plaisir du Moi ne peut ĂȘtre synonyme de bien que s’il correspond au plaisir du peuple (et donc aux valeurs Ă©tablies). Si son plaisir s’en distingue, il se sentira en marge et aura donc mauvaise conscience (bis). Pour que ce ne soit pas le cas, le Moi doit lui-mĂȘme ĂȘtre crĂ©ateur, ce qu’il n’est pas.
– L’individu apparaĂźt non seulement comme le fruit (une crĂ©ation) du peuple (occidental), mais encore comme une excroissance (pour ainsi dire malade) de ce dernier. En crĂ©ant l’individu, le peuple a créé la possibilitĂ© pour l’homme de se dĂ©tacher du peuple: de chercher son propre plaisir – qui finit par le faire sombrer dans la mauvaise conscience.
– L’amour des crĂ©ateurs: amour passionnĂ© qui se distingue de l’absence d’amour des individus intelligents. L’amour du crĂ©ateur, Ă l’origine des valeurs du peuple, est un amour pour la vie, pour le monde, pour le peuple – non pour l’humanitĂ© toute entiĂšre. Le crĂ©ateur est pris de passion, portĂ© par des forces (amoureuses) qui le dĂ©passent.
– Le peuple ne fait qu’une chose: suivre les valeurs Ă©tablies. PersuadĂ© que les siennes sont les meilleures, l’Occident s’est mis Ă les imposer Ă travers le monde. Mais ce ne sont pas les valeurs du monde, mais les valeurs occidentales.
– Ce que cherche somme toute Zarathoustra, ce sont des individus crĂ©ateurs de nouvelles valeurs, cette fois pour l’humanitĂ© entiĂšre: des valeurs mondiales qui font tenir ensemble (et qui n’Ă©crasent pas) toutes les valeurs du peuple.
– En gros, ce qu’il propose, c’est un cosmopolitisme phusique (crĂ©ation de nouvelles valeurs de la part d’un Moi capable de rassembler tous les peuples sous une nouvelle idĂ©e d’humanitĂ© – en chemin vers le surhomme) en rĂ©ponse Ă la mondialisation occidentale (imposition des valeurs d’un peuple outrecuidant, guidĂ© par l’idĂ©e de l’homme comme ĂȘtre rationnel, sur tous les autres)…
Peut-il/doit-il vraiment y avoir une humanité avec un but qui rassemble tout le monde?
Je vois mal comment des peuples qui valorisent des choses totalement diffĂ©rentes peuvent rĂ©ussir une synthĂšse, si ce n’est en faisant des compromis ou en choisissant arbitrairement un modĂšle. Ce qui ne parait pas aller vers le surhomme.
Le fait qu’il y ait plein d’humanitĂ©s n’est il pas le garant que cette humanitĂ© existe, le meilleure moyen pour elle de survivre?
L’idĂ©e de passer une corde autour des nuques de cet immense monstre est de maĂźtriser le chaos pour avancer vers le surhomme?
Mais si c’est le cas il y a tellement de maniĂšre de se tromper, de mal comprendre, ça semble impossible…
Zarathoustra ne dirait par le contraire: les peuples eux-mĂȘmes sont bien incapables de rĂ©ussir Ă crĂ©er une synthĂšse. D’ailleurs, une fois que le peuple a créé ses valeurs, il se met en veille: utilise les valeurs qu’il a créées. Non sans chercher Ă les imposer au-delĂ de ses frontiĂšres.
Tel est bien ce qui se passe avec nos valeurs: créées qu’elles ont Ă©tĂ© il y a des centaines d’annĂ©es, elle ne sont nullement remises en cause, et par suite continuent Ă nous guider. Et ne cessent en mĂȘme temps de chercher Ă s’imposer partout. Elles renvoient d’ailleurs une telle image, toute de brillance (faite de bontĂ©, de beautĂ©, de vĂ©ritĂ©, de libertĂ©, d’efficacitĂ©, de confort) que les peuples eux-mĂȘmes se mettent Ă se dĂ©barrasser de leurs valeurs au profit des nĂŽtres (Tunisie, Egypte, et ce n’est pas fini…).
Le problĂšme, avec nos valeurs, dirait Nietzsche, c’est que, aussi brillantes et parfaites qu’elles paraissent, elles sont somme toute vides, vides de sens: le fruit d’idĂ©es purement intellectuelles, complĂštement abstraites, finalement dĂ©tachĂ©e de toute de vie: idĂ©es mĂ©ta-physiques, sans rapport avec la vie ici et maintenant.
Aussi, plaquĂ© qu’il est sur tout ce qui bouge et vit, notre modĂšle idĂ©al (dĂ©mocratique, humaniste, Ă©galitariste, droit-de-l’hommiste, scientifique, technique, etc.) est toujours de nouveau – oui, toujours de nouveau – contraint de faire des compromis. Des compromis monstres.
Loin de ce modĂšle, ce que Zarathoustra cherche (Ă promouvoir) est l’individu crĂ©ateur capable de donner – par la crĂ©ation de nouvelles valeurs, de nouvelles tables du bien et du mal – Ă l’humanitĂ© dans son ensemble son but: but qui est bel et bien le surhomme.
Alors que ce sont les valeurs de l’homme occidental dĂ©fini comme « ĂȘtre vivant douĂ© de raison » (guidĂ© par l’idĂ©al) qui triomphent partout et Ă©crasent au passage toutes les diffĂ©rences; Nietzsche souhaite l’apparition d’un individu capable de crĂ©er des valeurs nouvelles qui conduisent l’homme, non pas vers l’idĂ©al (qui n’est finalement qu’un dangereux fantasme de l’esprit rationnel: une erreur, un mensonge), mais vers le surhomme.
La tĂąche de cet individu crĂ©ateur serait de façonner des valeurs non pas pour son propre peuple, mais pour tous les peuples, pour le monde entier: valeurs qui correspondent Ă tous les hommes, quels qu’ils soient, d’oĂč qu’ils viennent. C’est en ce sens qu’il faut comprendre qu’il sera en mesure de lier ensemble les mille nuques des mille peuples. Pour ce faire, il ne partira Ă©videmment pas de la dĂ©finition de l’homme en termes d' »ĂȘtre vivant douĂ© de raison », mais sans doute de quelque chose comme d’une expĂ©rience… phusique de tout phĂ©nomĂšne.
Les perspectives et les enjeux sont immenses! Et la discussion trĂšs stimulante!
PremiĂšre mesure Ă prendre:
faire remplacer Google par « www.phusis.ch ». Le problĂšme (qui n’en est pas un) serait ensuite de traduire l’entier du site dans toutes les langues qui existent. En fait non, mĂȘme pas: juste en espĂ©ranto (et en anglais pour les fĂącheux).
TrĂšs stimulant effectivement.
Les nouvelles valeurs créées par lâindividu (capable de crĂ©ation) seraient donc une sorte de lien entre les hommes, entre les peuples, tous les peuples. Elles rassemblent tous les hommes, les guident au surhomme, tout en prĂ©servant les valeurs des peuples de chacun. Mais comment ces valeurs nouvelles peuvent-elles, pour prĂ©server toutes celles de tous les peuples, ne pas interfĂ©rer avec ces derniĂšres au risque de les Ă©touffer et les faire disparaĂźtre ? Elles doivent se crĂ©er sur un plan nouveau, lier les nuques mais ne pas les serrer pour ne pas les briser, ne pas les dĂ©tuire ?
Par exemple, de nouvelles valeurs, qui partent de lâhomme comme « expĂ©rience phusique », peuvent-elles vraiment faire le lien entre les peuples, en respectant et prĂ©servant les valeurs de chacun : c’est-Ă -dire en prĂ©servant Ă©galement, par exemple, celles du peuple occidental et sa dĂ©finition de lâhomme comme « ĂȘtre douĂ© de raison » ?
Nietzsche n’inclue-t-il pas la destruction dans la crĂ©ation? « ⊠avant de pouvoir se mettre Ă crĂ©er de nouvelles tables, il faut en effet dâabord dĂ©truire les anciennes ». Alors, dĂ©truire les anciennes valeurs (considĂ©rer les valeurs de tous les peuples comme anciennes?), ou lier tous les peuples en respectant leurs diffĂ©rentes valeurs ?
Et si le surhomme Ă©tait un idĂ©alâŠ
Bonne nouvelle: les trop scolaires reprise et pointage des problÚmes ont porté leur fruits. La discussion devient toujours plus excitante.
Oui, c’est vrai: toute crĂ©ation implique une destruction. Aussi pour ce qui est des valeurs. Pour pouvoir crĂ©er de nouvelles valeurs, l’individu crĂ©ateur de valeurs doit d’abord dĂ©truire les anciennes. Comme le chameau doit devenir lion pour finalement se faire enfant. Mais attention: cette action de destruction en vue de la production ne se fait pas d’emblĂ©e Ă Ă©chelle mondiale, mais d’abord uniquement personnelle: la destruction des valeurs ne concerne en premier lieu que le crĂ©ateur lui-mĂȘme.
GuidĂ© qu’il est pas le cheminement vers le surhomme – ouvert qu’il est Ă l’expĂ©rience du monde comme phusis, disons-nous -, les nouvelles valeurs créées feront alors inĂ©vitablement Ă©cho aux valeurs des divers peuples – pour autant qu’on puisse encore, aujourd’hui, Ă l’Ăšre de la mondialisation de nos valeurs, parler de divers peuples.
Chacun devra en somme dĂ©passer ses propres valeurs au profit des nouvelles, plus englobantes, plus ouverte, plus vraies, pour ne pas dire encore une fois… phusiques.
Bien sĂ»r que le dĂ©passement des vieilles valeurs au profit des nouvelles ne va pas aller sans remises en question et sans destructions. Mais tout porte Ă croire que les nouvelles valeurs vont finalement s’imposer d’elles-mĂȘmes. Pourquoi? Parce que tout le monde reconnaĂźtra qu’elles sont meilleures.
Nouvel idĂ©alisme? Oui, mais tragique: ce ne sera plus la vie en sa bontĂ©, beautĂ© et vĂ©ritĂ© (vie mĂ©taphysique, abstraite, finalement parfaite, paradisiaque telle que l’a conçue l’animal douĂ© de raison) qui guidera l’homme, mais la vie en ce qu’elle a trait au bouc (tragos, compagnon de Dionysos), la vie en le va-et-vient incessant des phĂ©nomĂšnes (vie phusique, sensible comme union de ce que notre raison nous fait voir comme des contraires mais qui ne sont Ă vrai dire que deux faces extrĂȘmes du mĂȘme).
Ainsi l’humanitĂ© aura trouvĂ© son but: permettre Ă l’homme de se dĂ©passer lui-mĂȘme en direction du surhomme.
Je ne suis pas sĂ»r de saisir pleinement la signification du mot « surhomme »: s’agit-il de la « version » de l’homme portĂ© par ces nouvelles valeurs (j’aurais pu Ă©crire « ses »…pour autant qu’il se les soit appropriĂ©es)?
Hem hem hem: le surhomme a depuis longtemps été défini par Zarathoustra (cf. le prologue).
Il s’agit de l’homme de l’avenir: de l’homme qui dĂ©passe l’homme tel qu’il est (devenu). L’homme ne doit plus ĂȘtre compris en termes d’animal douĂ© de raison (dĂ©finition traditionnelle), mais en termes de pont en direction du surhomme (nouvelle dĂ©finition).
Comme l’homme traditionnel a dĂ©passĂ© le simple animal qu’il a d’abord et avant tout Ă©tĂ©, il doit maintenant se dĂ©passer en direction du surhomme. De maniĂšre d’autant plus urgente que son prĂ©cĂ©dent dĂ©passement est en train de le conduire Ă dĂ©gĂ©nĂ©rer en une affreuse espĂšce de singe imitateur, consommateur, jouisseur et utilisateur de machines…