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mars 2016

Le chant de la mélancolie, II

George Popescu | Zarathoustra vient de quitter sa caverne. Il a retrouvé ses deux animaux de compagnie, son aigle et son serpent. Il déguste avec eux le bon air pur. A l’intérieur, le vieil illusionniste s’est levé, a regardé d’un air rusé autour de lui, à droite, à gauche, et s’est mis à commenter la disparition de Zarathoustra : « Il est sorti ! » « Zarathoustra est sorti, vous autres "hommes supérieurs" – si je me permets de vous chatouiller en vous appelant comme il le fait lui-même, en vous flanquant de ce nom élogieux et flatteur d’"hommes supérieurs". Zarathoustra est sorti – et voilà déjà que mon grave esprit de porteur, d’illusionniste s’empare de moi, me voilà déjà de nouveau la proie de mon diable mélancolique. Mon diable mélancolique, qui est jusqu’en son fond l’adversaire de Zarathoustra : pardonnez-lui d’être comme ça ! Le voilà qui se manifeste : il veut se présenter devant vous, il veut vous faire des tours de magie. Zarathoustra sorti, c’est son heure, maintenant. A quoi bon lutter contre ce mauvais esprit : dès que je me laisse aller, il n’y a rien à faire, il s’empare de moi. A vous tous, vous autres hommes supérieurs, qu’importe les noms honorifiques que vous vous donniez : que vous vous appeliez les « esprits libres », ou les « véridiques », ou « les pénitents de l’esprit », ou « les déchaînés », ou « les hommes du grand désir », ou je ne sais comment encore. A vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût de l’homme tel qu’il est devenu ; à vous tous pour qui le vieux dieu est mort, pour qui notre vision du monde et nos manières de faire bimillénaires se sont avérées fausses, de dangereuses erreurs ; pour qui aucun nouveau dieu n’est encore apparu, pas même un tout petit, emmailloté dans un berceau ; quoi que vous disiez, à vous tous, mon esprit mauvais, mon esprit de diable-illusionniste est cher. Il fait partie intégrante des êtres que nous sommes tous. Je vous connais, vous autres hommes supérieurs, et je le connais aussi lui, ce divin monstre qu’est Zarathoustra. Je l’aime malgré moi : il me semble lui-même souvent être une belle larve de saint : comme un défenseur non encore éclot d’un nouveau dieu – d’un dieu à venir, non pas de la vie idéale, bien sûr, mais de la vie ici et maintenant. Zarathoustra, pareil à un nouvel et étonnant genre de travesti, multifacettes ; joueur clair-obscur dans lequel se complait malgré moi mon esprit mauvais, mon esprit méchant, mon diable mélancolique. C’est le monde à l’envers : souvent, il me semble que j’aime justement Zarathoustra à cause de mon esprit mauvais, de mon esprit méchant. Mais voilà qu’il s’empare déjà de moi, qu’il me force, cet esprit de mélancolie, ce diable du crépuscule de soir. Et, en vérité, vous autres hommes supérieurs, regardez en vous, autour de vous : ça lui fait envie ! Ça vous fait envie ! Regardez comme ça nous prend ! Ouvrez donc les yeux ! Ça lui fait envie, de venir nu, vers moi, vers nous : en homme, en femme, je ne le sais pas encore, en travesti. Mais il vient, il me force, malheur ! Prenez garde ! Ouvrez vos sens ! Le jour décline, le soir arrive pour toutes les choses, les pires, mais aussi les meilleures. Ecoutez, maintenant, et voyez, vous autres hommes supérieurs : voyez quel diable, quel travesti, mi-homme, mi-femme, est cet esprit de la mélancolie du soir ! » Voilà comment a parlé le vieil illusionniste. Et il a de nouveau regardé d’un air avisé autour de lui, à gauche, à droite, et a soudain saisi sa harpe pour se mettre à jouer… *** Traduction littérale Mais à peine Zarathoustra a quitté sa caverne, le vieux magicien s’est relevé, a regardé d’un air rusé autour de lui et a dit : « Il est sorti ! Et déjà, vous autres hommes supérieurs – que je vous chatouille comme lui-même avec ce nom élogieux et flatteur –, déjà mon grave esprit de porteur et de magicien s’empare de moi, mon diable mélancolique, – qui est du plus profond un adversaire de ce Zarathoustra : pardonnez-le-lui ! Le voilà qui veut devant vous faire des tours de magie, c’est là justement son heure ; je lutte en vain avec ce mauvais esprit. A vous tous, quels que soient les honneurs que vous vous rendez en paroles, que vous vous appeliez les « esprits libres », ou les « véridiques », ou « les pénitents de l’esprit », ou « les déchaînés », ou « les hommes du grand désir », – à vous tous, qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le vieux dieu est mort et pour qui aucun nouveau dieu n’est emmailloté dans un berceau, – à vous tous mon mauvais esprit et diable-magicien est cher. Je vous connais, vous autres hommes supérieurs, je le connais, – je connais aussi ce monstre que j’aime malgré moi, ce Zarathoustra : lui-même me semble souvent comme une belle larve de saint. – pareil à un nouvel étonnant travesti dans lequel se complait mon méchant esprit, le diable mélancolique : – j’aime Zarathoustra, me semble-t-il souvent, à cause de mon esprit méchant. – Mais déjà il s’empare de moi et me force, cet esprit de la mélancolie, ce diable du crépuscule de soir : et, en vérité, vous autres hommes supérieurs, ça lui fait envie – – ouvrez donc les yeux ! – ça lui fait envie, de venir nu, en homme, ou en femme, je ne le sais pas encore : mais il vient, il me force, malheur ! Ouvrez vos sens ! Le jour décline, le soir vient pour toutes les choses, aussi pour les meilleures choses ; écoutez maintenant et voyez, vous autres hommes supérieurs, quel diable, en homme, ou en femme, est cet esprit de la mélancolie du soir ! » Voilà comment a parlé le vieux magicien, il a regardé d’un air avisé autour de lui et a ensuite saisi sa harpe. *** Il s’agit ci-dessus de la deuxième partie du quatorzième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.  
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Toujours la même histoire

terrorisme-bruxelles-en-alerte-maximale« C’est toujours la même histoire : il suffit d’une poignée de connards pour foutre la merde. C’est exactement comme dans une classe, il y a toujours deux ou trois jeunes cons, pas plus, qui rendent la chose invivable pour tous les autres. Et ça ne sert à rien de les virer, il faut faire avec parce que c’est une situation qu’on retrouve tout au long de la vie. Il faut supporter ces choses-là. » (Gérard Depardieu, Innocent, Cherche Midi, 2015, p. 102) Depardieu a raison : rien ne sert de virer les connards. Mais Depardieu se trompe : il ne faut pas les supporter, mais les SURMONTER : tous les connards, qu’ils soient terroristes, ou flics, il faut les surmonter. A commencer par ceux qui sévissent en nous-mêmes.
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Triomphe US : jeu de dupes ?

hardest team to makePENSÉE ATHLÉTIQUE | Dimanche, à Portland (USA), les Etats-Unis ont bouclé « leurs » Mondiaux indoor d'athlétisme avec un nouveau record absolu de médailles glanées : pas moins de 23 breloques, dont 13 en or, ont été remportées par les 58 athlètes de la délégation américaine. Derrière les USA, l’Ethiopie et la France terminent aux 2e et 3e places du tableau avec seulement 5 et 4 médailles. Si le président de la Fédération internationale (IAAF) Sebastian Coe parle de « bon début pour regagner la confiance du public » suite aux aléas de ces derniers mois, ATHLE.ch s’interroge sur la bonne santé de la planète athlétisme. Après les quatre jours de compétition à Portland, dans l’Etat d’Oregon – fief de Nike et de l’athlétisme américain –, l’heure est au bilan. Bilan réjouissant, tous azimuts : les joutes mondiales se sont presque jouées à guichets fermés, près de 40'000 spectateurs se sont rendus dans l’Oregon Convention Center. Tension, haut niveau, records et ambiance de feu La tension était de mise, les luttes des plus serrées. Et le niveau exceptionnel : pas moins de 10 meilleures performances mondiales de l’année, sept records continentaux et plus de 40 records nationaux ont été battus. Dont bien sûr le record suisse du saut à la perche (4,80 m) dans un concours hitchcockien de Nicole Büchler, incroyable 4e, après un total de 13 sauts. « Pendant les quatre jours passés, nous avons expérimenté le meilleur de l’athlétisme indoor », commente Sebastian Coe, Président de l’IAAF, dans l’article de clôture du site de la Fédération internationale. « Un divertissement du top niveau, présenté de manière innovante, avec des effets de lumière et de son, depuis la présentation des athlètes dans le stade jusqu’aux cérémonies protocolaires au Centre-ville », poursuit-il. « L’athlétisme en salle offre une expérience intime pour les fans de sport, qui ne sont éloignés que de quelques mètres des athlètes en compétition. La grande foule de cette semaine a montré que l’athlétisme en salle délivre un show grandiose quand il est bien emballé », conclut Coe. Américains plus dominateurs que jamais L’ambiance ? Au beau fixe, évidemment : les 58 athlètes américains – la plupart inconnus de la grande scène internationale – ont raflé exactement la moitié des titres en jeu. Autrement dit : une finale sur deux a vu triompher un athlète US. « Des Championnats des Etats-Unis, avec forte participation internationale », souriait dimanche, lors de la dernière session, Sigi Heinrich, le commentateur de légende sur Eurosport Allemagne. Nous, on doit avouer, on a adoré regarder ces Championnats du monde. On a par exemple adoré découvrir Vashti Cunningham, la toute jeune lycéenne de Las Vegas (Nevada/18 ans), sacrée à la hauteur pour sa première finale en grand championnat. Ou alors la domination de Matthew Centrowitz et d’Ashton Eaton sur 1500 m et à l’heptathlon, tous deux protégés de Nike et basés en Oregon. Ou encore l’impressionnant Marquis Dendy, qui s’est imposé pour 1 centimètre en longueur, avec un bon à 8,26 m, lors de ses premiers Mondiaux élite. Sans même parler des relais de 4x400 m américains, qui n’ont laissé que des miettes à leurs adversaires. Nous, on a adoré, non sans nous rendre compte que jamais un pays n’a écrasé de la sorte des joutes mondiales. Pas même la Russie, aujourd’hui privée de compétitions internationales pour cause de dopage systématique. Ni le Kenya, aussi dans la tourmente, qui avait récolté la bagatelle de 16 médailles aux Mondiaux de Pékin l’an dernier et qui se retrouve cette fois soudain recalé à la… 25e place, avec deux breloques de bronze. Et la Jamaïque, me direz-vous, le pays de 2,7 millions d’habitants qui a égayé la planète athlétisme ces dernières années ? Elle ne récolte qu’un titre, une deuxième et une troisième places. Et Coe de dire, dans un article de la RTBF : « On ne peut pas nier que nous sommes confrontés à de sacrés défis pour regagner la confiance du public, mais ces Championnats sont un bon début ». Un bon début, oui, pour autant qu’on considère l’athlétisme comme un divertissement, un show à l’américaine, voire un simple jeu de dupes.
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Le chant de la mélancolie, I.

aigle-serpent | Pendant son prêche de sagesse tragique, Zarathoustra se trouvait près de l’entrée de sa caverne perchée dans les montagnes. Après ses derniers mots, après avoir exhorté les hommes supérieurs à apprendre à rire, à surmonter leur lourdeur, à devenir léger, léger comme le vent, il s’est échappé de ses hôtes : s’est enfui un court moment à l’air libre. « O senteurs pures autour de moi, s’est-il exclamé ! O silence bienheureux autour de moi ! Mais où sont mes animaux ? Venez, venez, mon aigle et mon serpent ! Dites-moi donc, vous, mes animaux, vous qui sentez si bien les choses de la vie : ces hommes supérieurs, dans l’ensemble – ne sentent-ils pas bons ? O senteurs pures autour de moi ! Me voilà qui sais et sens seulement comment et combien je vous aime, mes animaux. » – Et Zarathoustra a dit encore une fois : je vous aime, mes animaux ! Et l’aigle et le serpent se sont pressés contre lui, alors qu’il prononçait ces mots ; et ils levaient les yeux vers lui. Ils étaient là, tous trois, réunis en silence ; tous trois flairaient et dégustaient le bon air. Car ici, dehors, l’air était bien meilleur qu’auprès des hommes supérieurs. *** Traduction littérale Quand Zarathoustra prononçait ce discours, il se trouvait près de l’entrée de sa caverne ; avec les derniers mots, il s’est échappé de ses hôtes et s’est enfui pour un court moment à l’air libre. « O senteurs pures autour de moi, s’est-il exclamé, o silence bienheureux autour de moi ! Mais où sont mes animaux ? Venez, venez, mon aigle et mon serpent ! Dites-moi donc, mes animaux : ces hommes supérieurs, dans l’ensemble – ne sentent-ils peut-être pas bons ? O senteurs pures autour de moi ! Me voilà qui sais et sens seulement comment je vous aime, mes animaux. » – Et Zarathoustra a dit encore une fois : je vous aime, mes animaux ! Mais l’aigle et le serpent se pressaient contre lui, quand il prononçait ces mots et levaient le regard vers lui. Ils étaient ainsi réunis tous trois en silence et flairaient et dégustaient le bon air. Car ici, dehors, l’air était meilleur qu’auprès des hommes supérieurs. *** Il s’agit ci-dessus de la première partie du quatorzième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.
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Le pape sur Instagram !

vdfnum1Samedi 19 mars, le pape François ouvre un compte Instagram, sous le nom romanisé de « Franciscus ». « Le représentant de Dieu sur terre », comme on l’appelle, se profile toujours davantage en roi de la communication… digitale. Depuis trois ans, le souverain pontife ne cesse d’étendre sa présence sur les réseaux sociaux. Déjà actif sur Facebook et Twitter, pour s’entretenir avec ses fidèles à propos de tout et de rien, il ouvre demain également un compte sur le réseau de photos Instagram, acquis en 2012 par Facebook pour un milliard de dollars. Ce mardi, Mgr Dario Vigano, Préfet en charge de la communication papale, a en effet annoncé sur Radio Vatican l’arrivée du pape sur l’application mobile actuellement la plus branchée (400 millions d’utilisateurs dans le monde en 2015). Pourquoi ? Pour mieux faire entendre la bonne parole catholique auprès des jeunes générations. Le 26 février, le pape avait rencontré au Vatican le PDG co-fondateur d'Instagram Kevin Systrom en personne. « Nous avons parlé du pouvoir des images comme instrument pour unir les peuples, de toutes les cultures et de toutes les langues», avait alors affirmé François au terme de la rencontre avec le jeune entrepreneur et milliardaire américain. En 2014 déjà, le pape François avait appelé les catholiques à être des « citoyens du numérique » constructifs, en utilisant Internet, qualifié de « don de Dieu », pour manifester leur solidarité. Les bulles et autres encycliques papales ne sont plus à la page : le « digital » – mieux le « numérique » – a été donné par Dieu aux hommes comme instrument de communication et de pouvoir des valeurs et des images chrétiennes catholiques : la bonne parole idéaliste, la bonne morale et les bonnes valeurs chrétiennes doivent être dispersées de par le monde non seulement en textes, « posts » et tweets, mais dès demain aussi en photos et vidéos pontificales. L’universel chrétien entend profiter de l’universel informatique pour s’immiscer partout. Le pape est en voie de devenir le roi de la communication numérique, à l’instar des plus grandes vedettes. Pour le plus grand plaisir de Marc Zuckerberg, propriétaire de Facebook et d’Instagram. Mais pour la plus grande crainte de ceux qui reconnaissent là une nouvelle victoire de la roue aveugle de la technique, en voie d’écraser toujours davantage les nuances et possibilités de la vie, au nom de prétendues nuances et possibilités de la vie.
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L’homme ou la machine ?

googlegPENSÉE ATHLÉTIQUE | A Séoul se joue ce mardi la 5e et dernière rencontre de jeu de Go opposant le programme informatique AlphaGo de Google au grand dominateur mondial de ces dix dernières années Lee Sedol (KOR). Mais, au vu du score (3-1), l’homme a déjà perdu la bataille face à la machine. L’objectif était simple : déterminer, dans un tournoi en cinq manches, qui de l’intelligence humaine ou artificielle est la plus efficace au fameux jeu de stratégie combinatoire abstrait chinois. Et l’homme a perdu. Comme déjà le champion du monde de jeu d’échecs Garry Kasparov en 1997 contre l’ordinateur Deep Blue d’IBM. Le tournoi qui s'achève ce mardi montre les énormes progrès effectués depuis une dizaine d'années dans le domaine de l'intelligence artificielle, notamment grâce au deep learning : ensemble de méthodes d’apprentissages automatiques de modèles de données. DeepMind, la filiale de Google qui a développé le programme AlphaGo, fanfaronne avoir escaladé « l'Everest de l'intelligence artificielle ». « Je ne sais pas quoi dire », a déclaré, abattu, le joueur-star Lee Sedol. « Je m'excuse de ne pas avoir été à la hauteur des attentes. Je me suis senti comme impuissant », a ajouté le champion, qui reconnaît avoir « mal jugé » les compétences du programme. « C'est vrai que j'ai une expérience considérable, mais je n'ai jamais été soumis à une telle pression (...) et j'ai été incapable de la surmonter ». COMMENTAIRE : L’homme a de longue date perdu la bataille de la technique. Le cerveau biologique est déjà infiniment moins puissant qu’un système expert. Les techniciens jubilent : la capacité de calcul d’un ordinateur est aujourd’hui de 30 millions de milliards d’opérations par seconde. Demain, il sera d’un milliard de milliard d’opérations dans le même laps de temps. PERSPECTIVE : La victoire d’AlphaGo sur l’homme pose des questions : est-il malin d’apprendre le jeu de Go à l’intelligence artificielle ? Faut-il vraiment lui apprendre la stratégie, le faux-semblant, la manipulation, le mensonge, la triche ? Rien n’est moins sûr : lui apprendre à nous battre aux jeux de société revient à la pousser à nous battre demain à des jeux beaucoup moins innocents.  
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Apprenez à rire !

RireVingtième et dernière leçon du prêche de sagesse tragique que Zarathoustra distille à ses hôtes, les hommes supérieurs, dans sa caverne perchée dans les montagnes. | Devenez comme le vent, vous autres hommes supérieurs ! Devenez comme le vent, quand il jaillit de ses cavernes montagneuses : quand il veut danser à sa guise, au son de sa propre flûte. Vous avez surmonté votre bassesse, vous vous êtes élevé dans les hauteurs : l’heure est venue de devenir comme le vent, qui fait frémir et tressaillir les mers sur ses pas. Béni soit le bon esprit turbulent qui enthousiasme les imbéciles, qui donne des ailes aux ânes, qui est capable de traire les lionnes, d’extraire la substantifique moelle des êtres aux forces les plus indomptables ! Béni soit l’esprit irrépressible qui se jette aujourd’hui comme un ouragan sur toutes les choses et sur toute la populace ! Béni soit l’ennemi des têtes de chardons et des têtes fêlées, qui piquent tant et donnent si peu : il les souffle ! Béni l’ennemi des feuilles mortes et des mauvaises herbes qui étouffent et empêchent toute croissance ! Béni ce sauvage, ce bon, ce libre esprit d’ouragan, qui comme sur des prés, en toute joie et toute légèreté, danse sur les marais de lourdeurs et de tristesses ! Béni celui qui déteste les chiens malades, les salopards de la populace : toute cette engeance obscure, sans style ni dignité, tous ces gens manqués, malhonnêtes, irresponsables qui nous entourent et nous plombent les ailes ! Béni cet esprit de tous les esprits libres : bénie la tempête qui rit, qui en riant souffle de la poussière dans les yeux de tous les broyeurs de noir, de tous les assoiffés de lourdeurs, de tous les fossoyeurs de vie ! Je vais vous dire le pire, ce qu’il y a de pire, en vous, vous autres hommes supérieurs : c’est le fait que vous n’ayez, votre vie durant, pensé qu’à vous élever, toujours et encore, à la lumière, sans apprendre à jouer, à rire, à danser comme on doit jouer, rire et danser, à partir des profondeurs. Ce qui ne va pas, chez vous, c’est qu’aucun d’entre vous n’ait appris à s’élever au-dessus de son sérieux, au-dessus de son malheur, n’ait appris à jouer, à danser et à rire au-dessus de lui-même ! Mais qu’importe que vous ayez échoué, mes frères ! Tant de choses sont encore possibles ! Tout peut être appris : tout peut être surmonté ! Apprenez-donc le rire, mes frères ! Apprenez-donc à rire au-delà de votre sérieux, au-delà de vos souffrances, au-delà de vous-mêmes ! Elevez vos cœurs, vous autres bons danseurs ! Elevez-les haut ! Plus haut ! Et n’oubliez jamais plus le bon rire ! Cette couronne de rieur, cette couronne de rosaire : c’est à vous, mes frères, que je la lance ! J’ai sanctifié le rire. Apprenez-donc à rire, vous autres hommes supérieurs ! Apprenez à dépasser votre sérieux, vos peines, vos lourdeurs, vos détestations, vous autres hommes supérieurs ! Devenez léger comme le vent, mes frères ! Telle est la vingtième et dernière leçon de Zarathoustra. *** Traduction littérale Faites-moi comme le vent, quand il jaillit de ses cavernes montagneuses : il veut danser au son de sa propre flûte, les mers frémissent et tressaillent sur ses pas. Celui qui donne des ailes aux ânes, qui trait les lionnes, qu’il soit béni ce bon esprit turbulent, qui aujourd’hui arrive sur tout et toute populace comme un ouragan, – – qui est ennemi des têtes de chardons et des têtes fêlées et de toutes les feuilles mortes et de toutes les mauvaises herbes : béni soit ce sauvage, bon, libre esprit d’ouragan, qui comme sur des prés danse sur les marais et les tristesses ! Celui qui déteste les chiens malades de la populace et toute cette engeance obscure et manquée : béni soit-il, cet esprit de tous les esprits libres, la tempête qui rit, qui souffle de la poussière dans les yeux de tous les broyeurs de noir broyeurs de lourdeurs ! Vous autres hommes supérieurs, le pire, chez vous est : aucun de vous n’a appris à danser, comme on doit danser – danser au-delà de vous-mêmes ! Qu’importe que vous ayez échoué ! Tant est encore possible ! Apprenez-donc à rire au-delà de vous-mêmes ! Elevez vos cœurs, vous autres bons danseurs, haut ! Plus haut ! Et ne m’oubliez pas non plus le bon rire ! Cette couronne du rieur, cette couronne de rosaire : c’est à vous, mes frères, que je lance cette couronne ! J’ai sanctifié le rire ; vous autres hommes supérieurs, apprenez-moi – à rire. *** Il s’agit ci-dessus de la vingtième partie du treizième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.
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Justice immanente

cancerOn peut distinguer deux justices : l’une d’en haut, des idées claires de l’abstraite raison universelle ; l’autre d’en bas, d’un clair-obscur et mystérieux universel terrestre. La première est la justice courante, transcendante, telle qu’elle s’impose dans notre tradition. Elle est un principe philosophique qui découle de l’idée d’un monde idéal, qu’il s’agit de faire régner dans le sensible. D’ordre logico-rationnel, elle est faite de règles, de droits et de lois moraux abstraits, appliqués à la réalité concrète. Pour tout événement, c’est elle qui entre en jeu : c’est en sa vertu que sont jugées, sanctionnées ou récompensées les actions humaines. Centrés que nous sommes sur nos idées, nos droits, nos devoirs, nous avons tendance à oublier et négliger la seconde justice, pourtant pas moins englobante et importante que la première : la justice immanente. La justice de la vie, en sa mystérieuse et claire-obscure cohérence, en son producteur et destructeur va-et-vient permanent. Bien que volontiers oubliée, négligée et écartée, c’est finalement elle qui a le dernier mot : par-delà et en-deçà de la justice idéale, elle tranche entre croissance et déclin, succès et échec, vie et mort. Et voilà qu’une personne très bien dans son état, tout comme il faut, apparemment de toute justice et de toute justesse, s’en prend soudain plein la figure : est amenée à disparaître beaucoup plus vite que de raison.
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Contre l’égalité hommes-femmes

humour-antifeministeA l'occasion de la Journée internationale des droits de la femme – à ne pas confondre avec la journée de la femme, ou des femmes -, PHUSIS vous invite à relire les passages ci-dessous du « Crépuscule de la déesse ? » de Romain Gary. « C’est là un état de chose en vérité fort curieux : tandis que toutes les autres formes de création artistique – littérature, peinture, cinéma – fleurissent comme jamais auparavant, le plus grand médium créatif de toutes, la Femme, a été totalement exclu du champ de l’imagination et réduit à une sorte de sordide réalité. […] Sans doute les femmes en sont-elles partiellement responsables, quand elles se sont lancées dans le plus autodestructeur des combats, la lutte pour les mêmes droits et la même place que les hommes. Un des plus étranges aspects de l’histoire sociale moderne est que ce ne sont pas les hommes qui, par la forme, ont traîtreusement imposé l’égalité aux femmes. Ce sont les femmes elles-mêmes, à commencer par les suffragettes, qui ont combattu des années durant pour abandonner leur position de déesse et sombrer au niveau de leurs anciens esclaves. Aucun homme civilisé n’a jamais considéré une femme comme son égal […]. Oui, c’est largement la faute des femmes. Avec trente ans de légendes et de poésies derrière elles, les voici qui s’abaissent soudain à devenir nos égales. […] J’implore ici mes compères de voler à la rescousse de notre foi séculaire dans la supériorité des femmes. Maintenue à leur place, dis-je, elles ne savaient pas ce qui est bon pour elles. Elles tombent dans le plus affreux des pièges, le piège de la démocratie. Tout cela n’est que propagande. Disons-leur qu’elles sont encore ce qu’elles ont toujours été : des créatures poétiques, mi-réelles, mi-imaginaires, qui pourvoient aux désirs ardents de nos âmes, qui ne peuvent descendre sur terre que brièvement, faire la cuisine ou la lessive, assumer leur part du budget familial. On peut plaider que les femmes ne sauraient tenir cette position, et être tout à la fois nos déesses et nos soutiens de famille ; mais c’est l’un de ces morceaux typiques de logique masculine que l’autre sexe doit éviter car ce genre d’approche ne pourrait que les priver de leur supériorité […]. » Romain Gary, « Crépuscule de la déesse ? », in : L'affaire homme, Paris, Galilmard.  
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Apprendre à danser

chapelle-675x506Dix-neuvième leçon du prêche de sagesse tragique que Zarathoustra distille à ses hôtes, les hommes supérieurs, dans sa caverne perchée dans les montagnes. | Elevez vos cœurs, mes frères ! Elevez-les haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus les jambes ! Elevez aussi vos jambes, vous autres excellents danseurs ! Et mieux encore : sachez les lever si haut et si bien que, loin de tomber, vous soyez encore amenés à tenir debout et à danser sur la tête ! Dans le bonheur, comme partout, il existe des animaux pesants, des balourds, maladroits de naissance. C’est étonnant de voir comment, semblables à des éléphants, ils s’évertuent à danser et à se tenir debout sur la tête. Mais mieux vaut encore un bouffon de bonheur qu’un bouffon de malheur ; mieux vaut encore danser en balourds que de marcher en boiteux. Apprenez donc de moi cette sagesse : même la pire chose, même le plus mauvais élément, a un bon côté, et même plus : a deux bons côtés. Même le pire phénomène a de bonnes jambes pour danser : apprenez donc, vous, hommes supérieurs, à vous tenir droit sur vos jambes ! Apprenez donc à danser ! Désapprenez à broyer du noir ! Désapprenez la tristesse de la populace ! O comme les guignols de la populace, comme les pesants, les lourds, les maladroits m’apparaissent tristes, aujourd’hui ! Mais il en est ainsi : il n’y a rien à faire : l’heure est aujourd’hui celle de la populace. Apprenez donc, vous autres hommes supérieurs, à vous tenir droit sur vos jambes : apprenez donc à danser ! Telle est la dix-neuvième des vingt leçons de Zarathoustra. *** Traduction littérale Elevez vos cœurs, mes frères, haut !, plus haut ! Et ne m’oubliez pas non plus les jambes ! Elevez aussi vos jambes, vous autres bons danseurs, et mieux encore : vous vous tenez aussi debout sur la tête ! Il y a aussi des bêtes pesantes dans le bonheur, il y a des balourds de naissance. C’est étonnant de les voir se donner de la peine, semblable à un éléphant, qui s’évertue de se tenir debout sur la tête. Mais mieux vaut encore un bouffon de bonheur qu’un bouffon de malheur, mieux vaut danser en balourds que de marcher en boiteux. Apprenez donc de moi ma sagesse : même la pire chose a deux bons revers. – – même la pire chose a de bonnes jambes pour danser : apprenez-moi donc, vous autres hommes supérieurs, à vous tenir vous-mêmes droit sur vos jambes ! Désapprenez-moi donc à broyer du noir et toute la tristesse de la populace ! O comme les guignols de la populace me semblent aujourd’hui tristes ! Mais cet aujourd’hui est celui de la populace. *** Il s’agit ci-dessus de la dix-neuvième partie du treizième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.  
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