L’ABSENCE DE SOUFFRANCE, la facilité, le confort, l’opulence, l’amour et le bonheur auxquels nous sommes pour la plupart habitués et éduqués dès l’enfance ont pour conséquence de rendre superflue toute une partie de notre dimension sensible. L’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, qui sont gages de survie chez l’animal, sont chez l’homme le plus souvent délaissés au profit du seul sens qui compte vraiment : la vue, guidée et interprétée par la vue de l’esprit, autrement dit par la raison.
Au lieu de nous apprendre à sentir les choses, on nous enseigne d’emblée comment les regarder, comment les nommer, les mesurer et juger à l’aune des structures, catégories et autres idées et images issues de la tradition. Loin de nous plonger dans le monde vivant en son va-et-vient, ses hauts et ses bas, ses joies et ses peines, ses productions et ses destructions, ses vies et ses morts, nous avons alors tendance à considérer tout ce qui nous entoure de l’extérieur, de manière superficielle, avec une distance objectivante.
Les choses, les phénomènes, les gens nous apparaissent dès lors comme un complexe d’objets utiles ou inutiles, agréables ou désagréables, plus ou moins à notre disposition ; complexe d’objets sinon compréhensibles, du moins gérables, maîtrisables, et remplaçables par les sujets intelligents que nous sommes. Notre corps lui-même nous apparaît ainsi comme une machine, dont on peut rendre visible et réparer les rouages. Une machine composée de quantité de pièces physico-chimiques, certes produites par la nature, mais, le cas échéant, également fabricables de manière technologique.
Comme nous n’avons pas besoin d’être à l’affût et de nous fier à nos sensations et à nos instincts pour survivre et évoluer dans notre monde, nous sommes amenés à ne croire que ce que nous voyons ; à oublier que ce que nous voyons est d’emblée interprété à partir de ce que nous savons ou croyons savoir ; et donc à laisser libre cours au dispositif structurel d’images et d’idées préexistantes. Notre interprétation du monde, de prime abord sous-tendue par notre imagination instinctive et pulsionnelle – basée sur l’ensemble des cinq sens – se trouve ainsi concurrencée, puis écrasée par nos vues de l’esprit et autres d’images traditionnelles ; images logiques, ciblées, abstraites de la réalité, d’ordre rationnel, systématique et moral, toutes de stabilité et de constance.
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Aide
La faculté de la vue est double : vue sensible et intelligible, – la seconde faisant office de guide et d’interprète de la première. Chaque phénomène que nous regardons est interprété à partir d’images et d’idées préexistant dans notre pensée.
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Il s’agit là du septième article de la série. Le suivant porte sur la progressive inversion, chez nous autres Occidentaux, de l’instinct et de la raison.