RAYMOND, ELSA, ANNE ET CÉCILE sont les personnages principaux du roman de Françoise Sagan Bonjour tristesse, adapté au cinéma par Otto Preminger. Vous n’avez pas lu le livre ni vu le film ? Pas grave : les forces qui les prennent, de Paris à la Côte d’Azur, sont les mêmes que celles qui nous traversent tous. Comme nous, les quatre personnages font leur possible dans le monde dans lequel ils sont tombés, entre pulsions et raison, joies enfantines et tristesses adultes.
Raymond : le grand enfant
Malgré ses quarante ans bien tassés, Raymond est un grand enfant. II est gâté ; il a tout pour plaire : il est beau, intelligent et riche ; charismatique, charmeur et frivole. En tant que membre de la haute société, il n’a pas le moindre souci, pas le moindre problème : alors que la plupart des gens travaillent, peinent et souffrent, il passe, lui, sa vie dans le délassement, le confort, l’amusement et la jouissance. Avec lui, rien ne semble vraiment sérieux ; tout paraît facile ; tout n’est que jeu, légèreté et rires. Y compris avec les femmes, qu’il affectionne tout particulièrement – et qui tombent on ne peut plus volontiers sous son charme.
Raymond, c’est la classe, le grand style, apparemment par nature, sans le moindre effort. Que ce soit le « R » brodé sur ses habits, son teint bronzé, sa joie de vivre, son succès et sa légèreté, tout, chez lui, semble inné. Il possède une morale intrigante, en même temps joueuse, superficielle, aérienne et diablement efficace. Et pourtant, rétrospectivement, on sait qu’il a dû surmonter la mort de son épouse. Sa grande maîtrise – maîtrise de soi, maîtrise du monde – est-elle construite sur un champ de ruines ? Sa joie est-elle le résultat d’une tristesse écrasée, ou alors surmontée ?
Elsa : jeune femme superficielle
Elsa est l’actuelle amante de Raymond. Elle a une bonne vingtaine d’années. Elle aussi est une enfant gâtée, mais visiblement de moins haute provenance. C’est une gentille et jolie fille, assez simplement amoureuse. Fainéante, un peu vulgaire, un peu bête ; sans charisme et sans prétentions sérieuses ; sans grand intérêt et sans grand avenir. Elsa est un être superficiel, vide, guidé par les images et les idéaux traditionnels : elle aspire à la beauté, à la facilité, au confort, à l’amour, à l’argent, au bonheur. Elle est rêveuse, romantique, dénuée de véritable volonté – et donc de véritable maîtrise, tant de soi que du monde. Passive, elle se fait ballotter ça et là, au gré du vent, de la jouissance à la souffrance, des rires aux larmes, et vice versa. Raymond, lui, l’aime bien – et s’en moque volontiers.
Anne : femme de raison
Anne est une ancienne très bonne amie de feu l’épouse de Raymond. Elle a elle aussi la quarantaine, est aussi belle, intelligente et riche que lui, mais s’en distingue en ce qu’elle est sérieuse, travailleuse, consciencieuse, réfléchie – et orgueilleuse. Idéaliste, elle est incapable de faire les choses à moitié, de prendre les choses à la légère, bref de faire des compromis. Elle ne connait pas le jeu, sinon celui qui consiste à construire et maîtriser les images, à commencer par la sienne ; mais aussi, en tant que dessinatrice de mode, celles des autres. Elle est guidée non pas par la musique de la vie, mais par la raison et l’intelligence, qui confinent à l’artifice et à la stratégie. Face à Raymond, elle apparaît bien pâle et bien triste, dénuée de toute intensité de vie. Et pourtant, sa volonté de puissance, sa maîtrise de soi et des autres lui confèrent, comme à Raymond, un grand pouvoir de fascination, doublé chez elle d’une remarquable autorité.
Mais voilà qu’Anne tombe amoureuse de Raymond. Et l’amour, insensé, qu’elle lui porte la place dans une situation nouvelle, inconnue : quelque chose déborde sa puissante pensée calculatrice et ses astucieux schémas. La tension, le doute, la peur entrent dans sa vie. Logiquement, le soulagement, le calme et la confiance sont d’autant plus grands quand son amour s’avère partagé et validé par une promesse de mariage.
Anne et Raymond forment une union efficace, sinon un couple idéal. Tous deux se complètent, se modèrent et se bonifient l’un l’autre : amoureuse, Anne se détend, marche mieux, se déplace plus légèrement ; amoureux, Raymond canalise ses ardeurs et trouve la constance et le cap qui faisaient défaut à sa frivolité.
Cécile : de la joie enfantine à la tristesse d’adulte
Cécile est la fille de Raymond. Elle a 17 ans. Comme son père, elle apparaît comme une enfant gâtée. Comme lui – et comme Anne –, elle est belle, intelligente et riche. Comme lui, elle est joueuse. Comme lui, elle porte un lourd passé sur ses épaules, encore frêles et tendres : après avoir perdu, toute petite, sa mère, elle a grandi dans un couvent, seule, loin du monde et de la vie. Mais depuis quelque temps tout a changé : elle vit avec son père, dont elle partage avec le plus grand des plaisirs le mode de vie : la frivolité, la sensualité légère, l’insouciance, l’absence d’attache, de peur. C’est le bonheur parfait. Elle trouve soudain l’enfance, l’innocence, la pureté, la volonté de vie qu’elle n’a pas connue avant, chez les bonnes sœurs. La complicité et l’amour qu’elle vit avec Raymond sont délicieux ; sans tabou, sans gêne, sans secret, de toute légèreté, tout en musique, tout en harmonie. Dans ce monde sans danger, le plaisir et la joie sont sa principale préoccupation.
Mais la soudaine venue d’Anne bouleverse tout. En côtoyant cette femme qui l’impressionne, Cécile prend progressivement conscience, entre attirance et rejet, d’une autre dimension de la vie : de la vie adulte, profonde, sérieuse, marquée par le travail, la souffrance, le calcul, la puissance et… la jalousie. Elle prend conscience d’elle-même, des possibilités d’elle-même, de sa force ; non plus seulement de ses possibilités d’enfant, toujours plus capricieux, mais aussi de femme en devenir, de femme intelligente, réfléchie, capable d’avoir une influence sur le monde, de faire des stratégies. Et la voilà qui joue de ses possibilités, à l’excès, comme un enfant ; comme l’enfant qu’elle est, en toute légèreté, en toute innocence, simplement en suivant ses (im)pulsions. Mais, prises qu’elles sont désormais dans les filets adultes, celles-ci s’avèrent dangereuses : et l’équilibre de devenir de plus en plus précaire, jusqu’à ce que, finalement, malgré elle, le bonheur se renverse en malheur. C’est la catastrophe. Avec pour conséquence de dévoiler la face cachée de notre tradition : la souffrance, la mort, la culpabilité, la mélancolie, comme retour de boomerang de l’aspiration aveugle au confort facile et à la jouissance superficielle propre à nos idéaux romantiques.
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Bonjour tristesse présente diverses possibilités de relations amoureuses, dont deux sont apparemment saines, équilibrées, heureuses, tant vis-à vis des amants entre eux que vis-à-vis de la vie. Pourtant, si elles le sont, elles ne le sont que pour un temps. Confronté à nos structures de pensée adulte, l’amour enfantin, naïf, innocent, léger et sans tabou entre Raymond et Cécile est très éphémère. Le sérieux, la responsabilité, le projet, la maîtrise qui lui font défaut ont tôt fait de venir le chahuter et le faire échouer. Tel est ce qu’implique la venue d’Anne, dont la fascination amoureuse et autoritaire met à mal tout bonheur enfantin.
Si l’amour entre Anne et Raymond apparaît sain lui aussi, du fait qu’il équilibre les excès – respectivement de jeu et de sérieux – des deux amants, à tel point que leur relation peut sembler idéale, il est lui aussi voué à l’échec, sinon par la jalousie et les manigances de Cécile, du moins par les forces pulsionnelles de Raymond, qui viendront tôt ou tard perturber l’harmonie.
Notre avantage à nous, sur les personnages du livre et du film, c’est de nous situer après leur histoire : témoins de leurs forces, de leurs erreurs, de leurs excès et de leurs manquements, nous sommes en mesure de penser et de vivre une nouvelle possibilité amoureuse, enfantine ET adulte à la fois : celle entre deux êtres, voire plus, si affinité, qui ont intégré et Raymond et Cécile et Anne : entre des êtres qui ont intégré et dépassé le sérieux, la maîtrise, la puissance et la morale traditionnels et qui retrouvent, en eux et dans les autres, l’enfance, l’innocence, l’insouciance et le jeu de… Dionysos, le sévère et enfantin dieu de la… phusis.
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Extrait d’une scène du début du film, sur une chanson de Juliette Greco :
Je pense qu’il manque un personnage important, Cyril.
Oui, Cyril est lui aussi important. Comme tous les personnages, d’ailleurs. Si je ne l’ai pas traité, c’est surtout pour ne pas faire trop long ; et aussi parce qu’il est plus commun, moins exemplaire que les autres.
Les trois jeunes femmes sont bien differentes entre elles, mais ont-elles des points communs, des ressemblances inexpliquees?