Suite à son retour à sa caverne, à son mot de bienvenue et à ladite Cène, là-haut, dans les montagnes, Zarathoustra s’est mis à prêcher sa sagesse tragique à ses hôtes, les hommes supérieurs en détresse, qui se sont arrachés de leur confort pour grimper dans les hauteurs et découvrir de nouvelles vérités capables de ressourcer notre monde aux abois.
Zarathoustra leur a distillé un long prêche, composé de 20 leçons, qui viennent, les unes après les autres, à la fois résumer ses enseignements précédents et favoriser l’apparition du… surhomme.
Voici comment Zarathoustra déploie sa première leçon, en commençant par rappeler comment les choses se sont passées lors de son premier retour auprès des hommes, après dix années de solitude dans la vie sauvage des hauteurs montagneuses.
Quand je suis revenu pour la première fois parmi les hommes, raconte-t-il, j’ai fait la folie du solitaire, la grande folie : j’ai pêché par naïveté. Comme la place du marché était noire de monde – les gens en effet étaient sortis pour admirer un spectacle de funambule –, plein de candeur et d’enthousiasme, je me suis avancé et ai proclamé, en toute confiance et plein d’espoir, ma sagesse tragique.
Mais, en parlant comme ça, à tous, je n’ai à vrai dire parlé à personne. Les gens n’ont rien compris, et peut-être même pas écouté. La plupart bavardait, certains riaient. Et le funambule s’est mis en marche, s’est avancé, et… est finalement tombé. Et moi, le soir venu, loin de la ville, je me suis retrouvé avec des funambules et des cadavres pour seuls compagnons ; en étant moi-même un funambule, et presque un cadavre.
Mais, heureusement, avec le nouveau matin, le retour du soleil, une nouvelle vérité m’est venue : j’ai appris à dire : « En quoi me concerne la place du marché et la populace, et le bruit de la populace, et les longues oreilles d’ânes de la stupide populace ! »
Tel est ce que vous autres hommes supérieurs devez apprendre de moi : on a beau dire, sur la place du marché, personne ne croit aux hommes supérieurs. Si vous voulez vous y risquer, si vous voulez y aller, y parler, eh bien allez-y, faites-le ! Mais vous verrez, en entendant votre discours, la populace clignera des yeux et dira : « Nous sommes tous égaux ».
« Il faut que vous le sachiez, vous autres hommes supérieurs, voilà comment la populace cligne des yeux : en affirmant qu’il n’y a pas d’hommes supérieurs, que nous sommes tous égaux, tels que nous sommes ; que, devant Dieu, un homme est un homme – et que nous sommes tous égaux ! »
Devant Dieu !, dit la populace. Elle n’a pas encore remarqué que Dieu est mort ! Et nous, de toute façon, mes amis, vous le savez aussi bien que moi : face à la populace, face à la stupide populace, qui ne cherche que son propre confort, son propre avantage, et cela en faisant le minimum d’effort, pour un moindre prix, face à cette populace, nous ne voulons en aucun cas être égaux.
Moralité : quittez au plus vite la place du marché, vous autres hommes supérieurs ! Vous n’avez rien à y faire ; vous y perdez votre temps !
Telle est la première leçon de Zarathoustra.
*
Traduction littérale
Quand je suis arrivé pour la première fois parmi les hommes, j’ai fait la folie du solitaire, la grande folie : je me suis mis sur la place du marché.
Et quand j’ai parlé à tous, je n’ai parlé à personne. Mais, le soir venu, j’avais des funambules et des cadavres pour compagnons ; et j’étais moi-même presque un cadavre.
Mais avec le nouveau matin, une nouvelle vérité m’est venue : j’ai alors appris à dire « En quoi me concerne la place du marché et la populace et le bruit de la populace et les longues oreilles de la populace ! »
Vous autres hommes supérieurs, apprenez ceci de moi : sur la place du marché, personne ne croit aux hommes supérieurs. Et si vous voulez y parler, très bien ! Mais la populace cligne des yeux : « Nous sommes tous égaux ».
« Vous autres hommes supérieurs, – voilà comment la populace cligne des yeux – il n’y a pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux, un homme est un homme, devant Dieu – nous sommes tous égaux ! »
Devant Dieu ! – Mais ce Dieu est mort, désormais. Face à la populace, nous ne voulons toutefois pas être égaux. Vous autres hommes supérieurs, quittez la place du marché !
***
Il s’agit ci-dessus du treizième chapitre (1/20) de la « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.