PIETRO CITATI SUR L’INTERPRÉTATION DE TEXTES.
Citati nous dit à peu près tout ce qu’il faut savoir et mettre en œuvre en matière de littérature. En toute légèreté, porté qu’il est par Hermès, son dieu à lui, dieu aux pieds ailés : dieu des brigands, du vol, du secret, du mystère et de la ruse ; messager de Zeus qui traverse volontiers l’abîme qui sépare vivants et morts ; divinité des frontières et des passages ; dieu qui brise les tabous ; patron des bergers, des voleurs, des fossoyeurs et des hérauts.
Tous les phusiciens s’y retrouveront.
« Le critique ne peut compter que sur la constance, la patience, la dureté quasi maniaque de son attention ; pas un instant il ne peut perdre de vue le livre qu’il étudie, lit, relit et relit et relit encore, en espérant qu’il se lassera de défendre son secret. Si les dieux le protègent, et plus particulièrement le petit Hermès enfant qui est son dieu personnel, lui aussi peut parvenir peut-être à construire son équivalent de l’œuvre littéraire. Tout d’abord, il se représente le texte comme une immense machine, composée de milliers de boulons et de vis presque invisibles. Il décompose cette machine imaginaire ; il subdivise chaque élément, chaque phrase ou image, jusqu’au moment où il a l’illusion d’avoir devant lui, disposés bien en ordre sur la table de mécanicien de la littérature, tous les éléments premiers du texte.
Il travaille dans le noir, à l’aveuglette, à tâtons, éclairé seulement par une petite lampe portative. Dans cette obscurité, les idées brillantes, les formules rapides et flatteuses ne lui servent à rien. Tout ici est si petit, si délicat, si fragile. Avec sa petite lampe portative, il recherche la signification de chaque élément, les rapports qui s’établissent entre les éléments, les associations, les combinaisons et les condensations des matériaux placés devant lui. Comme ses mains doivent être lentes, précises et délicates ! Il est si facile de se tromper : il suffit qu’il interprète mal une métaphore ou perçoive une relation erronée, pour que la compréhension du texte lui échappe à jamais. Certes, il porte dans sa mémoire tous les livres qu’il a lus ; et quel secours il trouve parfois dans les lointaines associations, les analogies entre des livres qui ne se sont jamais rencontrés, les courts-circuits imprévus entre les images littéraires et figuratives les plus éloignées ! Il n’est pas de méthode critique ou scientifique à laquelle il n’ait recours […]. Même la plus infime des intuitions herméneutiques peut contenir une étincelle de lumière. Mais il n’oublie pas que la critique littéraire est, en premier lieu, une question d’oreille. Il faut saisir, comme le disait Proust, l’« air de la chanson » ; et ne jamais oublier la perception tactile, le plus subtil des sens, qui nous permet de saisir et d’employer chaque fois le terme juste.
Ainsi, après avoir longuement séjourné devant sa table de mécanicien, l’interprète se convainc de deux choses, que beaucoup avant lui avaient peut-être comprises. Toute œuvre littéraire véritable constitue un cosmos ; un système atomique extrêmement minutieux, ou un immense système solaire dans lequel toutes les pages, les images, les personnages, le style, l’architecture, la ponctuation, les espaces blancs, les intentions déclarées ou secrètes, les allusions et les lapsus sont unis selon une loi d’airain. Dans un tel livre, tout ce qui est écrit signifie. Ni le hasard ni l’arbitraire, ces divinités qui rendent notre existence si absurde et si capricieuse, n’osent se glisser dans la structure impénétrable d’un grand livre.
La seconde vérité est plus inquiétante. Derrière le texte que tous lisent, et qui nous enchante de ses séductions aériennes, vit un texte caché. Le retour de certaines images, le jeu de certaines métaphores, certaines correspondances architecturales nous font découvrir ce second livre qui se trouve sous le premier, et que tous lisent, en réalité, alors qu’ils croient glisser béatement sur la surface. Là se dissimulent les mythes que toute œuvre d’art porte en elle […] ; et de là rayonne cette indéfinissable charge symbolique qui imprègne plus ou moins intensément tous les éléments d’un livre […].
S’il a une oreille attentive, l’interprète parvient à révéler ce livre caché, à ramener à la lumière la masse implicite enclose dans le texte et à faire parler l’immense richesse du non-dit. C’est un travail de précision ; de mathématicien ou de géomètre […]. Un jeu continuel d’équivalences, qui doit s’accomplir sans aucun caprice impressionniste. Ce qui s’est concentré se dilate ; ce qui est fermé s’ouvre ; et tandis qu’il fait parler le livre caché, l’interprète a la sensation que le texte veut se révéler, à travers sa voix et celle de tous les autres lecteurs qui l’interpréteront d’une façon tout à fait différente de la sienne. Il est une autre impression, plus confuse. Une fois éclairé ce qui était caché, le livre vient-il vraiment à la lumière ? Ses ténèbres resplendissent-elles vraiment à la surface ? Ou bien la véritable lumière — si intense qu’elle oblige à baisser les yeux — continue-t-elle à se concentrer là-bas, où n’atteindront jamais les yeux d’aucun lecteur ? »
Extrait du chapitre « L’art du portrait », dans son livre Portraits de femmes, publié chez Gallimard en 2001 (p. 381-384).
Superbe texte! Pour toi, cet extrait est-il (ou fait-il partie de) justement une grande oeuvre, comme celle(s) dont parle Citati? Et si oui, en quoi?
Citati répondrait sûrement que non. Les grandes oeuvres sont l’affaire des grands artistes, et non des critiques.
Mais il est vrai que, porté qu’il est en même temps par toute l’intelligence rationnelle de notre tradition et par le divin Hermès, on peut sans autre se poser la question. Ses textes de critiques deviennent presque toujours – du moins par moment – des oeuvres à part entière.
Pourquoi, comment? Parce qu’il se plonge à tel point dans les textes des auteurs qu’il finit par pouvoir faire rejouer les forces qui les ont traversé…