Continuons notre plongée dans le paragraphe 125, intitulé « L’homme fou », du Gai savoir de Friedrich Nietzsche.
C’est le matin. Nous sommes sur la place du marché, parmi la foule. Et un homme fou – homme taxé de fou par la plupart, mais qui est à vrai dire un homme de grande lucidité – vient de s’y précipiter, une lanterne à la main, à la recherche de… Dieu.
Face aux moqueries des gens, il les a transpercé du regard et leur a annoncé la cruelle vérité que « Dieu est mort » ; et que nous sommes, nous tous, les hommes, ses meurtriers. Oui, notre vision chosiste, scientifique, techniciste, utilitariste, égoïste du monde a eu raison de Dieu et des valeurs suprêmes qu’il incarnait. Et l’existence d’avoir perdu son but et son sens ultimes. Et l’humanité de se replier toujours davantage sur elle-même.
Et l’homme fou de continuer à interroger la foule en ces termes : « Ne cheminons-nous pas à l’écart de tous les soleils ? » N’avons-nous pas perdu nos guides de lumière ? Ne sombrons-nous pas toujours davantage dans la nuit ?
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Même si on ne se l’avoue pas, si on fait mine de rien, ne sommes-nous pas toujours chahutés dans tous les sens ? « Ne sommes-nous pas continuellement en train de tomber, de chuter ? Et ce vers l’arrière, vers le côté, vers l’avant, de tous les côtés ? Existe-t-il encore un en haut et un en bas ? » Avons-nous encore des repères ? « N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? » Notre vie, notre travail, nos efforts ne sont-ils pas vains ? L’existence n’est-elle pas devenue absurde ? Dénuée de sens ?
Autant de questions dont les réponses vont de soi, si on accepte de ne pas se voiler la face : oui, nous avons perdu nos guides de lumière ; oui, ce sont d’autres valeurs que celles de Dieu, valeurs chosistes, égoïstes, économiques, qui imprègnent dès lors nos existences ; et nous sommes toujours en train de sombrer, d’errer et de nous agiter dans tous les sens.
Aussi désagréable que soit son constat tragique – constat loin de tout athéisme moqueur –, l’homme poursuit son interrogation : « L’espace vide ne souffle-t-il pas sur nous ? Ne fait-il pas toujours plus froid », dans nos têtes, dans nos cœurs ?
En dépit des progrès scientifiques, des infinies possibilités de nous informer, de communiquer, n’y comprenons-nous pas de moins en moins ? Comment les choses se passent, se font et se défont ? Comment il se fait que les choses naissent et meurent, vont et viennent ? Et vers où elles vont – et viennent ? Et pourquoi ? Et comment ?
Et l’homme de demander encore : l’obscurité, « la nuit ne vient-elle pas toujours de nouveau ? » N’y a-t-il pas, en même temps qu’on met toujours plus de choses en lumière, toujours plus de zones d’ombres, « toujours plus de nuit ? » N’avons-nous pas toujours peur ? « Ne faut-il pas, dès le matin, allumer des lampes ? » Faire de gros efforts pour ne pas être trop inquiétés et y voir un peu clair ?
Chut, tendons l’oreille ! « N’entendons-nous pas encore le bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? », demande alors l’homme. N’entendons-nous pas toute une agitation, tout un bruit de pelles, un brouhaha de machines, d’avions, de voitures, etc. ?
Et… ne sentons-nous pas quelque chose ? Ne sentons-nous rien ? « Ne sentons-nous pas encore la putréfaction divine ? » Odeur nauséeuse, mélange de gaz d’échappement, de produits chimiques, de désodorisant, de parfum bon marché ? Oui, c’est comme ça : à l’instar de tous les phénomènes de la terre : « Les dieux naissent, vivent, puis meurent et… se putréfient ! » a alors crié l’homme fou. « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et nous l’avons tué ! » Nous tous, tels que nous sommes, tels que nous nous comportons, tels que nous vivons, tels que nous pensons, sommes les meurtriers de Dieu.
Tel est le constat tragique fait par l’homme fou sur la place du marché. Nous verrons la prochaine fois comment les choses se poursuivent.
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Un jeudi sur deux, le Dr. Ludovic MietZsche (GRE/CHN/FRA/GER/GBR/USA) vous rappelle quelques fondamentaux de la philosophie traditionnelle. Non sans dévoiler en même temps, dans les plis et replis négligés par notre vision idéaliste, quantité de perspectives cachées.
Retrouvez la chronique précédente ici.
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Traduction littérale :
125. L’homme fou. « […] Loin de tous les soleils ? Ne chutons-nous pas continuellement ? Et ce vers l’arrière, vers le côté, vers l’avant, de tous les côtés ? Existe-t-il encore un en haut et un en bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? L’espace vide ne souffle-t-il pas sur nous ? Ne fait-il pas plus froid ? La nuit ne vient-elle pas toujours de nouveau, et plus de nuit ? Ne faut-il pas, le matin, allumer des lanternes ? N’entendons-nous encore rien du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la putréfaction divine ? — les dieux aussi se putréfient ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et nous l’avons tué !»
Texte original :
125. Der Tolle Mensch. « […] Fort von allen Sonnen? Stürzen wir nicht fortwährend? Und rückwärts, seitwärts, vorwärts, nach allen Seiten? Gibt es noch ein Oben und ein Unten? Irren wir nicht durch ein unendliches Nichts? Haucht uns nicht der leere Raum an? Ist es nicht kälter geworden? Kommt nicht immerfort die Nacht und mehr Nacht? Müssen nicht Laternen am Vormittag angezündet werden? Hören wir noch nichts von dem Lärm der Totengräber, welche Gott begraben? Riechen wir noch nichts von der göttlichen Verwesung? – auch Götter verwesen! Gott ist tot! Gott bleibt tot! Und wir haben ihn getötet! »
Merci pour ces textes.
L’homme fou…ne l’est pas car il dit vrai.
Les sociétés très évoluées n’ont plus besoin de Dieu. Du moins elles font comme si !
Heureusement et c’est vrai, beaucoup de nos semblables ont encore la foi et c’est heureux