Zarathoustra vient de quitter sa caverne. Il a retrouvé ses deux animaux de compagnie, son aigle et son serpent. Il déguste avec eux le bon air pur. A l’intérieur, le vieil illusionniste s’est levé, a regardé d’un air rusé autour de lui, à droite, à gauche, et s’est mis à commenter la disparition de Zarathoustra : « Il est sorti ! »
« Zarathoustra est sorti, vous autres « hommes supérieurs » – si je me permets de vous chatouiller en vous appelant comme il le fait lui-même, en vous flanquant de ce nom élogieux et flatteur d’ »hommes supérieurs ». Zarathoustra est sorti – et voilà déjà que mon grave esprit de porteur, d’illusionniste s’empare de moi, me voilà déjà de nouveau la proie de mon diable mélancolique.
Mon diable mélancolique, qui est jusqu’en son fond l’adversaire de Zarathoustra : pardonnez-lui d’être comme ça ! Le voilà qui se manifeste : il veut se présenter devant vous, il veut vous faire des tours de magie. Zarathoustra sorti, c’est son heure, maintenant. A quoi bon lutter contre ce mauvais esprit : dès que je me laisse aller, il n’y a rien à faire, il s’empare de moi.
A vous tous, vous autres hommes supérieurs, qu’importe les noms honorifiques que vous vous donniez : que vous vous appeliez les « esprits libres », ou les « véridiques », ou « les pénitents de l’esprit », ou « les déchaînés », ou « les hommes du grand désir », ou je ne sais comment encore.
A vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût de l’homme tel qu’il est devenu ; à vous tous pour qui le vieux dieu est mort, pour qui notre vision du monde et nos manières de faire bimillénaires se sont avérées fausses, de dangereuses erreurs ; pour qui aucun nouveau dieu n’est encore apparu, pas même un tout petit, emmailloté dans un berceau ; quoi que vous disiez, à vous tous, mon esprit mauvais, mon esprit de diable-illusionniste est cher. Il fait partie intégrante des êtres que nous sommes tous.
Je vous connais, vous autres hommes supérieurs, et je le connais aussi lui, ce divin monstre qu’est Zarathoustra. Je l’aime malgré moi : il me semble lui-même souvent être une belle larve de saint : comme un défenseur non encore éclot d’un nouveau dieu – d’un dieu à venir, non pas de la vie idéale, bien sûr, mais de la vie ici et maintenant.
Zarathoustra, pareil à un nouvel et étonnant genre de travesti, multifacettes ; joueur clair-obscur dans lequel se complait malgré moi mon esprit mauvais, mon esprit méchant, mon diable mélancolique. C’est le monde à l’envers : souvent, il me semble que j’aime justement Zarathoustra à cause de mon esprit mauvais, de mon esprit méchant.
Mais voilà qu’il s’empare déjà de moi, qu’il me force, cet esprit de mélancolie, ce diable du crépuscule de soir. Et, en vérité, vous autres hommes supérieurs, regardez en vous, autour de vous : ça lui fait envie ! Ça vous fait envie ! Regardez comme ça nous prend !
Ouvrez donc les yeux ! Ça lui fait envie, de venir nu, vers moi, vers nous : en homme, en femme, je ne le sais pas encore, en travesti. Mais il vient, il me force, malheur ! Prenez garde ! Ouvrez vos sens !
Le jour décline, le soir arrive pour toutes les choses, les pires, mais aussi les meilleures. Ecoutez, maintenant, et voyez, vous autres hommes supérieurs : voyez quel diable, quel travesti, mi-homme, mi-femme, est cet esprit de la mélancolie du soir ! »
Voilà comment a parlé le vieil illusionniste. Et il a de nouveau regardé d’un air avisé autour de lui, à gauche, à droite, et a soudain saisi sa harpe pour se mettre à jouer…
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Traduction littérale
Mais à peine Zarathoustra a quitté sa caverne, le vieux magicien s’est relevé, a regardé d’un air rusé autour de lui et a dit : « Il est sorti !
Et déjà, vous autres hommes supérieurs – que je vous chatouille comme lui-même avec ce nom élogieux et flatteur –, déjà mon grave esprit de porteur et de magicien s’empare de moi, mon diable mélancolique,
– qui est du plus profond un adversaire de ce Zarathoustra : pardonnez-le-lui ! Le voilà qui veut devant vous faire des tours de magie, c’est là justement son heure ; je lutte en vain avec ce mauvais esprit.
A vous tous, quels que soient les honneurs que vous vous rendez en paroles, que vous vous appeliez les « esprits libres », ou les « véridiques », ou « les pénitents de l’esprit », ou « les déchaînés », ou « les hommes du grand désir »,
– à vous tous, qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le vieux dieu est mort et pour qui aucun nouveau dieu n’est emmailloté dans un berceau, – à vous tous mon mauvais esprit et diable-magicien est cher.
Je vous connais, vous autres hommes supérieurs, je le connais, – je connais aussi ce monstre que j’aime malgré moi, ce Zarathoustra : lui-même me semble souvent comme une belle larve de saint.
– pareil à un nouvel étonnant travesti dans lequel se complait mon méchant esprit, le diable mélancolique : – j’aime Zarathoustra, me semble-t-il souvent, à cause de mon esprit méchant. –
Mais déjà il s’empare de moi et me force, cet esprit de la mélancolie, ce diable du crépuscule de soir : et, en vérité, vous autres hommes supérieurs, ça lui fait envie –
– ouvrez donc les yeux ! – ça lui fait envie, de venir nu, en homme, ou en femme, je ne le sais pas encore : mais il vient, il me force, malheur ! Ouvrez vos sens !
Le jour décline, le soir vient pour toutes les choses, aussi pour les meilleures choses ; écoutez maintenant et voyez, vous autres hommes supérieurs, quel diable, en homme, ou en femme, est cet esprit de la mélancolie du soir ! »
Voilà comment a parlé le vieux magicien, il a regardé d’un air avisé autour de lui et a ensuite saisi sa harpe.
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Il s’agit ci-dessus de la deuxième partie du quatorzième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.
Le vieil illusionniste existe-t-il vraiment? Zarathoustra, lui, se moque bien du discours du vieil illusionniste, non?
Je me demande: dans quelle mesure Zarathoustra est-il plus vrai, plus réel, plus beau, plus fort que tous les personnages qu’il rencontre sur son chemin?