EN REGARDANT VIVRE ET MOURIR LES GENS, on se rend compte que la majoritĂ© dâentre eux meurt trop tard, et quâil nây a que quelques rares personnes qui meurent au contraire trop tĂŽt. Lâenseignement qui dit « Meurs au bon moment ! » nâest visiblement pas encore entrĂ© dans les mĆurs. Il apparaĂźt encore Ă©trange.
Or tel est justement lâenseignement de Zarathoustra : il apprend Ă mourir ni trop tard, ni trop tĂŽt, mais au bon moment. Juste quand il faut.
Bien sĂ»r, pour mourir au bon moment, il faut aussi savoir vivre au bon moment. Comment celui qui passe Ă cĂŽtĂ© de sa vie pourrait-il ne pas passer Ă©galement Ă cĂŽtĂ© de sa mort ? Le conseil que je donne aux gens de trop, aux superflus, leur est malheureusement inatteignable : ne pas ĂȘtre né ! Comme dit une vieille sagesse grecque : « Le bien suprĂȘme ? Il tâest absolument inaccessible : câest de ne pas ĂȘtre nĂ©, ne pas ĂȘtre, nâĂȘtre rien. En revanche, le second des biens est pour toi â mourir sous peu. »
Mais mĂȘme les superflus font grand cas de leur mort : ils en ont peur, la repoussent tant quâils peuvent. MĂȘme le plus superflu des superflus sâaccroche dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă la vie. MĂȘme la plus creuse des noix veut encore ĂȘtre cassĂ©e : lâexpĂ©rience du vide lui-mĂȘme est pour la plupart prĂ©fĂ©rable Ă la mort.
Tout le monde fait grand cas de la mort, mais personne nâen fait encore une fĂȘte. Alors que la mort devrait ĂȘtre une cĂ©lĂ©bration festive : celle du retour Ă la terre, de la fusion avec le fond de la vie.
Je vous enseigne une nouvelle expĂ©rience de la mort, loin de votre vision Ă©goĂŻste, individualiste, chrĂ©tienne. LâexpĂ©rience de la mort comme accomplissement de la vie, comme point dâorgue de la vie, et en mĂȘme temps aiguillon et promesse pour les vivants.
Oui, celui qui sâaccomplit dans la mort, qui parachĂšve lâĆuvre quâest sa vie en mourant, vit et meurt sa vie et sa mort en vainqueur. Ayant vĂ©cu comme il faut, ayant sa vie durant cheminĂ© vers son but â le dĂ©passement de soi, et par suite de lâhomme en direction du surhomme â, il meurt forcĂ©ment entourĂ© dâĂȘtres qui espĂšrent avec lui et font avec lui des promesses Ă la vie â et Ă la mort.
Câest ainsi quâon devrait apprendre Ă mourir. Au bon moment. Et il ne devrait finalement pas exister de fĂȘte, de cĂ©lĂ©bration sans un tel mourant qui consacre les serments faits par les vivants Ă la vie â et Ă la mort ! Oui, la mort devrait ĂȘtre prĂ©sente dans toutes les fĂȘtes, comme partie intĂ©grante de la vie, comme signe et guide de vie.
Mourir ainsi, en accomplissant sa vie, tel est ce quâil y a de mieux. La deuxiĂšme meilleure maniĂšre de mourir est de mourir au combat, en gaspillant sa grande Ăąme. La vie nâest pas comme on le voudrait un long fleuve tranquille, mais une lutte de tous les instants, non seulement pour la survie, mais pour le dĂ©passement de soi-mĂȘme. Les grandes Ăąmes le savent : guidĂ©es quâelles sont par des forces surhumaines, elles ne lĂ©sinent pas sur les moyens pour parvenir Ă se surmonter toujours et encore : les voilĂ donc qui dilapident la surabondance qui leur est propre â et prĂ©cisĂ©ment les pousse Ă se dĂ©passer toujours elles-mĂȘmes.
Mais sachez que votre mort grimaçante, ricaneuse, Ă vous autres superflus, sachez que le combattant et le vainqueur la haĂŻssent. Oui, ils dĂ©testent cette mort dont vous ne voulez pas, que vous craignez, que vous fuyez, que vous repoussez sans cesse, et qui finit malgrĂ© tout par se glisser en vous comme un voleur â et vous prendre en maĂźtre.
Au contraire de cette vision de la vie et de la mort, je vous fais lâĂ©loge de mon expĂ©rience de la vie et de la mort : de la mort libre qui me vient parce que je veux quâelle vienne, de la mort libre que je me donne Ă moi-mĂȘme.
Et quand est-ce que je vais vouloir me la donner ? â Quiconque est guidĂ© par un but et possĂšde un hĂ©ritage a pour but et hĂ©ritage la mort au bon moment. En vivant comme il faut, en expĂ©rimentant la vie en ce quâelle est, en sâefforçant jour aprĂšs jour Ă se dĂ©passer soi-mĂȘme et en partageant cette volontĂ© avec autrui, on vise Ă mourir au moment oĂč nous avons tout donnĂ©, oĂč nos forces ne nous permettent plus dâavancer. Nous voilĂ donc prĂȘts Ă laisser notre but en hĂ©ritage.
Oui, par respect pour notre but et héritage, on ne va plus suspendre de couronnes sÚches au sanctuaire de la vie. Contrairement à ce que font les superflus, on ne va pas prolonger indéfiniment, inutilement, vainement sa vie si celle-ci est en déclin.
En vérité, je ne veux pas ressembler aux tourneurs de cordes qui, pour étirer leur fil en longueur, sont contraints de marcher à reculons. Il ne faut pas confondre qualité et quantité.
Il y a un Ăąge pour tout. Un Ăąge pour vivre. Un Ăąge pour mourir. Il y en a plus dâun qui devient trop vieux pour ses vĂ©ritĂ©s et ses victoires. Oui, mĂȘme ses vĂ©ritĂ©s et ses victoires sâinscrivent dans un temps donnĂ©, limitĂ©. Elles ne sont crĂ©dibles que quand elles sont bien incarnĂ©es. Quel droit une bouche Ă©dentĂ©e a-t-elle par exemple de profĂ©rer des vĂ©ritĂ©s qui exigent des dents solides?
Quiconque veut avoir du succĂšs, ĂȘtre bien vu, faire honneur Ă la vie, doit se dĂ©faire Ă temps de sa gloire : ne pas sây accrocher alors que ses forces dĂ©clinent, alors quâon nâa plus le niveau. Il faut exercer lâart difficile de sâen aller au bon moment.
Pour que ce bon moment ne vienne pas trop vite, il faut arrĂȘter de se laisser manger quand on a le meilleur goĂ»t. Sinon on a vite fait dâĂȘtre complĂštement dĂ©vorĂ©. Cela, ceux qui veulent ĂȘtre aimĂ©s longtemps le savent : ils ne se donnent jamais tout entier, mĂȘme quand ils sont au meilleur de leur forme. Toujours, en mĂȘme temps quâils se donnent, ils se retirent.
Bien sĂ»r quâil existe des pommes acides, dont le destin veut quâelles attendent de mĂ»rir jusquâau dernier jour de lâautomne. Aussi sâadoucissent-elles trĂšs lentement : et voilĂ quâelles deviennent en mĂȘme temps mĂ»res, jaunes et fripĂ©es.
Chez les uns câest le cĆur qui vieillit dâabord, chez les autres câest lâesprit. Et certains sont dĂ©jĂ vieux dans leur jeunesse. Mais sachez que le fait dâĂȘtre jeune sur le tard, ou de devenir jeune sur le tard, permet dâĂȘtre jeune longtemps. Sinon, on a tĂŽt fait de vieillir : et les choses ont tĂŽt fait de durcir, de se figer, ou de pourrir.
Il y en a plus dâun qui rate sa vie, rongĂ© quâil est par un ver venimeux qui lui dĂ©vore sans arrĂȘt le cĆur : insatisfaction, mĂ©lancolie, peur, etc. Voici mon conseil : si sa vie est dĂ©jĂ un Ă©chec, quâil veille Ă ce quâil rĂ©ussisse au moins sa mort. Bref : quâil disparaisse rapidement.
Alors quâil y a des pommes et des gens acides, qui ne mĂ»rissent que sur le tard, en automne, il y a des gens qui ne mĂ»rissent jamais, qui ne deviennent jamais doux, tendres, suaves : des gens qui pourrissent avant lâheure, dĂšs lâĂ©tĂ©. Alors quâils feraient mieux dâen finir au plus vite, quelque chose les retient Ă leur branche : la lĂąchetĂ©. Ils ont peur de tomber. Peur de la mort.
Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, il y a beaucoup trop de gens qui vivent. Beaucoup trop de gens qui sâaccrochent beaucoup trop longtemps Ă leurs branches. Pourvu que vienne une grosse tempĂȘte qui secoue lâarbre et fasse tomber tous les fruits pourris et dĂ©vorĂ©s de vers !
Pourvu quâapparaissent des prĂ©dicateurs de la mort rapide, qui viennent convaincre que la mort est bien souvent prĂ©fĂ©rable Ă la vie ! Ils feraient office de justes tempĂȘtes et secoueurs des arbres de la vie ! Ils dĂ©barrasseraient la vie de ses fruits pourris et dĂ©vorĂ©s de vers. Mais, autour de moi, je nâentends prĂȘcher que la mort lente et la patience envers tout le « terrestre » : tu verras, ça ira mieux demain, lâespoir fait vivre, tout ça en vaut la peine, tu seras rĂ©compensĂ© plus tard, dans « lâau-delà  », etc. PrĂ©dication chrĂ©tienne.
Ah, vous prĂȘchez vous aussi, bien que non chrĂ©tiens, la patience envers le terrestre ? DĂ©trompez-vous : Ă voir comment vous vivez, câest ce terrestre qui a trop de patience Ă votre Ă©gard, vous autres mauvaises langues, vous autres imposteurs : vous vous mentez Ă vous-mĂȘmes !
En vĂ©ritĂ©, le fondateur de notre vision du monde, lâHĂ©breu honorĂ© par les prĂ©dicateurs de la mort, JĂ©sus, est mort trop tĂŽt. Lâimage quâon sâen est fait est erronĂ©e. Oui, pour beaucoup, il leur a Ă©tĂ© fatal quâil soit mort trop tĂŽt : les voilĂ qui se trompent du tout au tout.
Lorsquâil est mort, JĂ©sus nâavait connu que ses propres larmes et sa propre mĂ©lancolie â et bien sĂ»r la haine des prĂ©tendus bons et justes Ă son Ă©gard. Et voilĂ quâil a Ă©tĂ© submergĂ© par la nostalgie dâun monde meilleur ; et voilĂ que le dĂ©sir lâa poussĂ© dans la mort. Trop tĂŽt.
Si seulement il Ă©tait restĂ© plus longtemps dans le dĂ©sert ! Si seulement il Ă©tait restĂ© plus longtemps loin des prĂ©tendus bons et justes ! Les choses se seraient sans doute passĂ©es tout autrement. Oui, peut-ĂȘtre quâil aurait Ă la longue mĂȘme appris Ă expĂ©rimenter et aimer la terre telle quâelle est, en son va-et-vient tragique. Et peut-ĂȘtre quâau lieu de rester toujours sĂ©rieux, il aurait avec cela mĂȘme appris le rire ! Peut-ĂȘtre quâil se serait mis Ă dire oui au tragi-comique de lâexistence. Peut-ĂȘtre !
Croyez-le moi, mes frĂšres : JĂ©sus est mort trop tĂŽt ! Sâil avait atteint mon Ăąge, il se serait rendu compte de son fourvoiement ; il aurait fini par dĂ©savouer lui-mĂȘme ses enseignements ! Oui, il Ă©tait suffisamment noble pour cela ; suffisamment noble pour avouer son erreur et se dĂ©savouer !
Mais il est mort alors quâil nâĂ©tait pas encore mĂ»r. Il a aimĂ© et dĂ©testĂ© les hommes et la terre en jeune homme immature. Son Ăąme et ses ailes de lâesprit Ă©taient encore ligotĂ©es et lourdes. Il nâavait pas encore les moyens de prendre de la hauteur, de danser, de sâenvoler.
Vous le savez : dans lâhomme, il y a plus dâenfant â et donc plus de naĂŻvetĂ©, dâinnocence â que dans le jeune homme. Et moins de mĂ©lancolie aussi. Oui, lâhomme sây connaĂźt mieux question vie et mort que le jeune homme. Et JĂ©sus nâa jamais atteint le stade dâhomme. Il est mort jeune homme, alors quâil Ă©tait encore en train de mĂ»rir.
Soyez libres de mourir et libres dans la mort, tel est mon enseignement. La mort ne doit pas ĂȘtre un fardeau. Et vous ne devez pas la craindre. Comme la vie, il sâagit de la vivre, de lâaimer, de lâaffirmer. Il sâagit de lâĂ©prouver comme faisant partie intĂ©grante de la vie. AprĂšs avoir dit oui Ă la vie, aprĂšs avoir Ă©tĂ© un saint affirmateur de la vie, il faut, quand il nâest plus lâheure de dire oui, savoir dire non, se faire saint nĂ©gateur. VoilĂ ce que dit celui qui sây connaĂźt en matiĂšre de vie â et de mort.
Que votre mort ne soit pas un blasphĂšme contre lâhomme et la terre, mes amis : voilĂ ce que je me souhaite du miel â la partie la plus sucrĂ©e, la plus mĂ»re â de votre Ăąme. Mettez tout en Ćuvre pour que votre mort ne fasse pas honte Ă la vie !
Votre esprit et vertu doit continuer Ă luire le jour de votre mort. Telle une rougeur du soir autour de la terre, votre sagesse et votre morale doivent honorer la vie. Et si ce nâest pas le cas, si votre esprit et votre vertu sont dĂ©jĂ Ă©teints le jour de votre mort, câest que vous aurez manquĂ© votre mort â et par consĂ©quent aussi votre vie.
Câest ainsi que je veux moi-mĂȘme mourir : pour que vous autres amis aimiez davantage la terre grĂące Ă moi. Et je veux de nouveau devenir terre, celle que je trouve en moi-mĂȘme dans le calme, celle qui mâa enfantĂ©.
En vĂ©ritĂ©, Zarathoustra avait un but, le surhomme : il a lancĂ© sa balle dans sa direction. Et vous voilĂ , maintenant, vous autres mes amis, les hĂ©ritiers de mon but : câest Ă vous que je lance ma balle en or. A vous de la rattraper.
Et ce que jâaime par-dessus tout, mes amis, vous le savez, ce nâest pas vous voir la rattraper, la balle en or, mais vous voir la lancer Ă votre tour ! Câest pour cela que je mâattarde encore un peu sur terre : pour vous voir lancez au loin la balle dorĂ©e. Veuillez me le pardonner !
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Beaucoup de gens meurent trop tard, et quelques uns meurent trop tĂŽt. Lâenseignement qui dit « Meurt au bon moment ! » sonne encore Ă©trangement.
Meurs au bon moment ; tel est lâenseignement de Zarathoustra.
Bien sĂ»r, celui qui ne vit jamais au bon moment, comment pourrait-il jamais mourir au bon moment ? Si seulement il nâĂ©tait jamais né ! â Tel est ce que je conseille aux superflus.
Mais les superflus font eux aussi grand cas de leur mort, et mĂȘme la plus creuse des noix veut encore ĂȘtre cassĂ©e.
Tous font grand cas de la mort : mais la mort nâest pas encore une fĂȘte. Les hommes nâont pas encore appris comment on cĂ©lĂšbre les plus belles fĂȘtes.
Je vous montre la mort qui est accomplissement, qui devient aiguillon et promesse pour le vivant.
Celui qui sâaccomplit meurt sa mort, en vainqueur, entourĂ© dâĂȘtres qui espĂšrent et font des promesses.
Ainsi devrait-on apprendre Ă mourir ; et il ne devrait pas exister de fĂȘte sans un tel mourant qui consacre les serments des vivants !
Mourir ainsi est le meilleur ; ce qui vient en deuxiÚme est par contre : mourir au combat et gaspiller une grande ùme.
Mais votre mort ricaneuse est haĂŻe du combattant comme du vainqueur, elle qui glisse vers vous comme un voleur â et qui arrive malgrĂ© tout en maĂźtre.
Je vous fais lâĂ©loge de ma mort, de la mort libre qui me vient parce que je veux.
Et quand est-ce que je vais vouloir ? â Quiconque a un but et un hĂ©ritage veut la mort au bon moment pour but et hĂ©ritage.
Et par respect pour le but et lâhĂ©ritage il ne va plus suspendre de couronnes sĂšches au sanctuaire de la vie.
En vĂ©ritĂ©, je ne veux pas ressembler aux tourneurs de cordes : ils Ă©tirent leur fil en longueur et, ce faisant, marchent eux-mĂȘmes toujours Ă reculons.
Il y en a plus dâun qui devient aussi trop vieux pour ses vĂ©ritĂ©s et victoires ; une bouche Ă©dentĂ©e nâa plus droit Ă chaque vĂ©ritĂ©.
Et quiconque veut avoir du succĂšs doit se dĂ©faire Ă temps de lâhonneur et exercer lâart difficile de sâen aller au bon moment.
On doit arrĂȘter de se laisser manger quand on a le meilleur goĂ»t : cela, ceux qui veulent ĂȘtre aimĂ©s longtemps le savent.
Bien sĂ»r quâil existe des pommes acides, dont le destin veut quâelles attendent jusquâau dernier jour de lâautomne : et en mĂȘme temps elles deviennent mĂ»res, jaunes et fripĂ©es.
Chez les uns câest le cĆur qui vieillit dâabord, chez les autres lâesprit. Et certains sont vieux dans leur jeunesse : mais ĂȘtre jeune tard permet dâĂȘtre jeune longtemps.
Il y en a plus dâun qui rate sa vie : un ver venimeux lui dĂ©vore le cĆur. Quâil veille Ă ce quâil rĂ©ussisse dâautant mieux la mort.
Il y en a plus dâun qui ne devient jamais suave, il pourrit dĂ©jĂ en Ă©tĂ©. Câest la lĂąchetĂ© qui le retient Ă sa branche.
Il y en a beaucoup trop qui vivent et ils sont suspendus beaucoup trop longtemps Ă leurs branches. Vienne une tempĂȘte qui secoue de lâarbre tout ce pourri et dĂ©vorĂ© de vers !
Viennent des prĂ©dicateurs de la mort rapide ! Ils mâapparaĂźtraient comme les justes tempĂȘtes et secoueurs des arbres de la vie ! Mais je nâentends prĂȘcher que la mort lente et la patience envers tout le « terrestre ».
Ah, vous prĂȘcher la patience envers le terrestre ? Câest ce terrestre qui a trop de patience Ă votre Ă©gard, vous autres mauvaises langues !
En vĂ©ritĂ©, cet HĂ©breu que les prĂ©dicateurs de la mort lente honorent est mort trop tĂŽt : et pour beaucoup, cela leur a Ă©tĂ© fatal quâil soit mort trop tĂŽt.
Il nâa connu que les larmes et la mĂ©lancolie de lâHĂ©breu, y compris la haine des bons et des justes, â lâHĂ©breu JĂ©sus : la nostalgie lâa alors submergĂ© dans la mort.
Sâil Ă©tait restĂ© dans le dĂ©sert et loin des bons et justes ! Peut-ĂȘtre quâil aurait appris Ă vivre et appris Ă aimer la terre â et le rire avec cela !
Croyez-le moi, mes frĂšres ! Il est mort trop tĂŽt : lui-mĂȘme aurait dĂ©savouĂ© ses enseignements sâil avait atteint mon Ăąge ! Il Ă©tait suffisamment noble pour se dĂ©savouer !
Mais il nâĂ©tait pas encore mĂ»r. Câest immature que le jeune homme aime, et câest immature aussi quâil dĂ©teste homme et terre. LâĂąme et les ailes de lâesprit sont chez lui encore ligotĂ©es et lourdes.
Mais dans lâhomme il y a plus dâenfant que dans le jeune homme, et moins de mĂ©lancolie : il sây connaĂźt mieux question mort et vie.
Libre de mourir et libre dans la mort, un saint nĂ©gateur quand il nâest plus lâheure de dire oui : ainsi sây connaĂźt-il question mort et vie.
Que votre mort ne soit pas un blasphĂšme contre lâhomme et la terre, mes amis : tel est ce que je me souhaite du miel de votre Ăąme.
Votre esprit et votre vertu doit encore luire dans votre mort, telle une rougeur du soir autour de la terre : ou alors vous aurez manqué votre mort.
Câest ainsi que je veux moi-mĂȘme mourir pour que vous autres amis aimiez davantage la terre Ă cause de moi ; et je veux de nouveau devenir terre, celle que jâai dans le calme, qui mâa enfantĂ©.
En vĂ©ritĂ©, Zarathoustra avait un but, il a lancĂ© sa balle : vous ĂȘtes maintenant, amis, les hĂ©ritiers de mon but, câest Ă vous que je lance ma balle en or.
Ce que jâaime par-dessus tout, mes amis, câest vous voir lancer la balle en or ! Câest pour cela que je mâattarde encore un peu sur terre : pardonnez-le moi !
Parole de Zarathoustra.
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Il sâagit lĂ de la suite de la retraduction commentĂ©e et littĂ©rale du Zarathoustra de Nietzsche. Vingt-et-uniĂšme et avant-dernier chapitre de la « PremiĂšre partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les prĂ©cĂ©dents se trouvent ici.
Qu’entends-tu par « superflus », « gens de trop »? Les superficiels qui cherchent le beau et l’agrĂ©able, s’accrochent Ă la vie, rejetant la souffrance et la mort en se voilant la face?
Mais ne le sont-ils et ne le font-ils pas justement pour Ă©chapper au vide. En rien ils ne cherchent Ă briser la noix, ils font au contraire tout pour renforcer la coquille, pour ĂȘtre sĂ»rs qu’elle ne se casse pas, et Ă©viter d’affronter le vide, expĂ©rience pire encore que la mort. Non?
Les superflus sont les gens de trop, les personnes inutiles: celles qui, par leur existence, leur maniĂšre de vivre, nuisent Ă la vie. Notamment en faisant croire (et en finissant par croire eux-mĂȘmes) que leur coquille n’est pas vide, alors qu’ils ne font aucun effort pour se donner du contenu, se dĂ©passer soi-mĂȘme.
Les superflus voient en fait tout Ă l’envers. Pour eux, le pire est la mort et le vide (ce qui revient d’ailleurs au mĂȘme). Donc ils s’en dĂ©tournent, se voilent la face, font semblant, s’agitent pour en Ă©chapper. Alors que pour Zarathoustra, la mort et le vide sont Ă valoriser comme les ressources mĂȘmes de toute vie. En les rejetant, on finit par rejeter la vie elle-mĂȘme – et empĂȘcher son dĂ©veloppement.
Mon explication est-elle compréhensible?
Oui, compréhensible.
S’ils ont peur de la mort et du vide, s’en dĂ©tournent et s’accrochent Ă la vie, pourquoi les superflus chercheraient-ils Ă briser la noix vide?
« Mais les superflus font eux aussi grand cas de leur mort, et mĂȘme la plus creuse des noix veut encore ĂȘtre cassĂ©e. »
Et qu’elle est cette cette coquille de noix? Faite des valeurs morales traditionnelles, qui sont devenues vide de sens?
Je le vois la chose comme ça: en faisant semblant de valoir quelque chose, les superflus se survalorisent. Eux et leur vie – ou plutĂŽt le substitut de vie qu’ils sont. Au point de finir par croire qu’ils ne sont pas que des coquilles vides. Et donc de vouloir vivre le plus longtemps possible, sous prĂ©texte de vouloir consommer jusqu’Ă la derniĂšre goutte de ce qu’ils appellent vie, mais qui n’est somme toute que vide. Et finalement, mĂȘme ce vide leur est prĂ©fĂ©rable Ă la mort, dont ils ont extrĂȘmement peur.
Ah je vois. Les superflus sont les noix vides. Mais en fait, ils se voilent si bien la face qu’ils ne le voient pas et pensent que c’est justement lĂ qu’est la vie. Au point qu’ils prĂ©fĂšrent largement se briser et le rĂ©vĂ©ler plutĂŽt que de mourir. S’ils se rendaient compte de leur vide, ils prĂ©fĂšraient certainement mourir…
Il me semble que c’est ça, en effet. Joli dĂ©broussaillage!
Attendre, jusqu’Ă ce que l’heure passe, et arriver dans le territoire de la dĂ©pendance totale, imposant ainsi Ă ses enfants et son entourage des souffrances et des responsabilitĂ©s inutiles, voilĂ ce que j’appelle mourir trop tard!
Au sommet de la falaise, il y a l’oiseau insouciant qui joue et qui tombe par surprise dans la vide, il y a le rĂ©fractaire qui s’accroche dĂ©sespĂ©rĂ©ment au sol et qu’il faut tirer par la queue mais qui finit aussi par tomber dans le vide. Puis il a celui qui voit le bord arriver, qui dĂ©ploie ses ailes et s’envole libre, heureux, en laissant derriĂšre lui des Ă©tincelles dans les yeux de ceux qui restent…