SOMBRE NOUVELLE | L’écrivain-essayiste italien Pietro Citati, un des plus grands hommes de lettres de notre temps, est mort. Citati-Hermès s’est éteint au petit matin du 28 juillet, à l’âge de 92 ans, dans sa maison de vacances à Roccamare. Pendant plus d’un demi-siècle, il a écrit les livres les plus délicieux sur les auteurs les plus édifiants de notre tradition. Ses lumières, d’inspiration abyssale, sont aujourd’hui plus chatoyantes et vitales que jamais.
Depuis tout petit, on nous pousse à mettre les choses à distance, à objectiver, simplifier, catégoriser ce qui nous arrive. D’un côté il y a ceci, de l’autre il y a cela : d’une part il y a le vrai, le beau, le bien, les gentils ; de l’autre le faux, le laid, le mauvais, les méchants. Les grands hommes, eux, nous apprennent à faire exactement le contraire : nous enseignent à ne jamais fixer, déterminer, classer ce qui nous arrive, mais à nous y plonger, nous y fondre pour mieux le sentir, l’accompagner, le partager ; vivre les phénomènes en leur incroyable énergie, leur mystérieuse complexité, qui est au fond la nôtre.
Etonnante inspiration abyssale
L’écrivain-essayiste et critique littéraire italien Pietro Citati (1930-2022) est un de ces grands hommes, un des plus grands. Pendant plus d’un demi-siècle il a, par l’intermédiaire de ses articles, de ses livres généreux sur les auteurs les plus géniaux de notre tradition, appris à affirmer et aimer la vie comme elle est ; comme elle va et vient. Chacune de ses lignes démêle ce qui, de prime abord, apparaît compliqué, montre comment tout est entrelacé, ramifié, tissé, à la fois par les mains de Dieu (quel qu’il soit), du destin (innommable) et… de l’artiste-artisan scrupuleux et patient qui sommeille en chacun de nous. Au final, tous ses ouvrages rappellent une chose essentielle : qu’en littérature comme dans tout, la beauté, le génie ne tombent pas du ciel, mais émergent d’une discipline et d’un labeur auxquels on s’astreint tous les jours – et toutes les nuits.
A force, le travail, la rigueur, la patience ouvrent sur une étonnante inspiration, abyssale : celle qui porte tous les grands, celle qui porte Citati dans tous ses livres, d’apparence si légers, si aisés, fruits pourtant d’un labeur monstre, inimaginable : mille et une lectures, relectures, encore et encore, de toutes les œuvres, toutes les biographies, les correspondances, les anecdotes, les histoires, trouvées ici et là, dans l’immense bibliothèque personnelle de son grand appartement dans le Parioli, à Rome, dans toutes les plus belles bibliothèques de la ville et dans toutes ses sensations, ses viscères et intuitions personnelles. En philologue, en érudit, en savant, d’abord, en mystique, en fou, en saint, ensuite. Tous les jours, tous les matins, toutes les nuits, il s’est plongé, sa vie durant, dans les œuvres des plus grands auteurs de la littérature occidentale – et dans les plus grands auteurs eux-mêmes. Il a lu, ruminé et vécu tout ce qu’il a pu, au plus près d’eux, les a suivis, les a accompagnés au plus intime de ce qui leur arrive – et ne leur arrive pas. Et à chaque fois, mystérieusement, prodigieusement, leur musique – la partition de leur vie, leur part de l’univers – se met à résonner, à scintiller, à parler. Le monde se libère, se déplie, se déploie.
Pietro Citati devient Hermès aux pieds ailés
Pietro Citati n’est alors plus cet intellectuel italien, né en 1930 à Florence, scolarisé à Turin, qui s’est pendant la guerre mis à lire et travailler en autodidacte Shakespeare, Byron, Platon, Homère, Dumas et de nombreux autres ; qui a été diplômé à l’Ecole normale supérieure de Pise ; qui est devenu l’ami de Calvino, de Pasolini, de Fellini, et de tant d’autres hommes exquis ; qui s’est mis à gagner sa vie en écrivant des articles pour divers journaux. Pietro Citati n’est alors plus cet homme-là, ancré dans ce réel d’alors, rempli de possibilités, mais devient Hermès aux pieds ailés : le dieu des brigands, du vol, du secret, du mystère, de la ruse ; le messager de Zeus capable de traverser l’abîme qui sépare les vivants et les morts ; la divinité des frontières et des passages ; le dieu qui brise les tabous ; le patron des bergers, des voleurs, des fossoyeurs, des hérauts. Citati-Hermès, reconnu et médiatisé en Italie, puis dans le monde entier, qui, plongé dans les géants, accompagne, raconte, dévoile, partage les puissances surabondantes qui se pressent, se choquent, s’harmonisent et jouent en chacun d’entre nous. Porté par une capacité d’adhésion, de métamorphose, d’identification et de création prodigieuse.
Comme l’Oracle de Delphes
Le voilà qui couche tout ça – qui est si profond, si vrai, si cruel, si superficiel, si faux, si délicieux –, de sa plume si légère, sur le papier. Apparemment sans peine, sans souffrance. « Les peines, les souffrances, le travail, je… les cache », nous a-t-il soufflé un jour, malicieux, dans son salon, un verre de Porto à la main. Les souffrances, les problèmes, son esprit bigarré, scintillant, plein de charme et de séduction, de de dureté aussi, les surmonte puis… les cache. Trop humains pour être montrés. Trop peu divins. Le voilà qui sourit : « Comme l’Oracle de Delphes, je ne dis, ni ne cache, mais fais signe ».
C’est ainsi que son immense travail, son infinie dévotion lui ont permis d’accoucher d’un Tolstoï unique en son genre, d’un Katherine Mansfield, d’un Kafka, d’un Alexandre le Grand, d’un Goethe, d’un Proust à nuls autres pareils. C’est ainsi qu’il est parvenu à dévoiler comme personne les grands mythes de l’histoire du monde, Dumas, Dostoïevski, des dizaines et des dizaines d’auteurs, d’artistes ; à plonger dans Virginia Woolf, Homère, Zelda et Francis Scott Fitzgerald, dans le Mal absolu qui ronge le roman du dix-neuvième siècle, dans Leopardi, qui a donné lieu à son dernier grand ouvrage, et finalement dans Don Quichotte, qui représente sa dernière récréation « avant la mort ». Don Quichotte, la figure la plus irrationnelle, la plus tragique de notre monde idéaliste ; le personnage le plus triste et le plus gai, en qui tout est à la fois absolument faux et… absolument vrai.
Autant de livres lumineux, qui permettent de saisir comme nulle part ailleurs les auteurs, de s’y plonger comme jamais – et pour toujours. Citati-Hermès possède cet art vital de faire surgir du plus profond de soi, au plus intime de l’âme, de notre âme, l’autre : l’artiste, le fou, le voyant, l’inspiré que nous sommes tous au fond de nous-mêmes.
Tout ce qui est écrit signifie
Loin des complications du monde, des faux-semblants érudits, toute grande œuvre littéraire « constitue un cosmos », écrit-il dans L’art du portrait : « un système atomique extrêmement minutieux, ou un immense système solaire dans lequel toutes les pages, les images, les personnages, le style, l’architecture, la ponctuation, les espaces blancs, les intentions déclarées et secrètes, les allusions et les lapsus sont unis selon une loi d’airain. Dans un tel livre, tout ce qui est écrit signifie. Ni le hasard ni l’arbitraire, ces divinités qui rendent notre existence si absurde et si capricieuse, n’osent se glisser dans la structure impénétrable d’un grand livre. » Pareil pour les grands hommes.
Il y une cohérence, une vérité sous les illusions et les artifices qu’on nous impose. Tous les grands livres, tous les grands hommes en témoignent. Ils nous aident à vivre, à supporter, à aimer jusqu’aux pires orages. Par enthousiasme, par amour, de la vie, de Dieu. Amour tragique, mystérieusement réciproque. « Qu’a donc été l’expérience de ces religieuses et de ces pénitents ? », demande Citati au début de ses Portraits de femmes à propos de l’amour de Dieu pour les mystiques italiennes. Réponse : « Du début à la fin, de la douleur au sang, aux ténèbres, à la clarté, il a joué avec lui-même et ses mille formes : il s’est reflété, transformé, incarné, puis s’est retiré en lui-même, pour reprendre son jeu à l’infini. Tout a été apparition divine, terrible et enchanteresse : jeux de lumières, jeux d’ombres, dans lesquels la créature est dépassée, exaltée comme si elle était Dieu, puis annihilée comme si elle ne possédait même pas de nom. » Amour des forces de vie.
Dans la Pensée chatoyante, Citati relève, mine de rien, que pour Hermès, tout était jeu : « Il ne prenait rien au sérieux, ni les dieux, ni les hommes, ni lui-même – et pas même ses inventions […]. Il était frivole et léger ; et de ce fait tout lui réussissait, comme si une fortune éternelle le protégeait. Les dieux olympiens jouaient volontiers : ils n’étaient pas comme les hommes qui obéissent aveuglément à leurs passions ; mais les adorateurs d’Hermès ont toujours pensé que son jeu avait quelque chose de souverainement ironique et inquiétant, qu’on ne rencontrait dans aucune autre figure divine. Hermès riait toujours, même dans les situations les plus difficiles ; et ce rire d’enfant-vieillard ajoutait de l’élégance à ses gestes. » Jeu sérieux, espiègle, frivole, léger, plein d’ironie, envers et contre tout, jusque dans la mort.
Mille grazie per tutto caro Pietro Citati.
Liens vers nos articles précédents sur Citati
« L’art du portrait »
« Le journal de Nijinsky »
« La mélancolie »
« Jouer avec les enfants »
Repos du guerrier
« Le travail du critique »
Magnifique hommage rendu à Citati.
Merci pour nous de mettre en lumière l’œuvre de Pietro Citati.
Peut-on lire une de ses études avant l’œuvre littéraire concernée ?