Dimanche, j’ai eu l’occasion d’être à l’arrivée du Genève Marathon, de l’ainsi nommé « Harmony Genève Marathon For Unicef ». Et j’y ai vécu quelque chose d’étonnant, pour ne pas dire d’étrange. Alors que, jusqu’ici, l’amateur de sport que je suis a l’impression de n’avoir vibré, frissonné et été vraiment ému que par les luttes des athlètes élite, de grand style, j’ai, dimanche, à maintes reprises eu des frissons et des larmes aux yeux en voyant et partageant l’émotion des coureurs populaires à l’arrivée. Des marathoniens pas beaux du tout, mais en extase, tout sourire, juste heureux d’être arrivés, d’avoir réussi, de retrouver leur famille, leurs gens, tout aussi heureux et émus qu’eux et que moi. Des moments d’une intensité et émotion rares, que j’aimerais bien mieux comprendre.
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Emotion marathon RDepuis une vingtaine d’années, le marathon est devenu un véritable phénomène de société, aussi étonnant qu’étrange. Des millions de personnes s’engagent aujourd’hui dans l’épreuve mythique des 42,195 km, rejouant à leur manière, moderne, voire post-moderne, le périple du soldat grec Philippidès, qui aurait parcouru, en 490 avant Jésus-Christ, la distance qui sépare Marathon d’Athènes pour annoncer la bonne nouvelle de la victoire grecque sur les Perses. Avant de s’effondrer raide mort de fatigue.
Le premier marathon proprement dit a eu lieu exactement 2286 années plus tard, en 1896, lors des premiers Jeux olympiques modernes, précisément, pour faire rejouer l’histoire, entre Marathon et… Athènes. C’est le fameux berger grec Spiridon Louis qui a remporté l’épreuve en 2h58’50. Mais attention : la distance ne faisait alors « que » (si on peut dire) 40 km. Oui, la distance officielle du marathon, les mythiques – ou plutôt pseudo-mythiques – 42,195 km, ou plutôt 26 miles et 385 yards, a à vrai dire été fixée par les… Anglais, et ce lors des premiers Jeux olympiques de Londres, en 1908.
Impossible de ne pas raconter l’anecdote, tant elle fait sourire : les Anglais avaient prévu de faire la course sur… pile 26 miles (soit 41,843 km, distance qui auraient très bien pu devenir la distance officielle). Mais il n’en a pas été ainsi. En effet, pour le bon plaisir de la famille royale, et en particulier pour les bambins de la famille royale, il a été décidé que la course démarre dans les jardins du Château royal de Windsor. Et c’est la distance qui sépare le Château royal de Windsor et le White City Stadium, à l’Ouest de Londres, qui a été prise en compte comme distance officielle du marathon. Et, depuis, dans le monde entier, on court la distance qui sépare le Château royal de Windsor et le White City Stadium, plus précisément la loge royale du White City Stadium, –qui a aujourd’hui été remplacé par une zone commerciale, mais c’est là une autre affaire.
D’abord réservé à l’élite, le marathon s’est démocratisé dès les années huitante, pour devenir un véritable phénomène de société : un phénomène de masse où, loin de chercher la performance – sinon la victoire, du moins un chrono –, on se lance un défi. Que ce soit dans les innombrables marathons de grandes villes, telles les immenses messes populaires que sont les marathons de New York, de Boston, de Tokyo, de Paris, de Berlin, de Chicago, et j’en passe et des meilleurs, qui comptent jusqu’à plus de 50’000 participants, ou que ce soit dans les marathons de moindre envergure, tels la plupart des pas moins de 25 ( !) marathons organisés en Suisse, le but n’est pour la plupart pas du tout la gagne, ou de faire trembler le chronomètre, mais simplement de franchir la ligne d’arrivée.
On se prépare pendant des mois, des années, des fois, simplement pour pouvoir franchir la ligne d’arrivée, et pour pouvoir dire, à la fin : « Je l’ai fait ! Je suis un marathonien ! Je suis un héros ! ». Ou plutôt, en anglais, puisque le phénomène est aujourd’hui complètement mondialisé – victoire, là aussi, de la vision occidentale du monde où, pour être quelqu’un, il faut savoir se fixer des buts et les réaliser : « I did it ! I’m a marathon runner ! I’m a hero ! »
C’est quelque chose qu’il faut faire au moins une fois dans sa vie. Sinon, on n’appartient pas à la catégorie des gens bien, des gens comme il faut, qui valent quelque chose, qui se fixent des buts, des buts élevés – et qui les atteignent.
A l’arrivée du Genève Marathon, c’est exactement ce qui se passait. Les gens étaient heureux, juste heureux, et pas seulement les coureurs au bout de leur pensum, au bout de leur rouleau, avec la tête qui tourne, le corps raide et suant, le visage épuisé, titubant, sur leurs jambes fracassées, mais un large sourire aux lèvres, les bras volontiers en l’air. Pas seulement eux, mais aussi les accompagnants, dans les bras desquels ils tombaient, en même temps comme des feuilles mortes, et en même temps comme des héros, de retour de guerre, des rescapés d’une terrible catastrophe, des revenants d’entre les morts. D’abord on se cherche puis, dès qu’on se voit, on jubile, on bondit de joie, on s’extasie, on s’embrasse, on se serre, plus que de raison, on se pleure dessus parmi !
Forcément, il y a là quelque chose de communicatif. Voir ça, ça nous fait quelque chose, ça nous fait quelque chose de fort. Ça nous donne des frissons partout. On est en empathie ; impossible de ne pas être en empathie. Et voilà que ça nous tire les larmes. Comme lors d’une grande victoire sportive, d’une cérémonie protocolaire, d’un quelconque événement heureux, comme dans un film, fait exprès pour ça, exprès pour nous tirer les larmes, dont tout le monde sort en pleurant comme une madeleine.
Et là, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des films, ce n’est pas juste du sentimentalisme. Non, il se passe vraiment quelque chose, quelque chose de bien plus profond que du simple sentimentalisme : c’est vraiment de l’émotion, qu’on ressent, tout à coup, comme ça ; on est « é-mu », littéralement « mu hors de soi », placé dans une dimension qui nous dépasse, qui nous dépasse très largement ; dans une dimension qui vient de loin, de très loin, de très très loin.
D’où ? Telle est la grande question. Dimanche, au marathon de Genève, à l’ainsi bien nommé « Harmony Genève Marathon for Unicef », tout à coup, je me suis dit : qu’elle venait du fin-fond de notre… humanité. Du fin-fond de notre humanité qui existe bel et bien et qui fait qu’au lieu d’être toujours centré sur nous-mêmes, sur notre performance, notre succès, de jouer partout la puissance, les faux-semblants, de sans cesse lutter les uns contre les autres, pour en tirer des avantages, on devient soudain tous, au même titre, de simples êtres humains, de simples mortels, tombés malgré nous, par hasard, sur cette même terre, où nous avons pour sûr quelque chose à faire, ensemble, tous ensemble. Quelque chose de bien plus grand qu’un marathon !
Et si c’était de nous découvrir nous-mêmes en notre vraie nature, sensible, enfantine, productrice, artistique, et de découvrir les autres en cette même nature ? Et de cheminer, ensemble, tous ensemble, chacun à sa place, en fonction de ses possibilités, en direction d’un monde meilleur, plus juste, plus vrai, plus beau, plus ouvert ? Non pas bien sûr selon l’idée universelle, rationnelle, que nous en avons, nous autres mortels, mais selon le divin universel, inobjectivable, indicible, qui se trouve au fin-fond de nos entrailles.
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