LE LANGAGE EST UN PHÉNOMÈNE DE PREMIÈRE IMPORTANCE : il nous permet d’exprimer nos pensées et sensations et par là de partager notre vie et rapport au monde. Depuis l’aube de notre civilisation, le langage est considéré comme le principal trait distinctif de l’homme vis-à-vis de l’animal. C’est ainsi qu’en Grèce ancienne, les premiers philosophes ont défini l’homme – en démarcation des autres phénomènes de la nature, et en particulier de l’animal – en termes d’« être vivant » qui se différencie du fait qu’il est « doué de langage ».
A bien y regarder, le langage possède aujourd’hui une place et une puissance géographiquement et historiquement inégalées. Il apparaît comme un axe et pivot non seulement de nos expériences et pensées individuelles, mais encore, à bien plus grande échelle, du mouvement de mondialisation de notre vision du monde. La globalisation des processus scientifiques, techniques, économiques, politiques, industriels, sociaux, moraux, etc. se joue en effet par le biais du langage. Ou plus précisément dit par un certain type de langage : le langage conçu comme outil d’information et de communication, géré par l’informatique et la télécommunication. Informatisé, médiatisé, virtualisé, et depuis peu socialisé, ce type de langage tisse toujours davantage sa toile sur l’ensemble du globe. Avec pour conséquence de transformer l’« être vivant doué de langage » en prisonnier d’un langage et d’une vision du monde.
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Depuis Aristote, on reconnaît dans le langage une complexion de trois éléments : les données orales ou écrites, les représentations inhérentes à notre pensée et les phénomènes nommés ; les données phonétiques ou graphiques sont des signes venant désigner les représentations (images, idées, sensations) que nous nous faisons des objets en ce que nous appelons leur réalité effective.
L’élément qui prime est bien entendu la voix et l’écriture, couramment considérés comme des faits positivement donnés : des sortes de choses qui se présentent objectivement au sujet dans l’ici et maintenant de l’expérience ; des objets à disposition de tout un chacun tels des outils prêts à être employés pour le traitement de son choix : utilisation, transformation, échange, suppression, etc.
Cette conception positive du langage comme complexe de sons et de lettres est à la base du traitement machiné, informatisé et virtualisé qui se déploie aujourd’hui en toute sa puissance sur l’ensemble du globe. Les mots ne sont pas entendus ou lus comme des signes qui indiquent quelque chose, ouvrent un monde et appellent à penser, mais comme des instruments servant à désigner et fixer des objets : des concepts utiles permettant de déterminer, définir les choses en toute précision et objectivité. Soumis à une telle désignation, les mots ont pour ainsi dire pour devoir de répondre et correspondre aux objets en question : les mots deviennent des concepts ciblés venant cerner les phénomènes, pensées et émotions. Le terme « concept » est d’ailleurs bien parlant. Provenant du latin concipere, il est littéralement ce qui conçoit, ce qui prend (capere) avec (con-). A partir de l’allemand Begriff, affilié à greifen, on peut y entendre ce qui saisit l’objet en quelque sorte avec les griffes.
Le langage apparaît ainsi comme un outil, un instrument qui détermine de manière la plus univoque possible non seulement nos représentations (les images qu’on se fait des choses, nos pensées, nos sensations), mais encore les phénomènes représentés. Constitutive de notre vision pragmatique du monde, marquée par un rapport extérieur et momentané aux phénomènes en leur va-et-vient, cette détermination ou fixation implique toutefois une distorsion, une simplification et par suite réduction de la richesse et complexité des phénomènes. En stabilisant ceux-ci par des déterminations langagières stables et constantes, claires et distinctes, on manque en effet la dimension mouvante, évolutive, interne, cachée, ambiguë, mystérieuse, pour ne pas dire… phusique de tout phénomène.
Et ce n’est pas tout : se présentant comme un système de concepts instrumentaux – système conceptuel fait de sujets et de prédicats, les premiers venant déterminer les seconds –, le langage se fait jour comme une grande machine, pour ne pas dire machinerie : une puissante instrumentation ou installation utilitaire qui accomplit et impose partout ladite fonction de détermination et de désignation. Sans cesse fixées, déterminées et simplifiées selon le même modèle pragmatique, nos représentations, loin de se déployer à leur guise dans notre conscience (imagination, fantaisie), se voient pour ainsi dire téléguidées, imposées de l’extérieur. Avec pour conséquence que notre manière de voir et d’expérimenter les phénomènes repose sur un système conceptuel préétabli qui vient imprégner, façonner, et finalement emprisonner notre vision et expérience de nous-mêmes et du monde. Nos représentations, loin d’apparaître librement et mystérieusement dans notre pensée en fonction de notre sensibilité, nos désirs, nos peurs, notre imagination et ouverture, sont par suite réduites à n’être que des images préfabriquées, qu’on nous a enfoncées dans la tête. En ce sens, littéral, elles deviennent des objets d’information : des concepts univoques préformés, aisément reconnaissables et partageables par tout un chacun.
Le langage apparaît ainsi comme un instrument d’information : informant notre conscience, inculquant en elle des représentations à formes ou contours précis, le langage devient un instrument de communication. Communication au sens de la transmission d’une information objective en vue d’en imprégner et façonner l’esprit d’autrui. La propagande politique des systèmes totalitaires, la publicité et les mass-médias exploitent à plein cet aspect du langage. L’informatique – à entendre au sens propre du doublon information-automatique – et l’ensemble des moyens de télécommunication et de socialisation qui lui sont liés en sont les puissants vecteurs qui, en toute discrétion et toute douceur, au nom, justement, de la communication, de l’information, de la liberté de pensée et de la presse, du progrès, des valeurs humanistes et droits de l’hommistes et même du bonheur, viennent ratifier la tendance. Et voilà que les esprits du monde entier se trouvent, par le langage, enchaînés aux mêmes représentations et aux mêmes valeurs.
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Bien qu’elle soit devenue quasi omnipotente, la conception positive du langage n’est pourtant par la seule relation que nous pouvons entretenir à la langue. En s’arrachant de la précipitation et de la fuite en avant liées à notre rapport pragmatique et machiné au monde et aux gens, une autre expérience du langage peut se faire jour : le langage en sa nature significative.
Dans le calme et la sérénité, dans les moments de pensée solitaire ou de partage entre amis, où il ne s’agit tout à coup plus de transmettre des informations mais de partager des moments de vie, des sensations, des émotions, le langage n’apparaît plus comme un système de signes conceptuels utiles et désignatifs, comme une machinerie venant bétonner nos esprits, mais comme une mystérieuse instance capable d’ouvrir et signifier des mondes. Dans la solitude ou la discussion, une voix vient tantôt s’éveiller en nous et nous souffler des vérités inattendues. Arrachés du rapport utilitaire aux choses et aux gens, nous voilà tout à coup pris dans un mouvement d’images, de pensées et de mots insoupçonnés, portés par une mystérieuse ivresse langagière : conduits par un vent délicieux vers des pensées et des sensations jamais pensées et senties auparavant.
Si chacun peut expérimenter cette nature du langage, c’est chez les poètes qu’on la trouve à son stade suprême. Chez eux, loin d’être de l’ordre du concept, le langage est de l’ordre du mot, du juste mot qui ouvre, qui éclaire et par là signifie – au sens fort, de faire signe, de montrer, de laisser et faire apparaître les choses non pas en leur caractère simplifié et utilitaire, mais en leur nature et ambiguïté profonde. Ainsi, les mots nous dévoilent les forces ineffables constitutives de nos personnes et du monde et nous initient à ce que nous pouvons appeler la musique et harmonie du monde.
L’expression de nature significative s’oppose rigoureusement à celle de conception positive. Il ne s’agit jamais pour le vrai poète ou ami de concevoir, de façonner positivement quelque chose en le déterminant de manière ciblée. Contrairement au philosophe, au scientifique, au journaliste, à n’importe quel individu qui cherche à transmettre une quelconque information, le poète et l’ami ne fait que prêter sa bouche et son oreille aux puissances musicales qui le dépassent et par lesquelles il est capable d’entendre et de dire, d’indiquer, de montrer, de laisser apparaître les accords, désaccords et autres résonnances claires-obscures qui le traversent de fond en comble.
Bel et bon article, qui fait précisément honneur au langage en sa nature significative, puisqu’il ouvre des portes, surtout dans sa seconde partie…