V et P s’interrogent sur le jugement du goût en dégustant une Humagne Blanche. Quelle est la valeur d’une affirmation en matière de goût ? En quoi le jugement d’un expert est-il plus pertinent que celui de Monsieur tout le monde ? Le jugement du goût est-il toujours subjectif ? Ou peut-il avoir une portée objective ? Le dialogue de V et de P propose de distinguer jouisseurs, amateurs, spécialistes et imposteurs en matière de vin.
*
Le texte se trouve à vrai dire depuis la naissance de PHUSIS.CH dans les profondeurs (cachées) de sa partie VIN ET PHILOSOPHIE ; partie dans laquelle vous trouverez – faut-il le rappeler ? – le noyau phusique de nos travaux.
*
V : Cette Humagne Blanche de Marie-Thérèse Chappaz est vraiment excellente !
P : Oui, je la trouve moi aussi très bonne.
V : C’est un vin équilibré : le nez est sur les fleurs blanches avec de petites nuances végétales nobles ainsi qu’une touche de fumée froide. En bouche, le corps présente une matière souple, ample, avec un volume étonnant et une finale chaleureuse et profonde. C’est un vin élégant et discret, plein d’énergie : un vin qui vibre ! Bref : vraiment un excellent vin.
P : Comme tu sembles sûr de toi !
V : Tu n’es pas d’accord ? Tu as pourtant toi-même dit que tu le trouvais très bon, non ?
P : Oui oui, bien sûr que je suis d’accord. Mais tu le dis de manière si péremptoire. Moi, je me suis contenté de dire que je la trouvais très bonne, cette Humagne. Pas qu’elle l’était vraiment !
V : Mais je suis convaincu d’avoir raison : cette Humagne Blanche est vraiment excellente !
P : Autrement dit : ton jugement est objectif, universel. Tout le monde sera d’accord.
V : C’est peut-être trop dire.
P : Je te prends aux mots. Tu as dit : cette Humagne Blanche est vraiment excellente ! Reformulé, ça donne : cette Humagne Blanche est, en son être, en toute vérité, c’est-à-dire en toute objectivité et universalité, excellente.
V : C’est peut-être trop dire.
P : Pourquoi ? Ce n’est pas vrai ? Tout le monde ne trouve pas ce vin excellent ?
V : En fait, il y a beaucoup de gens qui passent à côté.
P : Qui ne le trouve pas bon ?
V : Pas bon est exagéré. Mais qui ne le trouvent pas excellent… D’ailleurs, Marie-Thérèse Chappaz elle-même ne s’emballe pas.
P : Voilà qui est problématique. Mais qui, alors, a raison ? Toi ou elle ? Eux ou nous ?
V : En fait les deux.
P : Donc : tout le monde a raison. En matière de goût, il n’y a pas de vérité, du moins pas objective, uniquement des vérités subjectives, une succession de vérités subjectives. Le jugement du goût est démocratique : tout le monde peut avoir son avis. Et tout le monde peut donc aussi dire plus ou moins n’importe quoi.
V : Oui et non.
P : Comment ça oui et non ?
V : Les deux sont vrais.
P : J’avais compris. Mais comment ?
V : Il faut distinguer deux types de jugements : celui du spécialiste et celui du commun des mortels.
P : Comme Platon qui distingue les peu nombreux, les meilleurs (hoi aristoi) des nombreux, de la foule (hoi polloi), des gens tels qu’ils sont la plupart du temps ?
V : Si tu le dis.
P : Je traduis : tout le monde peut avoir son avis sur un vin, mais c’est en fin de compte les spécialistes qui ont raison (musique). Les premiers profèrent des jugements subjectifs, successifs, les seconds un jugement objectif, universel.
V : Oui, on peut dire ça comme ça.
P : Mais tu as toi-même dit que Marie-Thérèse Chappaz en personne ne s’emballait pas sur son Humagne Blanche ? Pourtant, en plus d’être vigneronne, c’est une spécialiste, non ?
V : Oh oui. Et pas qu’un peu !
P : Donc il y a contradiction : il n’y a pas davantage de vérité unique parmi les spécialistes que parmi les non spécialistes. On en revient à notre succession de vérités subjectives. Et le meilleur vin est celui qui plait au plus grand nombre. La seule vérité serait finalement d’ordre statistique, démocratique.
V : Oui et Non.
P : Comment ça oui et non, c’est agaçant à la fin !
V : En fait, il faut distinguer plusieurs types de vérités : 1) la vérité subjective, qui repose sur la sensation spontanée de chacun ; 2) la vérité statistique, démocratique, comme tu l’appelles, qui est la moyenne des vérités subjectives ; et 3) les vérités objectives des spécialistes.
P : Les vérités objectives des spécialistes ? Je croyais qu’il n’y en avait qu’une, comme en mathématiques : comme deux plus deux font quatre – et seulement quatre !
V : Les vérités objectives en matière de goût ne sont pas comparables aux vérités mathématiques.
P : Ah non ?
V : Non, elles ne reposent pas sur la seule logique.
P : Sur quoi encore, alors ?
V : Sur des critères de jugement.
P : C’est-à-dire ?
V : Contrairement à celui qui n’y connaît rien, qui aime simplement boire du vin, sans trop y réfléchir, qui s’appuie sur son simple plaisir ou déplaisir instantané pour juger un vin ; et à la différence de l’amateur, dont le jugement repose certes aussi sur ses sensations, perceptions et émotions de l’instant, mais qui est en même temps déjà plus réfléchi, mis en perspectives avec ses expériences passées, ses connaissances, devenues ses références à partir desquelles il se prononce sur les vins qu’il goûte. Contrairement au premier et à la différence du second, le spécialiste passe son temps à aiguiser son jugement du goût : chaque vin qu’il goûte est pour lui l’occasion d’affiner sa sensibilité, ses connaissances et donc son jugement.
P : Plus précisément, comment ça se passe chez toi ?
V : A chaque fois que je goûte un vin, ma subjectivité individuelle s’interroge. Le vin que je goûte est mis en perspective avec tout ce que je connais, tout ce que j’ai pu goûter à ce jour et qui m’a, à la longue, permis d’acquérir des critères de jugement, de me forger une position critique.
P : Critique au sens fort du mot grec krinein : faire le tour de la chose en question, la dé-limiter en ce qu’elle vaut et qu’elle ne vaut pas, la cerner critiquement.
V : Oui, c’est ça : quand je goûte un vin, c’est tout un processus. Tout un processus olfactif, gustatif, mais aussi théorique qui se met en branle. Le vin est un produit des plus complexes. Comme avec tout ce qui est complexe, on a besoin d’une bonne méthode pour s’en sortir : le plus souvent, ce sera la méthode analytico-synthétique de la science : il part certes de ses impressions momentanées, générales, mais pour les analyser en toute minutie, les mettre en perspectives avec toutes ses expériences passées, les synthétiser avant de se forger un avis. L’ensemble des sensations, perceptions et émotions sont discutées, pesées, jugées, en un mot critiquées – toujours de la manière la plus rigoureuse possible, selon des valeurs déterminées, elles-mêmes toujours de nouveau jugées, critiquées. Il fait à vrai dire par là abstraction de sa simple subjectivité ou, mieux, en termes phusiques, il multiplie critiquement, interprète phusiquement sa subjectivité.
H 2 : Tu fais tout ça en buvant un verre de vin ?
V : Oui, ce n’est que comme ça qu’on ne dit pas n’importe quoi, qu’on n’est pas un simple jouisseur, un hédoniste, pour le dire avec un terme à la mode, un dilettante. Pour ne pas être soit un lèche-cul, soit un casse-couille, question vin. Ce n’est que comme ça qu’on peut devenir, à la longue (il faut du temps, il faut toujours du temps, de la patience), qu’on peut devenir un expert en matière de goût : en se forgeant, par moult lectures, dégustations, mise en perspectives et réflexions, des critères de jugement : des critères de jugement qui dépassent la simple subjectivité momentanée, qui représentent une véritable position, qui tient la route et à laquelle on tient. Critère ou position qui n’est bien sûr pas définitive, mais qui n’a de cesse de s’affiner toujours davantage, de gagner en cohérence et pertinence. Expériences, connaissances et cohérence : ce sont sans doute là les maître-mots en matière de dégustation. Ceux qui permettent de reconnaître le spécialiste du simple amateur et de l’imposteur. Seul le jugement du premier peut avoir une valeur objective.
P : Valeur objective, mais pas universelle. Et d’où le fait que deux spécialistes peuvent ne pas être d’accord et malgré tout avoir tous les deux raison. Parce qu’ils n’ont pas fait les mêmes lectures, expériences, réflexions et partant ne se sont pas forgés d’autres critères de jugements, une autre position critique.
V : Oui, un spécialiste valaisan, n’aura, de par sa culture, évidemment pas la même position critique qu’un expert bordelais.
P : Je comprends : le second aimera surtout les vins… comment dire… puissants, taniques, frais… pour ne pas dire aristocratiques. Pas le premier. Et tous les deux ont, à leur manière, selon leur position, raison.
V : Oui, mais uniquement s’ils sont tous les deux cohérents.
P : Comment ça ?
V : Revenons à notre Humagne. Si je dis qu’elle est excellente, c’est que j’ai mes raisons, raisons qui reposent sur la position que je me suis forgée. Si quelqu’un vient me dire qu’il ne partage pas ma position, je lui demanderai ses arguments. Et la discussion sera intéressante, stimulante. L’enjeu sera de convaincre l’autre. Or si l’un découvre un manque de connaissance ou une incohérence chez l’autre, c’est que ce dernier a tort. C’est d’ailleurs un des buts des discussions, des partages.
P : Prouver que les autres ont tort ?
V : Non : mettre à l’épreuve ses connaissances, ses expériences, ses critères de jugements, sa position. Paradoxalement, je plus grand bonheur est de trouver un compère qui nous montre une erreur. Comme dit l’autre : « J’ai toujours raison. Sauf quand je me trompe. Alors je corrige. Et j’ai de nouveau raison. Et même un peu plus qu’avant ».
P : Le but est donc d’avoir raison.
V : Non, ce n’est pas le but, mais le moyen de faire des expériences cohérentes, de dire des choses sensées, voire éclairantes sur le vin.
P : Et que dire à quelqu’un qui te dit : tu prétends que ce vin a le goût de pamplemousse, alors qu’il a le goût de framboise ?
V : Mauvais exemple, parce qu’il reste au niveau de la simple description olfactive. Si quelqu’un sent un goût de pamplemousse, c’est qu’il sent un goût de pamplemousse. Même si moi, j’y reconnais plutôt un goût de framboise.
P : Alors, il n’y aura pas de discussion possible. Tu viens toi-même pourtant de dire que c’était la discussion qui était stimulante.
V : Oui, mais je viens moi-même de dire aussi que c’était un mauvais exemple, qui se cantonne au niveau olfactif. Niveau olfactif qui est le plus subjectif dans une critique de vin : celui, justement, dont il convient de faire abstraction, ou, comme on disait, multiplier critiquement.
P : Tu te souviens du fameux passage sur le jugement du goût dans le Don Quichotte de Cervantes ?
V : Qu’est-ce qu’il disait déjà ?
P : « Ce n’est pas à tort, dit Sancho au chevalier au grand nez, que je prétends avoir du jugement en matière de vin ; c’est une qualité héréditaire dans notre famille. Deux parents à moi furent une fois appelés à donner leur opinion au sujet d’un fût de vin, qu’on supposait excellent en raison de son âge et de la qualité de son cru. Le premier le goûte, le considère et après mûre réflexion déclare que le vin est bon, mais avec un petit goût de cuir qu’il y perçoit. Le second, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict favorable, mais faisant la réserve d’un certain goût de fer qu’il pouvait aisément distinguer. Vous n’imaginez pas comme ils furent moqués pour leur jugement. Mais quels furent à la fin les rieurs ? En vidant le fût, on découvrit au fond une vieille clé attachée à une lanière de cuir. »
V : Ouais, pas mal. L’histoire illustre bien la question de la subjectivité et de l’objectivité du jugement du goût. Le problème est qu’on ne trouvera jamais de clé ou de lanière de cuir au fond de la bouteille – fantasme du (mauvais) critique : celui de pouvoir prouver aux rieurs qu’il a raison. Mais, comme déjà dit, il ne s’agit pas de ça : il ne s’agit pas de prouver quoi que ce soit, d’ailleurs, il s’agit de faire des expériences, de les partager en tenant des propos cohérents reposant sur une position claire, compréhensible. En gros : donner une bouche au vin.
P : Donc on ne verra jamais deux spécialistes se battre pour savoir ce qu’ils sentent dans un vin ?
V : Non. Du moins pas s’ils sont bons. Ils vont toujours aller beaucoup plus loin, plonger dans l’analyse de la complexité, de l’équilibre et de l’harmonie du vin.
P : Et s’ils ne sont pas bons ?
V : Ils vont faire semblant : en beaux parleurs, ils vont faire de jolies phrases, embobiner leur auditoire.
P : Donne-moi un exemple ?
V : Un exemple tout bête : si un spécialiste confond, dans sa description, acidité et minéralité, la discussion va couper court. Elle n’aura aucun intérêt. Le spécialiste en question se révélera n’être qu’un imposteur, qui s’est économisé le travail de se construire une position. Car pour avoir une position, il faut avoir des bases solides. Et pour avoir des bases solides, il faut avoir fait beaucoup d’expériences, avoir certaines connaissances et finalement être cohérent. Sinon, on dira toujours à peu près n’importe quoi. C’est une lapalissade : sans bases, on se casse la gueule. C’est comme traverser un pierrier de montagne avec des tongs… C’est sexy, mais c’est casse-gueule.
P : Il y en a qui font ça ?
V : Plus qu’on ne croît. Leur chance, c’est que, contrairement à ce qui se passe en montagne, ils ne se font pas mal en se cassant la figure.
P : Forcément. Mais ils auront quand même l’air bête, non ?
V : Pas sûr, les tongs sont très à la mode. Et les critiques en tongs très habiles. Ils savent y faire. Pris en flagrant délit d’incompétence, ils auront tôt fait de faire une pirouette, de se rattraper en racontant une histoire, ou en invoquant la subjectivité en matière de goût. Et c’est alors bien souvent le spécialiste pas sexy, laborieux, en botte de vigneron, qui passera pour un con. C’est comme ça. D’autant plus que les vins de qualité sont le plus souvent devenus un produit de luxe réservé à une certaine… élite.