FILM MAGISTRAL de Wong Kar-Wai, avec Zhang Ziyi, Tony Leung, Chang Chen, etc. Chine, 2013. Expression et voie de grand style. Actuellement en salle.
Les articles présentent le film comme une biographie esthétisante d’Ip Man (Tony Leung), grand maître chinois de kung-fu des années 1930 à 1950, entre la fin de l’empire, l’occupation japonaise, la guerre mondiale et l’après-guerre. Mais l’histoire n’a au fond guère d’importance, pas davantage la grande que la petite. Bien plus que narrer la vie et les coups du mentor de Bruce Lee dans cette époque périlleuse, Wong Kar-Wai dévoile, deux heures durant, comme personne ne l’a jamais fait avant lui ; entre réalité et fiction, surface et profondeur, les forces surpuissantes qui nous traversent et dépassent tous : forces de vie, de lutte, d’amour, de maîtrise et de dépassement qu’il s’agit d’accompagner jusqu’à la plus grande maîtrise.
Indistinction énigmatique de la vie
Le générique nous immerge dans une indistincte et énigmatique ivresse. En train de frôler un tissu coloré, qui gondole et se distend sous l’effet d’une influence mystérieuse ? En train de survoler les plis et replis étrangement animés d’une singulière région de la terre ? D’observer un papier peint recouvert de figures aux contours étonnamment flous et mobiles ? De respirer une peau recouverte de tatouages et de couleurs indéfinissables ? D’ausculter un vieux mur dévoilant des symboles mythiques sur le point de s’effacer ? De glisser sur les plissures secrètes d’une robe multicolore ?
Tout est flou, tout est flottant, mouvant, en perpétuelle distorsion, en perpétuelle évolution et métamorphose. Ça respire, ça s’ouvre, se ferme ; ça tire, se détend ; ça grandit, rapetisse ; ça gagne et perd en force, en netteté, en couleurs, en nuances … Plongé dans une incroyable intensité, beauté et sensualité. Le tout voilé et en même temps protégé par une flottante et légère fumée grise, noire, rassurante et paisible – et inquiétante à la fois. Comme dans un rêve. Avec, au fond, une musique lancinante et envoûtante (de Shigeru Umebayashi) qui vient ponctuer et rythmer le tout.
Précision inouïe
Comment comprendre l’indicible attrait du rêve et de l’ivresse ? Comment saisir la complexité des phénomènes qui se déroulent dans la vie ? Comment cerner les formes, les apparences, les symboles qui se présentent à nous ? Mais y a-t-il vraiment quelque chose à comprendre ? Faut-il même chercher à comprendre ? Et si, au lieu de nous laisser aller à nos habituelles questions-réflexes, au lieu de chercher à cerner les choses, vouloir savoir à tout prix ce que c’est, ce qu’il en est, nous expérimentions simplement ce qui se passe, ce qui se joue ? Et si nous nous plongions dans ce que la vie nous offre en partage ? Avant qu’il ne soit trop tard. Avant que tout s’évapore et disparaisse.
Et nous voilà justement arrachés de tout ça, catapultés dans un univers tout différent : fini les couleurs mobiles, les charmes de l’indistinction et du mystère, les frôlements et transformations infimes et l’indéfinissables. Nous voilà dans une rue. Sous une pluie battante. Dans une cour fermée par une haute grille. Le contraste est violent, grandiose : malgré la nuit, tout sort désormais de l’ombre, comme en noir et blanc, d’une précision et netteté inouïe. On découvre un homme (Ip Man/Tony Leung), chapeau sur la tête, pieds dans l’eau, entouré de toute une série d’adversaires à la mine patibulaire ; puis on voit les gouttes tomber du ciel ; s’écraser sur le chapeau, ou alors gicler sur le sol gorgé d’eau ; tantôt à vitesse réelle, tantôt en hyper-ralenti. Nous sommes plongés dans le moment présent. Comme seul Wong Kar-Wai sait le faire.
Et voilà qu’une voix-off énonce : « Le kung-fu, c’est deux mots : horizontal et vertical. Celui qui se tient debout à la fin du combat est le vainqueur. » Et voilà que commence le combat. Combat inégal, entre l’homme au chapeau, à la sérénité et aux aptitudes sans pareil, et une quantité d’opposants de moindre niveau. Un ballet violent et léger à la fois. Une danse étrange et gracieuse, qui se joue comme dans un opéra, comme dans un rêve, sur une musique toute de douceur, déchirée par le fracas des coups : une jambe se lève lentement, et s’abat à une vitesse faramineuse sur un corps qui s’écrase lourdement sur le sol ; un geste rapide comme l’éclair fait soudain s’envoler un adversaire qui va s’écraser au loin, contre un mur, dans un bruit tonitruant ; et tantôt on ne voit plus qu’une vis qui sort du mur brisé sous la prodigieuse violence d’un coup.
La même beauté, la même intensité, le même sens du détail et de l’instant magnifié que précédemment, dans le générique, mais non plus sur le mode mineur de la retenue, de l’attente, de l’effleurement et de l’indistinction, mais sur le mode majeur de la brutalité, de la précision, de l’exploit et de la performance.
En direction du grand style
D’une scène à l’autre, les nerfs à fleur de peau, dans une intensité et sensualité extrêmes, les opposés se rassemblent, les contraires se joignent, se nourrissent, s’interpénètrent et se stimulent l’un l’autre : la violence et la retenue, le chaos et la belle forme, la clarté et l’obscurité, les couleurs et le noir et blanc, les accélérés et les ralentis, l’amour et la haine, le silence et les claquements, la lenteur et la vitesse, le vide et le trop-plein, la sobriété et l’ivresse, le jeu et le sérieux, et tout ça réciproquement, circulairement, sans fin.
C’est ainsi que, progressivement, scène après scène, instant après instant, geste après geste, cercle après cercle, on expérimente comment l’homme authentique, fidèle à sa nature et à son éducation, arrive, à force de travail et de rigueur, à trouver son rythme, son « timing », comme dit Wong Kar-Wai ; parvient à se connaître et dominer soi-même, à canaliser et exalter les puissances obscures partout à l’œuvre, à s’ouvrir à lui-même, au monde et à ses semblables ; et poursuivre son chemin en direction du grand style. Sans se voiler la face : « Le kung-fu, c’est deux mots : horizontal et vertical. Celui qui se tient debout à la fin du combat est le vainqueur. »
Suivre sa voie
Le seul but dans la vie est de tenir debout, pour suivre sa voie : faire honneur à sa nature et à son éducation. Maîtriser et accompagner au mieux les énergies. Elever son niveau, trouver sa place, son rôle, si possible devenir un exemple. Sans se prendre pour quelqu’un d’autre : « Certains hommes sont dans la lumière, d’autres dans l’ombre. C’est la vie qui choisit ». Pour parvenir à être à la hauteur de sa tâche – qui peut tout aussi bien être celle de disciple que celle de maître –, il faut tout faire pour réussir, ne vouloir que ça, passionnément, à la folie : toujours s’entraîner, se renforcer, gagner en sensibilité, en habileté, en équilibre, en technique, en savoir-faire, en précision, en force, en vitesse, en puissance, mais aussi en retenue, en souplesse, et en patience…
Eprouver de manière cosmique
Eprouver et suivre en toute honnêteté et probité les énergies de vie. Se vouer corps et âme à sa passion. De manière cosmique. Par-delà sa petite personne, ses petites idées, ambitions et autres tentations. Être aux aguets, à l’écoute ; démultiplier ses forces, et surmonter ses faiblesses. Tout mettre en œuvre pour suivre sa voie, frayer son chemin, qui nous dépasse à vrai dire de fond en comble. Vivre par-delà l’ici et maintenant, mais toujours plongé dans le moment présent. Toujours en regardant en avant, mais en sachant aussi se retourner sans regret sur son passé. Par-delà sa petite histoire ; et par-delà la grande histoire. En suivant la voix des maîtres, et les voies de la tradition – et en accompagnant le flux et reflux de la vie. Sans se voiler la face : « On peut bien apprendre les uns des autres, mais l’issue du combat reste entre les mains des dieux. »
L’amour comme stimulant
L’amour pousse à l’excellence ; alimente, stimule la réalisation de sa tâche. Si Ip Man devient un grand maître, c’est notamment par amour. D’abord celui de sa femme, au printemps de sa vie, qui lui donne le calme, la confiance et l’équilibre nécessaires pour se forger ses armes. Ensuite celui pour Gong Er (Zhang Ziyi), sa grande rivale, unique experte de la « technique des 64 mains », avec qui il vit, en plein combat, dans une lutte au plus haut niveau, un moment d’une intensité inouïe : un frôlement amoureux d’une profondeur, d’une tension, d’une détente, d’une violence et d’une harmonie pour ainsi dire extatique.
Non pas l’amour charnel ou moral d’un individu ; non pas l’amour physique ou romantique, de fuite dans la sensualité animale ou dans l’idéalité métaphysique ; mais l’amour comme jubilation ici et maintenant des forces du monde lui-même, des forces qui se stimulent réciproquement à des degrés de puissance prodigieux, insoupçonnés. C’est le climax : l’instant qui justifie toute existence. Tout l’enjeu de la vie semble être celui-ci : permettre au corps et à l’esprit de vivre – voire revivre –, ensemble, telle jubilation extatique ; tout compte fait par-delà les individus eux-mêmes, qui ne sont que les éphémères médiums des surpuissantes énergies.
Suivre son code d’honneur
Alors que, juste avant de mourir, le grand maître interdit à sa fille de le venger, celle-ci choisit de le venger quand même : le code d’honneur, la santé de la vie l’emporte sur l’inquiétude du père vis-à -vis de son enfant. Autre exemple : face à l’invasion des Japonais, alors qu’il a tout perdu, Ip Man préfère mourir de faim – et perdre sa famille – plutôt que de déroger à ses principes de vie.
Au fond, si on est honnête et authentique, nos choix et nos décisions sont absolus : non pas, comme dans notre tradition (Platon, Hegel, etc.), détachés de tout parce qu’ils relèvent de la pure idée ; mais détachés de toute séparation en parties parce qu’ils sont présents dans le tout du monde : dans l’ensemble des forces qui nous dépassent et qu’il s’agit en toute circonstance d’honorer et de célébrer, par-delà , envers et contre tout.
Deux types de puissances
Loin de la puissance démonstrative, arrogante et sans nuances qui règne dans le jeu de forces (ou de faiblesses) en Occident, Wong Kar-Wai rappelle qu’il existe des puissances qui, bien qu’elles ne s’étalent pas, bien qu’elles ne se voient pas d’emblée – parce qu’elles émanent des profondeurs et qu’elles sont marquées par une certaine retenue, une certaine distance, discrétion et humilité –, possèdent un pouvoir insoupçonné, prodigieux, inégalable. Ce que Wong Kar-Wai rappelle, n’est en somme rien d’autre que l’existence des puissances qui rythment à partir des profondeurs les plus abyssales le jeu de la vie.
Détaché de toute forme de politique et de morale idéaliste, The Grandmaster présente l’aristocratie du corps et de l’esprit comme saine possibilité pour la bonne gestion et le bon équilibre des forces qui travaillent les individus et le monde : possibilité de haute exigence où la faiblesse, l’inauthenticité, l’artifice, la survalorisation de sa personne, l’arrogance, les petits arrangements, la tricherie et le vain étalage démonstratif sont punis sans délai. Non pas par des lois morales, une justice sociale, voire une police, mais par l’ordre naturel lui-même : « L’issue du combat reste entre les mains des dieux. »
Dans un tel monde, c’est la loi du plus fort qui règne : c’est le meilleur qui gagne. Le meilleur, non seulement au sens où il a un cerveau ou un corps particulièrement développés, habiles, puissants et efficaces, mais où, à l’écoute du monde, il conduit ses deux atouts humains ensemble, en harmonie l’un avec l’autre, vers les plus haut sommets.
Loin d’édicter des lois et de fonder une justice visant son propre confort et sa propre protection, loin de se contenter de ses acquis, de se confiner à un style, il est sa vie durant aux aguets : ouvert à toute nouvelle possibilité, il ne cesse de chercher, de s’entraîner, de combattre et de transmettre sa technique, son savoir-faire, son art : art martial, art de la guerre, contre toute faiblesse, les siennes, celles du monde et de son entourage ; pour mieux valoriser et stimuler les forces, les siennes, celles du monde et de son entourage.
C’est par là , corps et âme, qu’on se hisse à la plus grande sérénité et au plus haut niveau. Pour, peut-être, comme y parvient Wong Kar-Wai lui-même dans The Grandmaster, devenir un maître et atteindre un climax : instant extatique qui justifie toute existence, y compris les pires souffrances.
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Bande annonce en VO :
Bande annonce avec sous-titres mangeant un partie de l’image :
Article de fou! Magistral! De grand style!
Article très fort, oui, car film exceptionnel. A propos du style (avant-dernier paragraphe): « Choisissez votre style. », conseille Ip Man. Quant au Jeu de la vie: Ă quel degrĂ© sommes-nous maĂ®tres de notre destin? Aucun, comme semble l’affirmer Ip Man (« L’issue du combat reste entre les mains des dieux. »), ou tout de mĂŞme Ă un point certain?
Autrement dit: quel(s) pouvoir(s) possĂ©dons-nous sur la conduite et la maĂ®trise de notre vie? Est-il (seulement) possible d’influencer son cours?
Tout ce que nous pouvons faire, c’est affiner nos sens, notre intelligence: nous Ă©lever au-dessus de notre mĂ©diocritĂ©, pour ĂŞtre Ă la hauteur des tâches divines.