FILM PROTÉIFORME de Tom Tykwer, Lana et Andy Wachowski, adapté du roman de David Mitchell, paru en 2004, avec Tom Hanks, Halle Berry, Jim Mroadben, Hugo Weaving, Hugh Grant, etc. USA/GER, 2013. La musique du monde face à l’ordre du monde.
Six histoires, six époques, six lieux
Six histoires hétérogènes, dans six époques et six lieux différents. Six histoires dans lesquelles on est catapulté de manière abrupte, alternativement, scènes après scènes. Tantôt très courtes, tantôt un peu plus longues. 1849, Pacifique Sud : la question de l’esclavage. 1931, Edimbourg : homosexualité et musique. 1973, San Francisco : énergie nucléaire et investigation dangereuse. 2012, Angleterre, embrouille littéraire et cacochyme ; 2144, Néo-Séoul, clonage et totalitarisme ; 2312, technologie et retour aux sources.
Six histoires dans lesquelles on est immergé à un rythme tellement effréné qu’on n’y comprend d’abord rien du tout. Il est question de voix, de mystère, de liens, de vérités, de forts, de faibles, de partage, d’amour, de puissance, de liberté, de volonté, de dévoilement, de production, de conventions, d’unanimité, et de mille autres formes incernables, écourtées, à priori sans lien. On vit plein de choses. Mais on ne saisit rien. Comme dans la vie.
De la surface à la profondeur
Progressivement, certaines scènes se rallongent. Et on se met à reconnaître quelques personnages, à expérimenter deux-trois choses. A la surface, mais pas seulement. De fil en aiguille, on sent que ça travaille aussi dans les profondeurs. Toujours sans vraiment comprendre. Pour à chaque fois de nouveau se trouver emporté ailleurs, dans un autre lieu, un autre temps, un autre monde. Et de remettre l’ouvrage sur le métier ; et de recommencer à tisser, à broder, à voguer, autant qu’à patiner. Le cerveau en ébullition ; les sens aux aguets. Notre raison est mise à telle épreuve qu’elle se voit contrainte de laisser filer le détail pour s’ouvrir à quelque chose de plus grand, de plus général, de plus profond, par-delà ce qui se montre et se dit.
A la longue, une logique d’ensemble émerge, les transitions se font moins abruptes, moins chaotiques, moins choquantes, plus souples. Non pas que notre intelligence parvient à joindre les bouts, à démêler les nœuds et à tisser les fils, mais parce que ce qu’on voit, les formes, ne comptent finalement pas tant que ce qu’on ne voit pas : sous leurs aspects compliqués, les choses sont au fond assez simples. Une mystérieuse voix se fait entendre, une étonnante musique s’installe, faite de vibrations, de pulsations, d’échos, de résonnances, de rappels. Voix, musique qui nous touche, parce qu’elle nous rappelle quelque chose ; voix, musique à laquelle nous nous ouvrons toujours davantage ; dans laquelle nous pénétrons toujours davantage. Par-delà la confusion initiale, phénoménale, les choses viennent à se démêler et emmêler l’une l’autre, jusqu’à la fusion.
Combat de forces surpuissantes
Bien qu’elles semblent d’abord hétérogènes, il s’avère que les six histoires jouent et rejouent somme toute le même : le même combat entre deux types de forces et valeurs aussi surpuissantes que cachées. Lutte acharnée qui se poursuit de siècle en siècle, de lieu en lieu, à chaque instant, entre d’une part les forces productives, musicales, mystérieuses, amoureuses, qui favorisent l’évolution de la vie en sa nature propre – et d’autre part les puissances assourdissantes, rationalistes, de machination et de contrôle qui inhibent et stérilisent le bon développement de toute existence. Une bataille sans merci, à mort. La musique du monde face à l’ordre du monde.
Véhicules d’énergie
Les personnages eux-mêmes n’apparaissent plus que comme des médiums de ces forces surpuissantes. Ils ont beau paraître différents les uns des autres, avoir leur personnalité, leur individualité, leur vision du monde, leurs idées, leur autonomie, tous ne sont en vérité que des véhicules d’énergies qui les dépassent. Ils incarnent les puissances partout en lutte.
D’un côté il y a les êtres de la vie quotidienne : êtres majoritaires, passifs, réalistes, pragmatiques, centrés sur eux-mêmes. Ils se laissent guider, façonner, désensibiliser, uniformiser et robotiser à souhait par les lois, images, illusions et autres conventions imposées par les forces de l’ordre établi. Au point de n’être finalement que des objets, des instruments dans la grande machine de l’ordre du monde.
De l’autre côté il y a ceux qui sont portés par le souffle de la vie ; ceux qui résistent corps et âme aux puissances systématiques de l’ordre mondial : les êtres ouverts sur le monde en ses forces énigmatiques ; êtres naïfs, sensibles, curieux, créateurs, en quête de liberté et de vérité ; êtres authentiques, passionnés, fidèles, finalement guidés par la divine force de l’amour. Etres qui luttent pour dépasser les conventions et s’ouvrir à la vie.
Avancée vers l’uniformisation
Au fil du temps, l’étau se resserre. La terre est la proie de l’uniformisation : uniformisation des corps, des gestes, des images, des idées, des pensées. Les hommes n’ont de cesse de dégénérer. Prisonniers d’un monde de plus en plus formaté et aseptisé, ils deviennent de vulgaires consommateurs sans volonté propre, des jouisseurs insignifiants, rassasiés d’images, d’idées et de passions qu’on leur a enfoncées dans la tête. Ou alors ils sont de simples robots, soit des outils dans la machinerie, soit des défenseurs des forces de l’ordre. Le processus d’évolution du monde écrase toutes les différences et avance avec force, de manière mécanique, vers ce que le XXIIe siècle appelle l’Unanimité, la démocratie, les droits de l’homme et la mondialisation poussées à l’extrême : un régime automatisé, totalitaire, concentrationnaire, où tout corps et tout esprit est la proie d’une aveugle et diabolique machination basée sur l’ordre, la jouissance et la destruction.
Résistance musicale
Pourtant, de tout temps, et en tout lieu, une voix divine, une mystérieuse musique se fait entendre. De tout temps, partout, la vie continue à vibrer, à résonner, et à résister à la tendance en cours. Serait-ce soudain dans une clone idéale du XXIIe siècle qui, contre toute attente, se découvre curieuse, sensible, et dotée d’une insaisissable et divine force de vie féminine. Partout, de tout temps, le moindre détail peut influencer toute l’histoire, toute l’évolution de l’histoire. S’il n’est pas négligé, écrasé, mais au contraire cultivé, un simple regard, un simple geste, un simple signe, un simple son, une simple affection peut se transformer en immense acte de libération, d’amour, de découverte et de création… Toujours. Pour autant que l’ouverture, l’écoute, l’authenticité, l’honnêteté et la confiance soient de mise. Jusque dans la mort s’il le faut.
Une fois que Sumni – la clone idéale qui incarne les forces de la divine musique – a livré son message, quand elle a raconté son histoire, quand elle a dévoilé sa vérité, la vérité de la vie multiple, elle peut mourir l’âme en paix ; quelqu’un l’a entendue, ne serait-ce qu’une seule personne ; quelqu’un l’a entendue. Idem pour le musicien qui peut se suicider l’esprit tranquille après avoir réussi à accomplir et mettre à l’abri son œuvre. D’autres viendront, le cœur ouvert, l’oreille tendue. D’autres reprendront le flambeau pour éclairer la vie protéiforme de sa divine lumière. Par-delà les plaisirs et les souffrances. Par-delà sa petite personne. Par-delà la vie et la mort. Pour finalement se fondre à leur tour dans les surpuissantes et immortelles forces musicales.
A quoi bon ?
Bien sûr, la majorité dit que résister ne sert à rien ; que tout effort, tout acte est vain, que toute tentative de lutte contre l’uniformisation n’est qu’une goutte d’eau dans l’Océan… Mais l’Océan n’est-il pas fait de millions et de millions de gouttes d’eau ?
Faisons donc notre maximum. Pour la vie. Pour la divine musique de la vie.
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Bande-annonce :
Pour avoir vu le film et comparé diverses critiques à son sujet, celle-ci m’apparaît de loin la meilleure…!