Vingtième et dernière leçon du prêche de sagesse tragique que Zarathoustra distille à ses hôtes, les hommes supérieurs, dans sa caverne perchée dans les montagnes.
Devenez comme le vent, vous autres hommes supérieurs ! Devenez comme le vent, quand il jaillit de ses cavernes montagneuses : quand il veut danser à sa guise, au son de sa propre flûte. Vous avez surmonté votre bassesse, vous vous êtes élevé dans les hauteurs : l’heure est venue de devenir comme le vent, qui fait frémir et tressaillir les mers sur ses pas.
Béni soit le bon esprit turbulent qui enthousiasme les imbéciles, qui donne des ailes aux ânes, qui est capable de traire les lionnes, d’extraire la substantifique moelle des êtres aux forces les plus indomptables ! Béni soit l’esprit irrépressible qui se jette aujourd’hui comme un ouragan sur toutes les choses et sur toute la populace !
Béni soit l’ennemi des têtes de chardons et des têtes fêlées, qui piquent tant et donnent si peu : il les souffle ! Béni l’ennemi des feuilles mortes et des mauvaises herbes qui étouffent et empêchent toute croissance ! Béni ce sauvage, ce bon, ce libre esprit d’ouragan, qui comme sur des prés, en toute joie et toute légèreté, danse sur les marais de lourdeurs et de tristesses !
Béni celui qui déteste les chiens malades, les salopards de la populace : toute cette engeance obscure, sans style ni dignité, tous ces gens manqués, malhonnêtes, irresponsables qui nous entourent et nous plombent les ailes ! Béni cet esprit de tous les esprits libres : bénie la tempête qui rit, qui en riant souffle de la poussière dans les yeux de tous les broyeurs de noir, de tous les assoiffés de lourdeurs, de tous les fossoyeurs de vie !
Je vais vous dire le pire, ce qu’il y a de pire, en vous, vous autres hommes supérieurs : c’est le fait que vous n’ayez, votre vie durant, pensé qu’à vous élever, toujours et encore, à la lumière, sans apprendre à jouer, à rire, à danser comme on doit jouer, rire et danser, à partir des profondeurs. Ce qui ne va pas, chez vous, c’est qu’aucun d’entre vous n’ait appris à s’élever au-dessus de son sérieux, au-dessus de son malheur, n’ait appris à jouer, à danser et à rire au-dessus de lui-même !
Mais qu’importe que vous ayez échoué, mes frères ! Tant de choses sont encore possibles ! Tout peut être appris : tout peut être surmonté ! Apprenez-donc le rire, mes frères ! Apprenez-donc à rire au-delà de votre sérieux, au-delà de vos souffrances, au-delà de vous-mêmes ! Elevez vos cœurs, vous autres bons danseurs ! Elevez-les haut ! Plus haut ! Et n’oubliez jamais plus le bon rire !
Cette couronne de rieur, cette couronne de rosaire : c’est à vous, mes frères, que je la lance ! J’ai sanctifié le rire. Apprenez-donc à rire, vous autres hommes supérieurs ! Apprenez à dépasser votre sérieux, vos peines, vos lourdeurs, vos détestations, vous autres hommes supérieurs ! Devenez léger comme le vent, mes frères !
Telle est la vingtième et dernière leçon de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Faites-moi comme le vent, quand il jaillit de ses cavernes montagneuses : il veut danser au son de sa propre flûte, les mers frémissent et tressaillent sur ses pas.
Celui qui donne des ailes aux ânes, qui trait les lionnes, qu’il soit béni ce bon esprit turbulent, qui aujourd’hui arrive sur tout et toute populace comme un ouragan, –
– qui est ennemi des têtes de chardons et des têtes fêlées et de toutes les feuilles mortes et de toutes les mauvaises herbes : béni soit ce sauvage, bon, libre esprit d’ouragan, qui comme sur des prés danse sur les marais et les tristesses !
Celui qui déteste les chiens malades de la populace et toute cette engeance obscure et manquée : béni soit-il, cet esprit de tous les esprits libres, la tempête qui rit, qui souffle de la poussière dans les yeux de tous les broyeurs de noir broyeurs de lourdeurs !
Vous autres hommes supérieurs, le pire, chez vous est : aucun de vous n’a appris à danser, comme on doit danser – danser au-delà de vous-mêmes ! Qu’importe que vous ayez échoué !
Tant est encore possible ! Apprenez-donc à rire au-delà de vous-mêmes ! Elevez vos cœurs, vous autres bons danseurs, haut ! Plus haut ! Et ne m’oubliez pas non plus le bon rire !
Cette couronne du rieur, cette couronne de rosaire : c’est à vous, mes frères, que je lance cette couronne ! J’ai sanctifié le rire ; vous autres hommes supérieurs, apprenez-moi – à rire.
***
Il s’agit ci-dessus de la vingtième partie du treizième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.