Depuis que je suis tout petit mes parents m’ont emmené me promener à la montagne. J’aimais bien ça, mais très vite quelque chose a commencé à m’énerver : chaque fois qu’on arrivait quelque part, mon papa s’exclamait : « Ahhh, c’est beau ». Et je ne sais pas pourquoi, je trouvais ça très désagréable. Pas parce que ce n’était pas vraiment beau, moi aussi je voyais bien que c’était beau. Mais quelque chose m’énervait dans la façon dont mon papa le faisait remarquer.
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Ah, ton papa, mon cher Bboul, semble être victime, comme de nombreuses (grandes) personnes, du syndrome – très occidental – de l’imposition et de l’universalisation tout azimut des idées traditionnelles.
Je parie qu’en plus de dire « Ah, c’est beau ! » à chaque point de vue qu’il rencontre, ou, mieux, à chaque point de vue où il vous emmène (et je ne serais pas étonné qu’il s’agit surtout des points de vue explicitement indiqués dans les guides), il dit aussi très volontiers « Ah, c’est bien ! » et « Ah, c’est vrai ! » dès qu’il en a la possibilité, dès que la situation se présente pour le dire. Ou pour dire exactement le contraire : « Ah, ce n’est pas beau ! », « Ah, ce n’est pas bien ! », « Ah, ce n’est pas vrai ! ».
Tout porte à croire que, comme la plupart des gens, il cherche partout, dans la nature, les paysages, les individus, les actions et tous les phénomènes du monde, à reconnaître ce qu’il a dans la tête, comme idées : comme idées de beauté, de bonté et de vérité. Enfin ce qu’« il » a comme idées est beaucoup dire : il s’agit somme toute des idées qu’on a tous, des idées qu’on nous a à tous enfoncées dans la tête, depuis notre plus tendre enfance : idées abstraites de beauté, de bonté et de vérité depuis des lustres à notre disposition, dans notre tête, comme un catalogue sur papier glacé, qui sert de modèle comparatif de tout ce qu’on croise dans la réalité.
Aussi anodine qu’elle paraisse, la phrase « Ah, c’est beau ! » est une phrase extrêmement occidentale, à portée extrêmement universelle. Toute la mondialisation « à l’occidentale » s’y trouve. En décortiquant la phrase, on se rend compte qu’elle dit que « ceci », ce qu’on a, là, devant les yeux, comme un spectacle ; que ceci « est », en son être, en son essence, en sa vérité stable et constante, est… « beau » ; selon les critères bien définis de la « beauté », du concept de beauté, c’est-à-dire, comme l’indique le Petit Robert, de « ce qui fait éprouver une émotion esthétique » : émotion subjective du sujet qu’on est face à l’objet qui se présente à nos yeux et qu’on regarde.
Face à un paysage, il y a plusieurs manières de faire, selon notre ouverture au monde et la force d’imprégnation desdites idées qui s’imposent à nous. Face à un paysage, on peut, si on est disponibles, contempler la variété des phénomènes, en apprécier l’agencement, la composition, l’harmonie, les couleurs, voire quelque géométrie sous-jacente. Ou on peut, si on est plus disponibles, plus ouverts encore, y déceler des forces et des tensions surpuissantes, des équilibres précaires, des pressions, des résistances, des contradictions immenses qui nous poussent à ne plus rester plantés là-devant, à l’extérieur, en sujets contemplatifs, mais qui nous amènent à nous y fondre : à nous plonger dans le jeu des corrélations, dans le mystère des va-et-vient de la vie, des relations et des tensions inhérents au paysage.
Avec pour conséquence de nous trouver enchantés, enthousiasmés, de sentir notre vitalité, notre sentiment d’exister redoublés. Avec pour soudaine certitude d’appartenir à tout ça, de faire partie intégrante de tout ça, de vivre dans et avec tout ça, de faire nous-mêmes – microscopique individu que nous sommes – écho à l’immensité et à la cohérence de tout ça. Oui, un paysage, ça peut nous prendre dans le ventre, ça peut nous rendre euphorique, ça peut nous donner des ailes. Tellement qu’il nous reste, qu’il nous habite, nous accompagne, nous nourrit longtemps après l’avoir quitté, le paysage.
Et on peut aussi, face au même paysage – et voilà comment semble fonctionner ton père, mon cher Bboul –, scruter l’horizon, balayer le panorama, respirer un bon coup, non sans faire que ça s’entende, et déclarer, de but en blanc : « Ah, c’est beau ! » Avant de passer à l’assaut d’un prochain « point de vue » où s’arrêter et faire de même.
Forcément, il y a quelque chose d’énervant dans cette attitude, dans cette objectivation des choses, dans cette manière de rester à distance, dans cette manière de chercher à reconnaître, dans un paysage ou n’importe quoi d’autre, une idée préalablement inscrite dans sa tête, ou dans un guide. Forcément, il y a quelque chose d’énervant dans cette façon de s’extasier, d’imposer son constat tout azimut, sans retenue, sans discrétion, sans respect pour rien.
Ah là là, des gens comme ça, des attitudes comme ça, ça peut vous gâcher tout un paysage, sinon toute la vie…
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